Personnages pittoresques Paris
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JEAN JOURNET
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Je n'aurais pas tenté d'esquiver la vie de l'Apôtre si je n'avais eu à y joindre, comme document, un portrait bien authentique.

M. Champfleury, dans ses Excentriques', a fait une étude sérieuse sur Jean Journet et je n'ai, après lui, que bien peu de choses nouvelles à apprendre au lecteur. Je me contente de résumer le travail de cet écrivain, en y ajoutant ce que j'ai recueilli de la bouche de ceux qui l'ont connu. M. Lorédan Larchey, un amoureux des curiosités, a récemment publié dans le Monde illustré une étude sur cet excentrique, je lui emprunte quelques traits qui achèveront son portrait.

L'Apôtre est vraiment un homme de la rue, et plus justement encore on pourrait l'appeler l'homme de la grande route, car sa vie fut un sublime vagabondage ; il parcourait les champs et les villes, jetant à pleines mains ce qu'il appelait la semence divine ; il m'appartient donc, et en consignant ici le résultat des travaux de M. Champfleury, joint aux nouveaux documents que j'apporte, je rends hommage à la sincérité de son étude et à l'authenticité de ses documents.

Journet est né à Carcassonne, en 1799 ; il fit tant bien que mal ses études au lycée de cette ville et entra à Paris le jour où il avait vingt ans. Il vivait avec la jeunesse turbulente, qui supportait impatiemment le retour des Bourbons ; il s'affilia aux carbonari et fut admis dans la vente de Washington. Les carbonari furent traqués et incarcérés ; Journet s'échappa, passa en Espagne, où il prit part à la guerre de l'Indépendance, et retrouva dans la légion française Armand Carrel et Joubert, qui, comme lui, fuyaient la justice du roi.

Fait prisonnier à l'affaire de Hiez et Hiado, il fut ramené en France et enfermé au Castillet, la prison d'État de Perpignan ; après deux années de souffrances, il parut devant le tribunal, qui, prenant en considération sa longue prévention, le rendit à la liberté.

Journet, qui, en quelques années, venait d'échapper plusieurs fois à la mort, rentra dans sa famille et s'établit pharmacien à Limoux ; il se maria et partagea sa vie entre l'étude et les soins de sa profession ; c'était une nature droite, ardente, désireuse d'apprendre et de connaître ; il s'exaltait aux mots de justice et équité ; il supportait assez difficilement la vie de province ; l'absence absolue d'échange d'idées le forçait à se livrer à une constante étude. Un jour, les œuvres de Fourier lui tombèrent sous la main : ce fut une révélation ; il questionnait tous ceux qu'il rencontrait au sujet des doctrines nouvelles ; abandonnant souvent Limoux, sa résidence, pour Carcassonne, il développait dans les divers centres de réunion les théories qu'il venait d'étudier.

Obsédé, n'y tenant plus, il abandonne sa famille et vient à Paris ; il interroge le premier venu et va frapper à la porte de Fourier. Le maître, triste et chagrin, le reçoit dans un taudis mal éclairé, à peine meublé, sans feu, et, dans une longue conversation avec son nouvel adepte, lui fait entrevoir tout un monde de déceptions.

Ce dut être un curieux spectacle que cette première entrevue.

Il me semble voir le chef de l'école fouriériste, sa belle tête pâle, ses cheveux blancs, son geste noble et large ; j'entends sa parole prophétique : il raconte à ce jeune homme, impatient de le supporter, les épreuves qui sont le lot des novateurs. Jean Journet l'écoute haletant et voudrait, disciple enthousiaste, apporter son tribut de douleurs et de persécutions aux doctrines nouvelles.

Joumet revient au milieu des siens et se livre plus que jamais à l'étude des œuvres de Fourier ; le rêve qu'il poursuit désormais, c'est la réalisation du phalanstère ; il regarde toujours l'horizon ; il attend le moment solennel.

