Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE CAFÉ FRONTIN
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Les événements politiques ont divisé les républicains, non en deux partis, mais en deux fractions qui peuvent se définir ainsi :

Fraction n° 1, composée de M. Gambetta et de ses amis, qui ont su ne point se mêler activement à la Commune et se créer des positions lucratives, grâce à leur prudence et à l'habileté qu'ils ont déployée.

Fraction n° 2, la plus nombreuse, formée des imbéciles et des bandits auxquels les premiers ont répété sans cesse qu'ils étaient la tête et le cœur de la France, et qui ont passé plusieurs années en exil, à la Nouvelle-Calédonie, au bagne, en prison comme Mottu, ou simplement en disgrâce comme M. Bonvalet. Inutile de dire que les citoyens Mottu et Bonvallet espèrent bien revenir un jour sur l'eau, car le premier est convaincu que, si la vraie république eût existé, il n'aurait pas été condamné comme banqueroutier : le second est non moins persuadé qu'une vraie république ne se serait pas occupée de ses petits manèges municipaux et que ses amis politiques ne l'auraient pas forcé de donner sa démission de membre du conseil municipal sous un régime véritablement radical.

Pour les causes que nous venons de citer, les individus compris dans la deuxième fraction n'ont pu toujours se réunir librement ; quant à leurs amis qu'ils ont élevés sur le pavois, ils s'assemblaient où ils voulaient, vivaient bien, faisant de l'opposition pour maintenir leur popularité dans les nouvelles couches et demandant de temps en temps l'amnistie. Leur façon de songer aux malheureux dont ils avaient causé la perte nous rappelle cette histoire dont M. Charles Hugo a été le héros.

C'était vers la fin du siège de Paris, quand la population grelottante allait chercher, les pieds dans la neige, exposée à la pluie, la maigre part de nourriture destinée à l'empêcher de mourir de faim. En face de ce spectacle lamentable, les plus durs se sentaient saisis de pitié.

M. Charles Hugo, fils du grand poète, rédigeait le Rappel en compagnie de MM. Blum, Vacquerie, Paul Meurice et quelques autres. Comme aujourd'hui, le Rappel était lu par les démocrates qui portaient pieusement leur obole dans la caisse Hugo et compagnie.

Dans les premiers jours de janvier 1871, M. Charles Hugo donna, dans les bureaux du journal, un dîner où il invita ses collaborateurs. On mangea bien, on but encore mieux, et, comme le Rappel paraissait le matin, M. Charles Hugo, étendu sur une chaise, dit en se tapant sur le ventre : « A présent que nous sommes satisfaits, allons écrire sur les misères du peuple ! »

Cette mauvaise plaisanterie fit sourire les rédacteurs et M. Meurice hocha la tête d'un air approbatif.

Les républicains arrivés sont aussi dévoués au peuple que l'est la tribu Hugo. Ils s'en servent comme d'un instrument, mais ils se moquent de sa bêtise. Au café Frontin règne le scepticisme le plus absolu, sauf des exceptions fort rares ; parmi ces exceptions nous placerons M. Ranc.

Après la Commune, lorsque l'ordre fut rétabli, que tout danger eut disparu, M. Gambetta ayant quitté l'Espagne pour rentrer à Paris, le café de Madrid ne parut plus un établissement digne de recevoir les farceurs du 4 septembre qui, à Tours et à Bordeaux, avaient si bien vécu aux dépens de la France. Tous les radicaux ayant été ministres, sous-ministres, généraux, ne pouvaient plus se risquer au café de Madrid où ils auraient pu rencontrer de simples colonels en rupture de galons ou de modestes préfets à qui on avait fait des loisirs en se privant de leurs services.

L'état-major général républicain s'assembla donc au boulevard Poissonnière, à la brasserie Frontin. C'est là, autant que dans les réunions où l'on est convoqué par lettres, qu'on discute les grands intérêts du pays, un radical en a plein la bouche lorsqu'il prononce ces trois mots. M. Gambetta, que la Gatette de France appelle si spirituellement directeur du Moniteur de Longjumeau, faisait toujours des plans de campagne, malgré son peu de connaissances géographiques. Il se souvient pourtant encore d'avoir confondu Épinay, village près de Saint-Denis, avec Épinay-sur-Orge, et annoncé à la France la jonction des armées de Paris et de la Loire à Longjumeau. Les bouffonneries stratégiques de M. Gambetta ont fait pouffer l'Europe ; en finance et en politique, il est à peu près de la même force qu'en géographie. Du reste il est assez rare que celui qui n'a été toute sa vie qu'un avocat médiocre devienne du jour au lendemain un Louvois ou un Colbert. C'est au café Frontin qu'a été discutée l'élection de M. Barodet dont la nomination, comme le disaient MM. Frédéric Morin et Naquet dans les réunions publiques, devait consolider le gouvernement de M. Thiers.

