Personnages pittoresques Paris
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LÉONARD DE LA TUILERIE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

On reconnaîtra difficilement, en le présentant sous son vrai nom, Léonard de la Tuilerie, l'excentrique que tous les Parisiens ont vu tous les jours, pendant de longues années, assis devant Tortoni, attirant les regards par une mise étrange dont le caractère lui avait valu le surnom de père Matelot.

C'était un vieillard robuste, haut en couleur, à barbe blanche très courte et bien plantée ; il portait de grands anneaux d'or aux oreilles, un chapeau de toile cirée forme matelot, un grand col blanc rabattu sur une cravate à la Colin passée dans un anneau, un maillot à raies bleues ; la veste de toile grise très ample, le pantalon fond blanc à larges raies bleues verticales ; des bottes à la Souwarow ornées de glands complétaient cet ensemble, qui formait un costume véritable. Il venait régulièrement s'asseoir une ou deux fois par jour devant le perron de Tortoni, et là, les deux mains appuyées sur la pomme d'une canne monstre, savourait le moka en fumant une grande pipe allemande à fourneau de porcelaine.

M. Léonard avait un air de prospérité qui ne laissait aucun doute sur sa position sociale ; il devait être rentier et jouir d'une honnête petite fortune ; sa mise, à part son excentricité, était décente ; il y avait même quelque recherche dans le détail, et ce vieillard doux et tranquille, un peu majestueux peut-être, et que le succès de Robert-Robert et de Toussaint Lavénette nous avait fait surnommer au collège le père Tropique, était sympathique à tous.

Nous soupçonnions bien quelque innocente manie, mais le Parisien est indulgent aux monomanes et aux illuminés ; il n'a point pour eux le respect profond des Arabes, qui les regardent comme si la main d'Allah les avait touchés, mais il leur accorde volontiers cette indifférence d'un public blasé, que n'attirent plus les excentricités de langage, de geste ou de costume.

N'avions-nous pas vu vingt fois Carnevale circuler au milieu d'une foule sans qu'on tournât la tête ? Prêter attention à ces hommes bizarres, c'était révéler sa qualité de provincial ou d'étranger.

M. Léonard de la Tuilerie s'intitulait tantôt apothicaire, tantôt élève de l'École polytechnique, tantôt trombone de la garde nationale. La vérité est qu'il pouvait légalement se donner tous ces titres et les avait loyalement gagnés.

Sa passion dominante était le trombone. Je ne saisis pas bien le lien qui rattache la pharmacie à l'étude de cet instrument, et M. Léonard fut-il musicien avant d'être apothicaire, ou se reposait-il simplement de la pharmacie par la musique, voilà ce que je ne pourrais affirmer ; pourtant ce n'était pas un simple dilettante, car j'ai retrouvé la série complète des œuvres musicales de M. Léonard. Ces œuvres, gravées chez l'éditeur Chaillot, ne comprennent pas moins de cent cinquante compositions.

C'est la fête du trombone que ce catalogue de M. Léonard, et je ne m'en étonne plus, car en compilant l'œuvre musicale du Matelot, je vois au bas de sa Méthode préparatoire de trombone la qualification suivante au-dessous de son nom : Trombone de la 10e légion (garde nationale de Paris).

Il y a dans les titres eux-mêmes quelques signes d'excentricité, tels que la façon de présenter au public ses compositions musicales :

Il y a un nota d'une naïveté parfaite : « L'auteur ayant fait de nombreux sacrifices pour l'établissement de ces marchandises, il ne sera accordé aucune remise ; on n'en délivrera même pas pour moins de ro francs à la fois ! »

La musique de Léonard est devenue introuvable aujourd'hui, mais ce n'est pas parce que le public se porta en foule au domicile du compositeur. Elle repose en paix dans quelque coin ou aura servi depuis longtemps de pâture aux rongeurs ; c'est dans un casier ignoré de la maison de l'éditeur Prilipp que j'ai eu la bonne fortune de trouver l'œuvre complète ; je puis donc mettre sous les yeux du lecteur l'extrait suivant, placé en tête d'une composition musicale de Léonard :

AVIS AU PUBLIC.

« Paris, le 101 janvier 1849.

