Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE VEAU QUI TETTE
(D'après Chroniques et légendes des rues de Paris. Édouard Fournier, 1864)

Ce qui semble singulier, mais ne rentre que mieux dans la loi des contrastes rappelée tout à l'heure, c'est que plus d'un cabaret célèbre se trouvait aussi de ce côté, tout près de la prison, dont l'ombre seule aurait dû faire fuir la joie. Rousseau, ce traiteur si vanté à la fin du règne de Louis XIV, dans les pièces de Lesage et de Dancourt, dressait ses tables fameuses non loin de là (V. notre Histoire des hôtelleries et cabarets, t. II, p. 333-334). C'était le Véfour du temps. Or, où se trouvait son Palais Royale où voyait-on resplendir son enseigne : A la Galère d'argent ? dans la rue d'Avignon, ruelle infecte, qu'on a balayée, avec

Place du Châtelet. Au fond le restaurant du Veau qui Tette
toutes les autres ordures de ces quartiers.

Un autre cabaret d'honneur, comme on disait sous Louis XIII, la Table Roland, se trouvait aussi par ici, à l'Apport-Paris, à deux pas de la Vallée de Misère (V. l'Histoire du Pont-Neuf, t. Ier, p. 54, pour cette vallée devenue le quai de la Mégisserie), dont le nom longtemps mérité, contrastait si singulièrement avec les copieuses ripailles de la Table Roland et des autres tavernes du voisinages (les fameux cabarets, les illustres traiteurs, comme on disait déjà vers 1687, étaient si bien tous de ce côté que le bureau de la côrporation, au XVme siècle, avait été placé tout près, au quai Pelletier), ce qui faisait dire en 1608 par l'auteur de l'Ode à tous les cabarets de Paris :

Que n'ai-je cent mille ducats
Afin d'en faire bonne chère
De tous les morceaux délicats
Qui sont dans ce lieu de Misère

(la table Roland est citée aussi dans le Guidon bachique. V. la Caribarye des Artisans, nouv, édit., 1862, in-12, p. 163).

Jusqu'en 1758, les gourmets du bel air, les becs friands des métiers y firent de belles ripailles, et le maître du cabaret de bonnes affaires ; mais la vogue cessa tout à coup, la taverne perdit sa chalandise. Maison, clientèle, ustensiles, meubles et jusqu'à la table qui avait fait la fortune de la maison, car on prétendait que Roland y avait bu avec les quatre fils Aymon (V. les Visions admirables du pèlerin du Parnasse, etc., 1635, in-12, et sur ce livre un curieux article de Nodier dans le Bulletin du Bibliophile, août 1835, p. 10) : tout fut vendu en bloc pour 20, 100 francs ! (cette vente se fit en février 1758, V. les Annonces-affiches de Paris pour ce mois-là, p. 130.161 ; c'est pitié, quand on pense à ce que se vendent aujourd'hui les restaurants, et les cafés, même lorsqu'ils n'ont plus la vogue).

La dernière maison de traiteur qui ait survécu de ce côté est celle du Veau qui Tette. Elle datait de loin. Tout le XVIIIe siècle l'avait vue florissante, et nous l'avons connue encore célèbre. Sa renommée lui venait du mets délicat importé chez nous par les pieux gourmets d'Italie, au temps des Médicis, et dont le nom embarrasse tant les érudits, lorsqu'au lieu de son appellation française, le Veau qui Tette, les auteurs tels que Scarron (Le Virgile travesti, édit. V. Fournel, p. 21 ; et une excellente note, p. 433), le désignent par son appellation italienne : Vitelle mongano, le veau Mongalle, qui, sans en avoir l'air, a le même sens (Mongano est une altération du verbe italien mulgo, qui veut dire téter, (V. les Origine della Zingua italiana de Ménage à ce mot le Menagiana, 1729, in-12, t. III, p. 129, et les Lettres du président de Brosses, 1836, in-8°, t. I, p. 376). La place qu'occupait

Vue de la fontaine de la place du Châtelet et de la tour de St Jacques,
de l'ancienne boucherie devenue le restaurant du Veau qui Tette
cette célèbre taverne et d'où les dernières démolitions l'ont fait déguerpir, n'était pas celle où son renom s'était d'abord fondé.