On a vu comment se sont réalisées ces prophéties, on peut juger par là du flair politique des radicaux. M. Spuller est une des colonnes du radicalisme : figure bouffie, barbe jaune, cheveux jaunes, style ampoulé, prétentions énormes, tel est en résumé le portrait du disciple de l'ex-dictateur qui profita de son influence pour faire nommer son frère préfet de la Haute-Marne. M. Spuller fait le désespoir des rédacteurs de la République française, ses entrefilets sont au moins de deux colonnes et ses petits articles occupent toute une page. M. Isambert a plus de talent que son collègue, aussi écrit-il moins. M. Naquet, député de Vaucluse, fréquente le café Frontin. Cet apôtre convaincu du divorce ne lâche pas son idée. Sa tenacité lui a attiré des partisans.

Après la chute de M. Thiers, deux électeurs radicaux se disputaient, et après un échange de phrases à l'usage des habitués des Folies-Belleville, ils en vinrent à se jeter bêtement à la face les défaut physiques de leurs candidats. L'un disait que l'ex-dictateur était borgne, l'autre parla des ondulations du thorax de M. Naquet.

« C'est pas vrai, il n'est pas bossu, dit le défenseur du député de Vaucluse.

– Pas bossu ! oh ! malheur ! L'autre jour il a avalé un fil de fer et rendu un tire-bouchon ! »

Le maquettiste, interloqué, ne sut que répondre à cette phrase foudroyante et se réfugia chez le marchand de vin.

M. Carjat a suivi au café Frontin les ex-habitués du café de Madrid. Son objectif, son collodion, tout chez lui est radical. Son instrument ne fonctionnerait pas s'il était braqué sur un visage réactionnaire.

M. Ordinaire, député de la rue Grillée, ne dédaignait point de s'asseoir sur les banquettes d'un établissement public. Il se montrait aimable et en bon petit comité n'affichait point les idées farouches qu'il développait à la Chambre. Il avait même ses petites faiblesses, et lorsqu'il se porta candidat à la députation, un trait de génie germa dans son cerveau. Les murs de la cité lyonnaise furent couverts de ses affiches et les journaux démagogues portèrent jusqu'aux coins les plus reculés de la Guillotière, la cité sainte du radicalisme de Lyon, le nom du défenseur des droits du peuple. Mais !a gloire d'être imprimé ne lui suffit pas, il voulu mettre le comble à la joie de la population en répandant à profusion son portrait.

Un photographe parisien fut chargé de l'opération. M. Ordinaire croyait que les épreuves se tiraient par centaines en quelques heures, il fut assez désagréablement surpris quand il sut que plusieurs semaines étaient nécessaires pour obtenir un assez grand nombre de portraits. Cette opération était manquée, le candidat radical fut quand même élu. En 1872, il lui restait sans doute encore un certain nombre de photographies, car tous les petits boutiquiers de l'exposition de Lyon en ornèrent leurs étalages et les offrirent aux promeneurs moyennant un prix modique. Ce fut une mauvaise opération, les images restèrent pour compte à M. Ordinaire. Un autre incident de l'existence du député de la rue Grôlée. Il se battit en duel avec M. Cavalier, rédacteur de la Patrie ; le garde des sceaux, qui était alors M. Dufaure, refusa au procureur de la République l'autorisation de le poursuivre et son adversaire seul fut jugé, condamné, et finalement dut payer l'amende. C'est la façon des républicains de prouver leur impartialité.

M. Barodet, député de Belleville et ex-maire de Lyon, va au café Frontin. Ce brave homme, qui s'était fait donner des appointements comme magistrat municipal, ne pouvait pas sérieusement rentrer dans la vie privée, ce qui l'eût forcé de travailler. On l'a envoyé à la Chambre où il a au moins son pain assuré pour quelque temps. Sa famille est tranquille, ses amis sont contents et lui est satisfait.

Quelquefois, pour se distraire de la politique, les habitués du café Frontin jouaient aux cartes, mais ils ne perdaient pour cela rien de ce qu'ils nomment leur dignité. Quand ils parlaient, ils écoutaient le son de leur voix ; lorsqu'ils paraissaient réfléchir, ils fronçaient le sourcil, et si un inconnu, fût-il radical, essayait de causer à l'un d'eux, on lui répondait avec une froideur calculée. Ces aspirants au pouvoir suprême singeaient les grandes manières, il faut avouer qu'ils n'ont pas réussi.

Le café Frontin a été un moment abandonné par son public républicain, qui se transporta dans un établissement voisin, au café du Pont-de-Fer.

 


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