« Comme il a pu paraître non ordinaire à certaines personnes qu'un homme entièrement inconnu dans le mégacosme musical et dans la fashion parisienne, vienne depuis quelques années, avec des cheveux blancs et cinquante ans passés, se présenter devant les enfants d'Apollon en qualité de compositeur, je crois de mon devoir de déclarer ici publiquement qu'il y a plus de quarante ans que je m'occupe de musique dans mes moments perdus et comme distraction.

Je répéterai, en outre, ce que je crois avoir déjà dit, que je n'ai jamais appris l'harmonie, si ce n'est vers la fin de 1829, où l'un de mes amis, simple amateur comme moi, eut l'obligeance de me transmettre, au fur et à mesure qu'il les recevait, une vingtaine des premières leçons que lui donnait le célèbre maître REICHA.

« La révolution de Juillet vint à éclater, et par suite de circonstances qu'il serait aussi long que futile d'énumérer ici, je devins apothicaire et disciple à la suite d'Esculape, fils du dit Apollon, tant est parfois bizarre l'étoile des destinées humaines ! Je laissai donc là, à cette époque, mes études de composition musicale.

« C'est pour mettre chacun à même de se rendre compte, tant de mes dispositions naturelles que de ce que j'aurais pu produire si j'eusse été montré, que j'ai fait graver ici la chanson suivante, dont j'ai fait la musique en 1830. Je n'ai pu réunir que les paroles du premier couplet ; mais si quelque amateur trouvait, par hasard, les autres dans sa mémoire ou dans son portefeuille, j'éprouverais un véritable plaisir à les recevoir en communication. J'ignore quel en fut l'auteur et ne me souviens nullement de la manière dont cette chanson est tombée dans mes mains.

« On a beaucoup applaudi à la Dernière pensée de Weber ; puissé-je (sans prétendre me comparer à ce célèbre compositeur) être assez heureux pour que le public accueille avec quelque faveur ma première inspiration ! C'est seulement comme date historique et pour marquer, en quelque sorte, un point de départ à mes efforts musicaux, que je l'ai fait graver ici.

« Au reste, afin de venir en aide autant qu'il est en moi à MM. les musiciens, orateurs, théologiens, astrologues, médecins, alchimistes et philosophes de nos jours, afin surtout de seconder, dans leurs doctes recherches des causes premières, les savants de notre siècle, où chacun manifeste à grand bruit ses prétentions à remonter en tout à la raison pure et simple de chaque chose, je leur livre, à la suite de cette mélodie, et en lieu et place des couplets qui me manquent, les douze petites maisons de l'Horoscope du parfait musicien, dans ses trois conditions diverses. Elles sont telles qu'on les trouve dépeintes (pourtraictées) dans les Préludes de l'Harmonie universelle du R. P. N. Mersenne, religieux minime, imprimés en l'an de grâce 1634. »

Cet avis au public est une des divagations les plus singulières de toutes celles dues à M. Léonard ; l'allusion à Weber est d'une adorable naïveté, et la précaution prise par le Matelot pour venir en aide à MM. les musiciens, orateurs, théologiens, astrologues, médecins, alchimistes et philosophes, m'a paru des plus curieuses.

L'œuvre gravée en tête de laquelle Léonard de la Tuilerie a écrit son avis au public et qu'il intitule : Ma première pensée musicale, s'appelle aussi le Drapeau tricolore, – mélodie.
Voici les paroles sur lesquelles le trombone de la 10e légion a écrit sa musique :

De joie et d'espérance
Mon cœur a palpité,
J'ai reconnu la France
Au cri de liberté.

Français, Français ! qui l'invoquez encore,
Elle sourit à d'aussi nobles vœux ;
Ralliez-vous au drapeau tricolore.
Il flottera sur nos derniers neveux.

Vous vous attendiez à un second et même à un troisième couplet, mais M. Léonard écrit simplement au milieu de la dernière portée, à la suite de : Il flottera sur nos derniers neveux !

(Interrompue par les événements.)

Quels événements ?

De sorte que sa mélodie se réduit à cinq portées de cinq mesures.

Mais je suis loin d'en avoir fini avec les œuvres musicales de M. Léonard. Je viens de retrouver encore dans un carton poudreux, chez le même éditeur de musique du boulevard des Italiens, une Méthode de trombone de notre excentrique, et, jugez de ma joie, après de longues séances au Cabinet des estampes pour retrouver un portrait authentique de M. Léonard, je le trouve en tête de cette œuvre, lithographié chez Guillet.