Fourier meurt, triste et isolé ; son école est fondée, mais la réalisation se fait attendre. Journet revient à Paris ; excessif et violent, il fait irruption chez Considérant et ne cesse de demander ce qu'on fait pour la réalisation que le monde attend.

La Démocratie pacifique fondée, un organe assuré à l'école fouriériste, les adhérents poursuivent leur but trop lentement, au gré de Journet ; il se déclare apôtre et va prêcher la vérité ; il écrira les préceptes de la nouvelle loi, il les imprimera et inondera Paris de brochures.

A partir de ce moment, dans les cercles, dans les cafés, sur les places publiques, dans les bals, dans les théâtres, partout où va la foule, on rencontre Journet qui pérore, une brochure à la main. Ses poches sont bourrées d'exemplaires ; il voulait les vendre, il les donne et se ruine : Prenez – dit-il – c'est le pain de vie !
Le 8 mars 1841, pendant un entr'acte de la représentation de Robert le Diable, à l'Opéra, il se rend au foyer et distribue ses brochures ; puis il s'installe dans les couloirs et force tous les spectateurs à prendre ses exemplaires. On l'arrête ; il est amené devant le commissaire, et la réponse qu'il fait au magistrat est telle que celui-ci croit avoir affaire à un fou ou à un mystificateur. On en réfère au préfet de police, il se fait présenter les brochures saisies, les lit et déclare en son âme et conscience que l'Apôtre est fou ; on le fait monter dans une voiture cellulaire, côte à côte avec une aliénée ; ils descendent au parvis Notre-Dame. Les médecins étaient réunis ; ils rendent un verdict de folie, et la folle est dirigée vers la Salpetrière, tandis que Journet est conduit à Bicêtre.

Si plus tard Jean Journet devint fou, ce que croient quelques-uns, il n'était encore qu'exalté par les doctrines fouriéristes ; ce dut être un horrible supplice que cet internement au milieu de fous, d'idiots et d'épileptiques. Il s'armait de résignation et se recueillait pour demander le plus raisonnablement possible à conférer avec les médecins et le directeur ; tous ses efforts se brisent devant la même réponse : « Tous nos fous demandent la même chose. » C'était à perdre la raison.

Il n'y a, je crois, rien d'exagéré dans le récit que jean Journet a fait des souffrances qu'il a endurées, dans sa brochure intitulée : Cris et Soupirs.

« L'admission est une cour plantée d'arbres, précédée d'une forte muraille et terminée par une grille solide, élevée. A droite et à gauche sont des loges destinées chacune à une seule personne. Quatre pavillons, dont deux sont occupés par les malades, symétrisent cette habitation. Chacun des deux pavillons contient six lits, trois au rez-de-chaussée, trois au premier et unique étage, communiquant par un escalier rapide et étroit.
En entrant dans la cour, je la trouvai peuplée de presque tous ses habitants, livrés à ces habitudes qui pénètrent d'une si profonde mélancolie les personnes qui ne font que visiter, même un instant, ces infortunés devant former dès lors mon unique société. Le lit n°1 me fut assigné. Le n°2 était dans la cour ; le n°3 gisait lié dans son lit, s'étant la veille grièvement blessé à la tête et aux genoux dans un accès de frénésie. Je sortis, je m'aventurai avec précaution dans un coin, et, immobile, je m'exposai aux douces influences du soleil ; il faisait un temps magnifique. Peu d'instants après, plusieurs visiteurs, précédés et suivis des infirmiers, accompagnés des agents de surveillance, vinrent visiter l'établissement. J'avais tracé quelques mots à la hâte, espérant donner de mes nouvelles à mes amis. Je m'avançai mystérieusement vers l'un des visiteurs pour le charger de ma commission : mais, malgré mes signes, il s'éloigna épouvanté. Il était inutile et imprudent d'insister ; je fus attendre avec résignation le moment que je redoutais le plus, le coucher. Il arriva. Les infirmiers me rassurèrent un peu en me disant que, la nuit, il était rare qu'il y eût autre chose que du bruit ; en effet, les gémissements, les rugissements, les convulsions me tinrent en émoi pendant de longues heures. »

Il y avait peu de temps que je m'étais assoupi, lorsque la cloche et les tiraillements du garde de nuit m'arrachèrent à mon engourdissement ; le médecin devait paraître, il m'avait promis de lire entièrement mes œuvres : j'avais préparé mille argumentations qui, développées avec chaleur et dignité, devaient nécessairement, selon moi, triompher de ses préventions.