Le cabaret du Veau qui tette avait longtemps été installé en deux petites maisons adossées à la prison même, et dont le toit servit souvent de halte propice aux prisonniers qui s'évadaient. Plusieurs années après la démolition du Châtelet, elles étaient encore debout ; enfin il fallut les jeter bas, pour agrandir et régulariser la place. C'est alors que le Veau qui tette, à qui une plus lointaine émigration eût été fatale, vint où nous l'avons connu, à deux pas de son ancienne place. Alors déjà il commençait à mentir à sa renommée, il dédaignait, l'ingrat ! le fricot fameux auquel il devait sa fortune, le veau n'avait plus ses préférences, le mouton l'avait remplacé.

« Il est vrai, s'il faut en croire Prud'homme (Miroir historique, politique et critique de l'ancien et du nouveau Paris, 1807, in-12, t. VI, p., 231), qu'on l'y accommodait à miracle, et que si l'on voulait faire, comme il dit, des parties fines de pieds de mouton à la Sainte-Mene-hould, à l'anglaise, à l'égyptienne, c'était chez le traiteur, du Veau qui tette qu'il fallait aller. Il accommode, dit-il, les pieds de mouton de tant de manières, qu'il pourrait faire un repas de dix services, composé exclusivement de pieds de mouton » (V. aussi l'Almanach des Gourmands de 1801).

Les ventes par autorité de justice, qui s'étaient faites longtemps sur le pont Saint-Michel, avaient alors lieu sur la place nouvelle du Châtelet, et les huissiers, fripiers, brocanteurs, étaient la clientèle naturelle du Veau qui tette. On y voyait affluer, en des salles ou des cabinets spéciaux, tous ces gens de la haute friperie qui avaient fait la fortune de la Table Roland depuis le temps de Louis XIII (V. dans les Variétés histor. et litt. de la bibliothèque elzévirienne, t. VI, p. 40, la pièce intitulée : la Propriété des bottes en tous temps, dont la date est 1616), jusqu'à l'époque déjà indiquée, où elle avait cessé d'exister.

Il y venait surtout des vauriens de la Grafignade. On appelait ainsi les brocanteurs de tableaux, qui, après avoir fait longtemps leurs ventes sur le pont Notre-Dame (Mémoires de l'Académie de peinture, t. II, p. 365), et tenu leurs réunions, dites de la Curiosité, dans un cabaret borgne de la rue de la Vannerie, appelé du Franc Pineau – pour faire croire sans doute qu'on n'y buvait que de ce vin pineau, vanté par Rabelais – avaient émigré, après la sentence du 23 novembre 1742 qui défendait leurs assemblées (Fréminville, Dictionnaire de la police, p. 12), dans les autres cabarets du voisinage, et notamment au Veau qui tette.

Ils s'y mêlaient aux huissiers priseurs, qui, dans ce temps-là, n'étaient pas une classe beaucoup plus scrupuleuse, mais qui, gagnant ainsi d'autant plus d'argent, n'en faisaient que de meilleures ripailles. « De crainte, dit encore Prud'homme (Miroir historique de Paris, t. VI, p. 231) que les frais de justice n'absorbent toute la valeur des objets vendus, ils ont attention de porter sur le mémoire de frais, dans un style grec, la dépense du déjeuner qui se fait au Veau qui tette, avec des pieds de mouton et le meilleur vin blanc. » Il ajoute ensuite, propos de la fontaine qu'on parlait alors de construire sur la place : « Il faut espérer que les huissiers mettront de l'eau dans leur vin. » Or, il y à cinquante-deux ans que la fontaine coule, et je ne crois pas qu'une goutte de son eau soit entrée dans leurs verres.

 


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