Voici la précieuse annotation qui figure en haut de la première page :

« *Ma musique ayant été déclarée pleine de fautes et injouable par certaines personnes légères ou inconsidérées, j'ai cru forcer l'examen de vrais artistes et des savants en lui donnant ici pour égide la devise du drapeau sous lequel j'ai été élevé.

« *Cette devise était inscrite sur ma giberne en novembre 1812 :

« POUR LA PATRIE, LA SCIENCE ET LA GLOIRE. »

La popularisation du trombone était le delenda Carthago de notre excentrique. Je retrouve encore, daté du Ier octobre 1846, un Mémoire à messieurs les Membres de l'Académie des beaux-arts, section de musique (Institut royal de France) :

« Personne, à ma connaissance, n'a répondu à l'appel ; on s'est borné à continuer de lui faire faire (lui, c'est le trombone) des espèces d'accords dans l'instrumentation, sans le faire jamais chanter. Il semble en vérité, dans l'ordre de mes idées, que cet instrument formidable, malgré l'emploi journalier qu'on en fait, doive être comparé à un lièvre à côté duquel on marche depuis cent ans sans en avoir jamais aperçu la beauté. »

Plus loin.

« Si, à cause de son ancienneté, on mettait la trompette en opposition au trombone par l'action dévastatrice qu'elle exerça à Jéricho, et par les rôles que la sculpture, la peinture et la poésie lui font jouer chaque jour, c'est alors que je m'écrierais avec le poète : « Arrière la trompette et vive le trombone ! » Ce dernier contient à lui seul sept trompettes dans ses flancs, une par chaque position ! et alors pensez au nombre sept, songez à Newton, songez à l'Apocalypse ! Au dire de tous les peintres passés, la trompette de l'ange exterminateur est unique, celle de la Renommée, si on en croit messire Arouet, a deux embouchures, mais celle du jugement dernier futur, celle de l'époque, celle de la Révolution de 1830, celle-là, elle en vaudra sept à elle seule, et cette trompette sera un trombone !

« On peut jouer sur le trombone toutes les mélodies, tous les airs et chants populaires qu'on veut, pourvu qu'ils soient facilement et musicalement conçus, pourvu (cela va sans dire) qu'ils se tiennent dans la partie de l'instrument. On peut jouer à pied, à cheval, en voiture, en bateau, en chemin de fer. J'en ai joué en nageant à la surface de cinq mètres d'eau de profondeur... »

Cette pièce singulière, assez longue d'ailleurs, est signée :

« Auguste Léonard, élève de l'Écale impériale royale polytechnique (1812-1814), porté, à la fin de la seconde année, le trente-huitième sur la liste de mérite, et classé dans l'artillerie (démissionnaire) ; présentement apothicaire à Paris, rue Sainte-Anne, n° 5. »

Ce fut à peu près vers 185o que Léonard imagina un nouveau mode de jouer du trombone qui ne manque pas d'originalité.

Il voulait que, nu jusqu'à la ceinture, on se plongeât dans une baignoire, et une fois dans l'eau jusqu'aux pectoraux, on devait souffler énergiquement dans l'instrument. Léonard partait de ce raisonnement que, les ondes sonores de l'eau étant beaucoup plus sensibles que celles de l'air, devaient enfler les sons et doubler l'effet produit. Il fallut invoquer une foule de bonnes raisons pour empêcher l'inventeur de se donner en spectacle à tous les Parisiens : il voulait faire ses expériences en pleine Seine. Le moyen, s'il était bon, était peu pratique ; et c'eût été assurément une assez singulière précaution à prendre que celle de commander un bain pour une soirée où un amateur devait jouer un solo de trombone.

Léonard de la Tuilerie jouissait d'une assez grande aisance, mais il dépensait chaque année une grande partie de ses revenus à faire graver et répandre ses élucubrations musicales. Quoique sa mise fût excentrique, elle était simple à côté de celle qu'il adoptait dans son intérieur de la rue Sainte-Anne.

Comme il avait fait annoncer la publication de ses œuvres dans tout Paris, et que le prospectus dont j'ai donné un extrait, répandu à profusion, avait intrigué beaucoup de personnes, quelques flâneurs, alléchés par la perspective de voir un homme original, se rendaient rue Sainte-Anne sous prétexte d'acheter de la musique.