Nouvel interrogatoire. Journet veut discuter ; il froisse le médecin, qui déclare que la préoccupation de la régénération sociale a complètement tourné la tête du pensionnaire, et qu'il faut le soumettre à un régime énergique. On lui administre force lavements à l'assa fcetida ! Lors de la seconde visite, Journet, prostré, abattu, dans un état d'extrême faiblesse, ne put répondre aux questions du docteur, qui renonça à tout traitement.

Journet était bien connu des phalanstériens ; dans l'une des réunions auxquelles assistaient quelques hommes influents du moment, on raconta la disparition de celui qu'on appelait déjà l'Apôtre ; on s'émut de sa translation à Bicêtre, et M. Montgolfier obtint de le faire élargir.

Il recommence ses pèlerinages et ses prédications ; il veut convertir la société tout entière, et, prétendant qu'il faut commencer par les sommets, il va frapper à la porte des princes, des grands financiers, des ministres, des poètes.

Voici la lettre qu'il adresse à madame George Sand, qui, initiée déjà aux doctrines, refuse de le recevoir :

JEAN A GEORGE SAND.

Vingt fois je me suis présenté chez vous pour toucher votre cœur, éclairer votre esprit. Tout ce qu'on pouvait dire, je l'ai dit ; tout ce qu'on pouvait faire, je l'ai fait. Si, dans cette horrible époque, il me restait encore un sourire à utiliser, je l'emploierais volontiers à l'encontre des procédés dont je suis l'objet. Le poète méconnaît l'apôtre, le philosophe méprise le poète, l'écrivain me consigne à la porte, le député philanthrope ne s'occupe pas de questions sociales... Amen !

Celle à Victor Hugo n'est pas moins curieuse :

JEAN A VICTOR HUGO.

Vous cherchez la gloire et le bonheur ; suivez-nous. Quinze jours d'études fortes et consciencieuses, et vous verrez.

Mais, de grâce, n'oublie pas l'apôtre, lorsque saintement sibyllique, tu fulmineras le cantique des cantiques. Je vous aime.

Le poète se reproche d'avoir fermé sa porte à Jean Journet ; il l'accueille à la place Royale, et, au milieu de tout ce que la littérature et les arts comptent d'hommes éminents, l'Apôtre fulmine contre la poésie et les arts, qui méconnaissent les saintes doctrines.

La lettre à Lamennais a été aussi conservée.

Celle à M. de Lamartine doit être une réponse à un refus du poète de recevoir l'Apôtre, sur les doctrines duquel le poète de la place Royale avait dû donner des renseignements à son ami :

JEAN A M. DE LAMARTINE.

Poète, tu as des yeux pour ne point entendre. Le cri des enfants, les gémissements des vieillards te trouvent sourd. Les pleurs de la femme, le désespoir de l'homme te trouvent aveugle. Poète, à bas l'hypocrisie ! assez de semblant de religiosité ! La farce est jouée ; étoile nébuleuse, il faut s'éclipser ! le soleil des intelligences inonde l'horizon. Le jugement dernier va précéder la résurrection sociale. Tout s'émeut, tout s'agite, tout s'apprête : avenir, avenir !

Dieu vous éclaire !

Lors de l'attentat de Barbès, Journet, qui voyait dans l'attentat du célèbre exilé une tentative de régénération sociale, lui écrivit la lettre suivante :

JEAN A BARBES.

