Cafes, hotels, restaurants de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des cafés, hôtels et restaurants de Paris : comment ils ont évolué, par qui ils ont été fréquentés. Pour mieux connaître le passé des cafés, hôtels et restaurants dont un grand nombre existe encore.
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LE CAFÉ TABOUREY
(D'après Les cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)

Avant d'entrer dans des détails sur cet établissement, d'une gravité toute exceptionnelle, disons quelques mots d'un des habitués qui fréquentait aussi le Voltaire. C'était un ami de Jules Vallès, nommé Thérion. Il dévorait – c'est le mot, les journaux et les revues. Dans les Rois en exil, M. Alphonse Daudet l'a dépeint sous le nom d' Elysée Méraut. Un jour, Thérion ne parut point au café ; son absence fut remarquée ; on ne savait ce qu'était devenu ce fantaisiste. Il était allé en Autriche faire l'éducation d'un prince aux appointements de trente mille francs par an. Son chef, Vallès, ne demandait que vingt mille francs de revenu et il ne les eut pas longtemps. Thérion est mort, et son frère, pharmacien à Langres, a adressé à M. Daudet la lettre suivante :

« Mon cher monsieur,

Vous deviez bien l'aimer, ce cher Élysée, pour lui donner la place d'honneur dans vos Rois en exil. Tous ceux qui l'ont connu ne l'oublieront jamais.

Grand de cœur et d'esprit, il ne s'adressait qu'aux grandes intelligences, aux grands sentiments. Sympathique avant tout, le drapeau lui importait peu quand son adversaire était honnête et franc. Il méprisait l'intrigue, et la répulsion des serments était la sauvegarde de son indépendance.

Si j'avais connu vos desseins, mon cher monsieur, j'aurais pu vous confier bien des notes sur Élysée : souvenirs d'Autriche, souvenirs d'école, souvenirs de bohème, souvenirs de misère.

Partout on remarque une ténacité incroyable de volonté et une confiance inébranlable dans l'avenir. Je ne vous parlerai pas de ses idées politiques. Je comprenais sa haine pour le régime déchu ; je m'explique moins son culte pour un prétendant qu'il aimait comme un Dieu.

Mais respectons ses croyances, et vivons de nouveau avec l'Élysée du café Voltaire et de la rue Vavin. Grâce à vous, Élysée Méraut vivra aussi longtemps que les Rois en exil, c'est-à-dire toujours. Votre livre sera désormais, pour moi et les miens, un livre d'ami, un livre de famille. »

Nous avons dit que le café Tabourcy avait l'aspect d'un établissement d'une gravité exceptionnelle. En effet, lorsqu'on pénètre dans la salle de rez-de-chaussée, on se sent comme transporté dans un monde à part. Les clients sont silencieux, mangent et boivent avec componction, sans bruit, marchent sur la pointe des pieds et parlent tout bas aux garçons. Le service est fait comme par des ombres en vestes noires et en tabliers blancs, portant plats et vases aux différentes tables, et déposant ces objets devant des consommateurs taciturnes, bien plus occupés à lire, du moins en apparence, qu'à s'occuper des mets ou des boissons qu'on leur apporte. Nous croyons pourtant que cette indifférence est plus apparente que réelle.

Malgré le voisinage de l'Odéon, dont on aperçoit les galeries à travers les glaces, le café Tabourey n'est jamais envahi par les étudiants trop loquaces. L'été, quelques jeunes rêveurs aux longs cheveux s'installent du côté de la rue de Vaugirard, et regardent d'un œil attendri le jardin du Luxembourg tout rempli de fleurs, d'arbres verts, dans le feuillage desquels chantent les oiseaux. Puis il y a les promeneurs, les vieux vont lentement, les enfants courent, crient et tombent en riant ; les mères grondent leur progéniture ; les militaires suivent de près les bonnes qui affectent de ne pas s'apercevoir des manœuvres habiles de Dumanet ou de Pitou ; les étudiants causent et gesticulent ; les étudiantes essayent, mais en vain, d'avoir des manières distinguées.

Ce public mêlé va entendre la musique militaire, s'asseoir à l'ombre des grands arbres. La partie du sexe faible dont le dîner n'est point assuré, lorgne les jeunes et les vieux, et un nef arrive toujours à point pour offrir un repas plus ou moins plantureux à ces péripatéticiennes dont une promenade trop prolongée a surexcité l'appétit.

L'hiver, le spectacle change. Les arbres n'ont plus de feuilles, les fleurs ont disparu. Tantôt le givre recouvre les branches, un rayon de soleil traversant cette végétation cristallisée lui donne un éclat incomparable. Tantôt une pluie froide tombe, les promeneurs ont disparu, les oiseaux secouent leurs plumes et cherchent une pâture problématique.

Une autre fois c'est la neige qui forme un énorme tapis d'une éblouissante blancheur. Ce jour-là, plus de flâneurs ; les grilles sont fermées et le poète dissimulé derrière les glaces du café Tabourey ne voit que de rares passants montant la rue de Vaugirard ou se dirigeant du côté de la rue de Tournon.

Les arcades de l'Odéon servent dans les jours d'hiver de retraite ou plutôt d'abri aux jeunes gens. L'étalage du libraire Marpon attire l'œil : on regarde les livres aux couvertures variées ; les uns achètent, les autres entr'ouvrent les volumes et essayent de lire. Mais ces digressions nous éloignent du café Tabourey et de ses clients.

L'illustre auteur d'Une vieille Maîtresse et de tant d'autres œuvres magistrales, M. Barbey d'Aurévilly, a été longtemps un des habitués du café. Son entrée faisait lever le nez à tout le monde. La moustache fièrement retroussée, enveloppé dans son manteau, coiffé d'un chapeau à larges ailes, le célèbre critique du Constitutionnel prenait sa place sans s'occuper de ce qu'on pensait de sa redingote le serrant à la taille, de sa cravate brodée de dentelles, de son jabot, de ses gants, de ses manchettes. Il s'habillait comme il lui plaisait ; c'est un courage qui manque à beaucoup. On déteste la mode, mais on la subit. M. d'Aurévilly a toujours dédaigné ces sottes concessions au caprice de quelques farceurs qui, d'un jour à l'autre, changent la forme d'un chapeau ou d'un pantalon. M. Nicolardot accompagnait souvent l'auteur de l' Ensorcelée au café Tabourey.

Il y avait aussi Raymond Brucker, un causeur endiablé ; Henri Lasserre, l'historien de Lourdes ; Emile Montégut, rédacteur de la Revue des Deux-Mondes ; Paul Perret, romancier, secrétaire de la rédaction de cette revue ; le philosophe Wallon, que Mûrger a peint dans la Vie de Bohême, sous le nom de Colline.

Du reste, le grand nombre de journaux mis à la disposition des clients, attire le public au café Tabourey. M. Coquille, rédacteur en chef du Monde, est un de ses plus fidèles habitués ; M. Auguste Lenthéric, de la Gazette de France ; M. Charles Grimont, secrétaire de la rédaction de la Défense, puis de la Patrie et beaucoup d'autres journalistes habitant la rive gauche se concentrent dans ce pacifique établissement où le consommateur qui ne lit point est regardé comme un phénomène. Jusqu'à sa fermeture, il a été interdit de fumer au café Foy, la café Tabourey a fait une concession à la nicotine, on peut y aspirer l'odeur d'un cigare tout en savourant lentement un moka, une fine champagne ou un apéritif quelconque.

 


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