La porte leur était ouverte par un quidam revêtu d'une longue robe noire couverte d'étoiles et de soleils, et coiffé d'un immense chapeau pointu illustré de constellations, tel qu'en portent les magiciens en plein vent. Ce quidam était Léonard. Le désordre était au comble dans l'appartement. On s'asseyait partout sur des trombones : trombones simples, trombones à clefs, modèle de trombone en bois ; des paquets de musique encombraient les siéges. Il vous recevait avec gravité, parlait de l'incurie du gouvernement, qui n'encourageait pas le trombone, qu'il appelait l'archange de l'orchestre, et disait volontiers du mal de l'Institut.

Constatons cependant que M. Caraffa avait dû encourager l'ex-polytechnique, puisqu'il faisait à tous propos ses réserves au sujet de l'honorable musicien, déjà directeur, à cette époque, du Gymnase musical de la rue Blanche, qu'on a supprimé depuis.

Voici tout ce que j'ai vu, entendu et appris relativement à Léonard de la Tuilerie. J'ai recherché la cause de sa monomanie ; on m'a assuré qu'il perdit, vers 1850, deux fils qui disparurent mystérieusement dans un voyage en Suisse ; on trouvera plus bas les documents qui m'ont été communiqués à la suite d'une enquête que j'ai faite à ce sujet. Mais la folie, ou la monomanie, a une logique appréciable, et je ne saisis pas la relation qui peut exister entre le trombone et la perte de ces fils.

Léonard de la Tuilerie a disparu vers 1851. Il hantait surtout le boulevard depuis le faubourg Montmartre jusqu'à la Madeleine, la chaussée d'Antin, Tortoni, les Italiens et l'Opéra.

DOCUMENTS

Clermont-Ferrand, 14 septembre.

A M. CHARLES YRIARTE

Je viens de lire à l'instant votre notice sur Léonard de la Tuilerie, que j'ai connu particulièrement, et je prends la liberté de vous communiquer quelques renseignements qui manquent à votre esquisse, complètement exacte d'ailleurs.

Oui, Léonard Guindre était apothicaire ; c'est lui qui créa le sel de Guindre purgatif encore en vogue, et qui se débite toujours à son ancienne demeure.

Léonard n'était pas seulement trombone de la garde nationale (10e légion), il était encore excellent violon, et, dans les soirées qu'il donnait rue des Martyrs, 44 ou 46, il se faisait accompagner par sa femme, qui touchait fort agréablement du piano. Dans cette même maison de la rue des Martyrs, il avait une collection de tableaux qui lui coûtaient fort cher et qui, au dire des connaisseurs, ne valaient pas grand'chose ! Mais il en était fier, et quand un visiteur tirait le cordon de sa sonnette, il ne le lâchait qu'après lui avoir montré sa galerie de Raphaël, de van Dyk, de Murillo, etc.

Un des caractères les plus frappants de Léonard était son excessive ressemblance avec Castil-Blaze.

Quant à la perte de ses fils, elle eut réellement lieu en Suisse. Les deux jeunes gens partirent au moment des vacances avec un de leurs cousins, plus âgé qu'eux de quelques années. Si mes souvenirs sont exacts, c'était en 1843 ou 44, mais je n'en suis pas sûr.

On les suivit par correspondance pendant quinze ou vingt jours, mais on perdit complétement leurs traces aux environs du Grimsel ; ce ne fut que lors de l'incendie de l'auberge du père X... et de la découverte des crimes de cet hôtelier, que l'on fut convaincu qu'ils avaient, tous les trois, péri victimes de cet aubergiste, dont le nom m'échappe. La mère des fils de Léonard, fille de M. Nachet, ancien magistrat très distingué, fit toutes les recherches possibles, obtint de la police parisienne l'envoi d'agents chargés de retrouver la trace des infortunés ; mais peine inutile !

Je vous livre à la hâte, cher monsieur, ces renseignements, dont je vous garantis l'authenticité, vu que j'ai beaucoup connu le père Léonard.

Le prédécesseur du pharmacien de l'Empereur les augmenterait sans doute, car il était ami intime de la famille.

Veuillez, en me laissant garder l'anonyme en cas de publication par vous de ces documents, agréer mes salutations empressées. C. L...

Communication faite par M. le professeur A. Chatin à la Société de botanique de France, dans la séance du 14 juin 1861.