Que n'ai-je, ami, pu connaître vos desseins ! Un effort surnaturel m'aurait peu coûté pour arracher votre âme aux sublimes hallucinations dont elle était oppressée. Vous vouliez trancher par l'épée un noeud que nos efforts infinis s'appliquent à délier par le concours inespéré des rois et des peuples. Je voudrais être assez riche pour vous envoyer les œuvres de Fourier. Là, vous apprendriez que la richesse, l'ordre et la liberté ne peuvent naître pour tous que du concours harmonieux de tous.

Repoussé par tous, traqué par la police, désespérant d'arracher à la matière ceux que le public regarde comme les grands maîtres de la pensée, Journet prend la résolution de parcourir la France à pied, s'arrêter dans chaque ville et prêcher la doctrine. C'est l'odyssée d'un juif errant ; on entasserait anecdotes sur anecdotes, si on voulait raconter les mille péripéties de cette croisade.

Ici c'est la table d'un café qu'il prend pour chaire apostolique, là c'est un cercle de province, plus loin c'est dans un marché qu'il pérore, devant des paysans ébahis, entre des montagnes de choux et de légumes variés. Il devient la terreur des gendarmes et des gardes-champêtres ; il étonne les sous-préfets, qui se signalent l'Apôtre. Il va jusqu'à entrer dans les églises à l'heure des offices et commence à développer la Théorie des quatre mouvements.

Un jour, à Toulouse, les étudiants, qui ont colporté la nouvelle de l'arrivée d'un Apôtre, lui demandent une séance publique et se livrent aux plaisanteries les plus bruyantes. Ils veulent porter Jean Journet en triomphe ; on l'enlève, on fait le tour du Jardin-Marengo. Au Capitole ! crie l'un d'eux ; au Capitole ! répètent tous les autres ; et voilà l'Apôtre sur la pavois, qui, comme Scipion l'Africain, monte au Capitole remercier les dieux. Tout cela finit mal ; un petit brin de politique se mêle à cette démonstration, et l'Apôtre est dans les fers.

Le préfet de Toulouse avait un moment partagé les errements de Fourier ; il fit élargir Jean Journet, incorrigible dans sa conviction.

De Toulouse, Jean passe à Montpellier et va frapper à la porte de l'évêque un jour de grande assemblée ; les prélats étaient réunis, on annonce l'Apôtre, et celui-ci, l'œil hagard, exalté, entre dans la salle du chapitre en déclamant :

Réveillez-vous ! lévites sacrilèges, Ivres d'encens, dans la pourpre endormis ; Le Saint-Esprit a dévoilé vos piéges, Il va saper des sépulcres blanchis.

Comment peindre la surprise des abbés mitrés qui se voient apostrophés par cet énergumène ! « Prêtres marchands, s'écrie-t-il, vêtus d'un manteau de pourpre, qu'est devenu le culte entre vos mains ? qu'est devenu le dogme sous le scalpel de vos interprétations ? Un squelette sans vie, une momie recouverte de bandelettes de soie. »

Croira-t-on que l'évêque, qui voulait donner l'exemple de la résignation et de l'oubli des injures, voulut bien écouter l'exposition des doctrines de Jean Journet et distribuer à tous ses abbés présents des exemplaires de : Cris et Soupirs, Cri suprême, Cri d'indignation, Cri de délivrance, brochures de l'Apôtre, qu'il paya séance tenante ?

Jean continua à rouler de pays en pays ; apôtre de la doctrine nouvelle, la besace au dos, le bâton à la main, la tête nue, il couche dans les granges, il voit se lever le soleil, et le soir, à l'heure où la nuit descend, il regarde à l'horizon où s'étend, morne et sombre, la silhouette d'une ville ou d'un village ; et jamais, jusqu'à sa dernière heure, il ne s'arrêtera dans son pénible apostolat.

Et la femme de Jean Journet, et ses enfants, que devenaient-ils pendant ces longues pérégrinations ?

La femme gagnait péniblement sa vie ; elle ouvrait un petit atelier de fleuriste, et ses filles l'aidaient dans sa pénible tâche. Jean Journet, encore rebuté, vient les rejoindre après avoir parcouru la Belgique. Il repart pour Paris, parvient jusqu'au ministre de l'intérieur, et lui expose sa doctrine pendant que se morfondent dans l'antichambre préfets et conseillers d'État. Le ministre, qui s'aperçoit qu'il a affaire à un halluciné, lui demande s'il en a pour longtemps. « – Très Longtemps, répond-il. – Mais les préfets m'attendent et ils représentent tout un département. û Et moi, monsieur le ministre, reprend l'Apôtre, je représente l'humanité tout entière. »

Un jour, à la salle Pleyel (il recherchait les endroits les plus fréquentés pour y faire ses esclandres), il interrompt chanteurs et musiciens et prend la parole au nom de la régénération sociale ; le moment allait venir où les civilisés seraient humiliés, ce fut la garde qui vint, et Journet, cet ange de la naïveté, réclama la protection des dames.

C'est ici que se place, dans la vie de Jean Joumet, une anecdote qui prouve combien sa parole était parfois entraînante et sympathique ; elle prouve aussi combien Alexandre Dumas, ce grand cœur et cette grande intelligence, se laissait facilement aller à ce premier mouvement qui est toujours le meilleur, quoi qu'en dise la hideuse morale d'un diplomate.

Un jour, Jean Joumet errait sur la route de Saint-Germain, sa besace au dos, son bâton à la main, entrant dans les cabarets, et faisant, quand il le pouvait, sa petite propagande. Un escadron de carabiniers suivait la route poudreuse ; Journet, accablé de chaleur, s'était assis au pied d'un arbre et regardait défiler les cavaliers. Quelle moisson pour un apôtre ! quelle conquête pour les saines doctrines ! Il suit l'escadron, entre dans la caserne, et se met à prêcher sur la première borne venue. Un jeune maréchal des logis prononce le nom d'Alexandre Dumas et lui montre les tourelles de Monte-Cristo. L'Apôtre reprend son bâton, arpente le coteau sur lequel s'élève le manoir du grand romancier.

J'ai eu le bonheur de vivre longtemps à l'étranger avec cet homme exceptionnel qu'on oublie trop aujourd'hui, cet ami véritable dont le cœur et la bourse s'ouvrent pour toutes les infortunes, ce grand artiste qui, s'il n'était pas le plus prodigieux vulgarisateur d'idées serait déjà le plus grand cœur de ce temps-ci, et je devine l'entrevue qu'il eut avec Jean Journet.

Une heure après, l'Apôtre regagnait la route de Paris avec cet autographe :

À MONSIEUR JULES DULONG, AGENT GÉNÉRAL DES AUTEURS DRAMATIQUES.

Je veux faire une bonne action, il faut que vous m'aidiez.
Je vous adresse Jean Joumet, l'apôtre de Fourier.
Je crois à certaines parties de sa doctrine, mais je crois surtout à la probité, au dévouement et à la foi de celui que je vous adresse.
Je désire lui constituer sur mes droits, et je crois la chose possible, une petite rente de cent francs par mois, - jusqu'à ce que la Société puisse faire quelque chose pour lui.
Il touchera directement chez vous, et vous me compterez les reçus comme argent.
Ceci restera entièrement entre nous deux.
À vous de cœur.

ALEXANDRE DUMAS.

C'était une fortune pour Journet, et il vécut quelque temps sans souci du lendemain. Il se rendait chaque jour rue du Roule, dans un café modeste, dont le patron réunissait chaque soir à sa table quelques hommes de lettres et quelques artistes dont quelques-uns sont devenus célèbres. Courbet était du nombre, c'est là qu'il connut Jean Journet, c'est là qu'il fit l'esquisse d'un très bon tableau qu'il peignit à cette époque, tableau représentant l'Apôtre le sac au dos, le bâton à la main, errant sur les grandes routes. On apprenait les nouvelles, on se disputait au nom de l'esthétique et des beaux-arts ; puis venait la grande question de la régénération sociale, et Journet prenait la parole.