.....................................................Plus à l'Est, les glaciers qui séparent le haut Valais du pays de Berne ont été témoins, vers le Grimsel d'un autre drame qui nous touche de plus près. Deux jeunes étudiants, que j'avais vus souvent à mes excursions botaniques, les frères Léonard, arrière-petits-fils de Houèl, le fondateur de l'ancien Collège de pharmacie, disparurent après une nuit passée à l'auberge de la montagne. Ils avaient été volés et assassinés par leur hôte, qui, devenu incendiaire expia enfin tous ses méfaits. Cet honnête homme, trouvant que la presse, le vol et l'assassinat des voyageurs étaient des moyens trop lents pour arriver à la fortune, imagina d'assurer, pour une somme considérable, son mobilier, puis de cacher ce mobilier sous de la paille, des feuilles, etc., et de faire brûler la maison pendant qu'il irait à un marché dans la vallée. (Bulletin de la Société botanique de France, tome VIII°, 1861 - N° 6, juin, page 338.)

A Monsieur CHARLES YRIARTE

Monsieur,

Moi aussi, j'ai eu le plaisir et l'avantage de connaître cet excellent Léonard, mon compagnon de gauche, comme trombone, dans la roe légion, dont je m'honore d'avoir fait partie pendant quinze ans en qualité de musicien amateur.

Léonard ayant été pendant plusieurs années chef de route à l'Administration centrale des postes, dont je faisais moi-même partie, et qu'il avait depuis longtemps quittée par suite de tracasseries imméritées, nous nous étions, en nous retrouvant, cordialement serré la main en qualité d'anciens confrères qui savent comprendre cette franche camaraderie qui n'existe aujourd'hui que de nom.

Les excentricités de mon vieux camarade lui attiraient souvent des reproches de la part de M. Klosé, notre savant et digne chef, à qui elles ne plaisaient que médiocrement. Exemple : Au moment de partir pour escorter la compagnie de garde au poste des Tuileries, Léonard ne s'avisait-il pas de jouer con forza des airs de pont Neuf, de manière à faire rougir les paysannes qui revenaient du marché ? Puis, lorsque nous faisions halte, place de Bourgogne, pour attendre une compagnie de la légion, c'était la même scie. – Alors les gamins faisaient cercle autour de lui. – « Léonard, si vous ne cessez, s'exclamait M. Klosé furieux, je vous retire votre embouchure. » Vaincu par cette injonction, Léonard se taisait. – Alors il nous proposait des énigmes insolubles... et c'est ce qui maintenait parmi nous sa réputation d'homme excentrique et un peu monomane.

Léonard avait voué une telle antipathie aux quarante immortels, qu'un beau matin, nous hâtant, de compagnie, de nous rendre à la mairie du 10e arrondissement, afin de répéter un nouveau pas redoublé composé par M. Klosé : « Voilà, s'écrie Léonard lorsque nous passons devant le palais de l'Institut, voilà le palais des croûtons ! » - Il tire en même temps son trombone de son fourreau de serge verte, et se met à pousser un hiatus chromatique (inusité clans la Méthode de trombone) qui retentit superbement jusque de l'autre côté de la Seine indignée de semblables accords. – « C'est bien fait ! » s'écrie-t-il. Après ce bel exploit, il réintègre, avec un aplomb diogénique, son instrument dans son sac, et nous continuons notre route sans autre incident.

Plaisanterie à part, Léonard avait le sentiment musical très prononcé, mais poussé à l'extrême. À ce sujet je citerai des mélodies de Sélimbert, arrangées par lui pour quinton (instrument antédiluvien) ou violon alto et violoncelle (pas de trombone, cette fois). Ce trio, dis-je, instrumenté d'une manière simple et élégante, prouve qu'il aurait dû s'en tenir à ce genre. Mais aussi adieu sa réputation d'homme excentrique, et il semblait y tenir beaucoup.

Vers 1840, un de ses fils, qui sortait de l'école modèle de Grignon, alla, de l'assentiment de son père, faire une excursion en Suisse. – Léonard attendit longtemps son retour. Il fit faire des recherches ; il en fit lui-même de nombreuses. – Le jeune homme ne revint pas. – Les glaciers helvétiques renferment de terribles mystères !...

Depuis ce moment, Léonard devint de plus en plus morose et solitaire ; et lorsque, vers la fin de 1851, revenu de province, où j'étais allé passer quelques mois dans ma famille, je demandai à un musicien de notre légion des nouvelles de Léonard : – « Léonard, me dit-il, est mort la semaine dernière. – Est-il possible ? – Oui, mort de chagrin. »

(Communiqué par M. Lemercier de Neuville père.)


 

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