Il expliquait d'abord avec calme et lucidité un point obscur de la doctrine de Fourier ; un saint-simonien, un babouviste, ou quelque membre d'une secte divergente opposait sa doctrine à la sienne, l'Apôtre se levait, l'œil injecté de sang, la bouche béante, les cheveux et la barbe en désordre, il gesticulait à outrance, et, passant de l'explication de ses doctrines au paroxysme de l'hallucination, vociférait les mots les plus bizarres et émettait les idées les plus invraisemblables.

Quand tous les artistes le voyaient gravir les cimes de Patmos, ils écoutaient silencieusement et le prophète se calmait.

Nous ne saurions raconter ici les mille anecdotes bizarres, les singulières aventures dont Jean fut le héros.

En 1848, il entre un soir au Théâtre Français, se place au milieu de la seconde galerie, et de là, au moment où, sur la scène, la situation était très tendue, laisse tomber dans les loges, sur l'orchestre, sur le parterre, une quantité innombrable de petites brochures. Non-seulement ses poches en étaient bourrées, mais il avait encore un sac qui en était rempli et qu'il avait su dérober à la surveillance des contrôleurs. Grande rumeur au parterre ; toutes les têtes se tournent, on se lève, on crie, on s'insulte, on est aveuglé ; le déluge continue, et Journet, debout, comme à la tribune, continue à inonder la salle sans s'émouvoir.

Nouvelle arrestation de Jean journet, nouvel emprisonnement ; mais on sait que l'Apôtre est inoffensif ; on le sermonne et on lui rend la liberté. Il rejoint sa famille, ouvre chez lui un cours de fouriérisme, et crée la classe des sous-apôtres.

Il eut des prosélytes ; mais il fallait prendre la besace et le bâton et prêcher à tous les carrefours. Les néophytes renoncèrent vite au sous-apostolat.

On ne saurait passer sous silence, dans une biographie de Jean Journet, la polémique qu'il soutint contre le successeur de Fourier, Victor Considérant, qui avait fondé la Démocratie pacifique.

Journet, sans différer essentiellement d'opinion, n'était pas d'accord avec les écrivains du parti sur les moyens pratiques à mettre en œuvre pour arriver au phalanstère. Considérant croyait qu'on devait faire l'éducation des masses en développant, dans l'organe qu'il avait fondé, les différentes phases de la doctrine fouriériste, il voulait ouvrir des conférences et y appeler le peuple, établir des écoles pour l'enseignement des principes humanitaires et arriver ainsi graduellement, sans secousse, à la réalisation pratique. Les souscriptions volontaires, les impôts, les bénéfices réalisés, les épargnes de toute nature amassés en une tontine, devaient un jour donner les moyens d'acheter d'immenses terrains, d'y construire une ville modèle et d'y réaliser enfin le rêve de Fourier. Considérant, homme très pratique dans son utopie allait plus loin encore, il répétait souvent : « Lors même que notre génération ne devrait pas voir se lever l'aurore lumineuse, nous ne devrions pas précipiter les événements et exposer le sort de la société tout entière par une impatiente et stérile curiosité. »

Du reste, avec cette foi persévérante qui fait de lui un homme vraiment remarquable, le directeur de la Démocratie pacifique a poursuivi son idée et a créé un phalanstère au Texas.

Jean Joumet, lui, avait la foi impatiente et voulait la réalisation immédiate ; aussi courait-il le monde à la recherche de cet être providentiel qui devait consacrer cinq ou six pauvres millions aux premières expériences.

J'ai dit, en parlant des disciples du Mapah, qu'il y a dans le monde des prosélytes pour toutes les utopies ; il se trouva un Anglais, John Young, qui fit plus que du prosélytisme, il donna sa fortune, qui était considérable, pour bâtir un phalanstère. On acheta mille hectares de terrain dans la Côte D'Or, et Jean Czinski, Journet et madame Gatti de Gamond, qui avaient beaucoup fait pour les nouvelles idées, furent attachés à l'entreprise.

Le phalanstère se peuplait, et déjà se réalisait le travail attrayant, lorsqu'on s'aperçut que le généreux Anglais confondait ensemble toutes les doctrines, celles de Fourier, de Saint-Simon, d'Owen, de Babeuf et autres ; le désordre se mit dans le phalanstère, Young se plaignit d'avoir été trompé, et comme il avait affaire à des hommes convaincus et d'une extrême délicatesse, ils aimèrent mieux renoncer à la réalisation et abandonnèrent la direction à l'insulaire, qui n'en fut pas moins ruiné.

Journet recommença sa lutte contre Considérant, et ses brochures fulminaient l'anathème contre le renégat. J'emprunte encore à M. Champfleury la litanie des épithètes qu'il accole au nom de l'ancien élève de l'Ecole polytechnique devenu la tête du parti fouriériste :

Instigateur de maux,
Fléau de l'espèce humaine,
Roi du machiavélisme,
Épouvantable égoïste,
Prodige d'impénitence,
Égoïste encroûté,
Augure cacochyme,
Civilisé éhonté,
Vampire cosmopolite,
Patron de l'impiété,
Omniarque de rebut,
Avorton de la science,
Gouffre de l'humanité,
Pontife du sabbat,
Fascinateur endurci,
Souteneur de Proserpine,
Déprédateur social,
Perfide endormeur,
Magnétiseur subversif,
Serpent fascinateur,
Impossibiliste pacifique,
Mercantiliseur matériel,
Pygmée de perversité,
Sybarite gorgé,
Fétiche mendiant,
Omniarque omnivore !

La révolution de 1848 éclata. On sait le peu de part qu'eurent les phalanstériens dans ces luttes politiques. S'ils arrivèrent à la députation, c'est qu'il fallait que chaque forme d'utopie fut représentée. Journet tenta souvent de faire entendre sa voix ; mais les clubistes criaient plus fort que lui, et, du reste, il était déjà trop connu, son apostolat même n'avait plus rien de nouveau ni d'original.

Les événements se succédaient rapidement. Pierre Leroux, avec sa Triade et son Circulus ; Cabet avec son Icarie ; Proudhon avec ses doctrines économistes, étouffaient la voix de Jean Journet. Le 2 décembre vint couper court à toutes ces idées, les unes, généreuses comme des utopies ; les autres purement spéculatives et sans danger, quelques-unes enfin subversives par leur caractère spécieux et plein de séductions.

Jean Journet se retira dans le Midi, et mourut à Toulouse, le r novembre 1861, à l'âge de soixante-deux ans. Ses œuvres consistent en brochures, devenues assez rares, et qui ont pour titres : Cris et soupirs, Résurrection, la Bonne Nouvelle, Jérémie, Cri suprême, Cri d'indignation.

Dieu me garde de tout sourire impie en face de Jean Journet et de tous ces Illuminés ! Je sens au fond de mon cœur une profonde commisération pour l'apôtre fervent qui s'en va de ville en ville, portant la parole du maître et jetant la semence aux quatre points cardinaux. Jean Journet est un croyant ; mettez cette foi profonde au service de la liberté, et vous avez les chevaliers errants du droit et de l'idée : au service du christianisme, et vous avez les Pierre l'Ermite.

L'amour de l'humanité fut sa folie, folie trois fois sainte. Le bonheur de tous fut le rêve perpétuel dans lequel se complut son esprit, qui finit par s'abîmer dans les ténèbres. Généreuse utopie, qui fait une victime de chaque prosélyte.

On ne saurait adorer une telle erreur, mais elle est respectable, et la foi sincère à une idée, si utopique qu'elle soit, porte avec elle je ne sais quel sacré caractère qui comprime le rire et arrête le sarcasme.


 

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