Personnages pittoresques Paris
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L'HOMME-ORCHESTRE, en 1855
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Un jour d'hiver, par un temps froid et triste, à l'heure où les Parisiens élégants montent au galop de leurs chevaux la grande avenue des Champs-Élysées, tandis que les Parisiennes, douillettement enveloppées dans des fourrures qui ne laissent voir que leurs jolis visages bleuis par le froid, sont rapidement emportées vers le lac, un promeneur d'une taille invraisemblable, vêtu d'une énorme polonaise ornée de fourrures, dont il avait relevé le collet jusqu'aux oreilles, montait d'un pas rapide la contre-allée de la promenade.

Les piétons étaient rares, et ceux qui, par hasard, suivaient le même chemin que le colosse, jetaient à peine un regard sur les indolentes promeneuses couchées dans le fond de leurs calèches ; les chaises qui bordent la grande allée étaient vides ; quelques enfants, malgré le froid, persistaient à se donner ce plaisir ineffable qui consiste à faire de petits trous dans la terre, occupation sérieuse que les bonnes d'enfants apprécient fort.

Quoiqu'on fut au 21 mars 1845, veille du jour de la Passion, les arbres de l'avenue détachaient encore sur le ciel gris leurs branchages secs et noircis par es pluies de l'hiver, et les honnêtes industriels qui, à cette époque, encombraient l'espace compris entre la grande allée et l'avenue Gabrielle, n'avaient pas encore installé, les uns leurs chevaux de bois, les autres leurs vaisseaux tournants. Guignol était muet, et le chat de la célèbre madame Robert n'assistait pas encore, mélancolique et grave, aux turpitudes de ce pendard de Polichinelle et aux mésaventures du commissaire.

Parvenu à la hauteur de l'Élysée, un bruit assez singulier, bruit vague, qui semblait l'écho affaibli d'une musique militaire sans en avoir l'entrain ni la régularité, vint frapper les oreilles du promeneur, et ses yeux s'arrêtèrent bientôt sur un pauvre diable qui, assis au pied d'un des arbres qui bordent les allées, bizarrement accoutré, et vêtu pour ainsi dire d'instruments de musique, semblait un orchestre vivant. L'œil démêlait avec assez de peine les diverses fonctions de l'homme et des instruments : il fallait étudier le rôle de chaque membre comme on étudie les divers rouages d'une machine, pour savoir à quelle percussion ou à quel effort correspondait chaque son produit. Quand ce travail était accompli, on arrêtait involontairement les yeux sur le mâle visage du pauvre musicien.

En feuilletant l'œuvre de Charlet, vous retrouverez ce type à chaque page, et si le vieil uniforme et le pantalon rouge, qu'on devinait sous les bretelles et les coussinets des instruments, n'eussent été une preuve irrécusable de son ancien état, on eût deviné le vieux soldat à cette figure martiale, à cette moustache grise, ce front élevé et ces sourcils épais.

La tête, chauve, était coiffée d'un pavillon de chapeau chinois retenu au-dessous du menton par une jugulaire de cuir. Le bras droit tenait un archet qui lui servait à racler sur un violon ; mais ce simple rôle était une sinécure comparativement à celui qu'accomplissaient les autres membres ; ainsi, l'avant-bras était assez fortement comprimé par une ceinture à laquelle s'attachait un tampon destiné à frapper sur une grosse caisse solidement fixée sur le dos, grâce à un tablier passé autour du cou. Sur la poitrine s'étalait une flûte de Pan. L'embouchure des tuyaux se trouvait à portée de la bouche, et dans ce mouvement naturel qui porte le violoniste à incliner la tête sur son instrument, le musicien tirait des sons de sa flûte. Fixée au genou droit, une ceinture de grelots agités par les secousses imprimées au pied, qui battait la mesure, complétait cet ensemble de sons, ce charivari bizarre, qui eût amené un sourire sur les lèvres des passants, si on eût pu concevoir la moindre impression de gaieté en face de cette figure profondément attristée, et dont le caractère noble et grave semblait mal en rapport avec cette grotesque mise en scène.

Le promeneur s'approcha du musicien et le contempla silencieusement. Un vieux chapeau, placé à quelques pas du vieillard, faisait l'office de sébile et contenait quelques sous solitaires, étalés sur un sordide mouchoir à carreaux rouges : c'était la seule offrande faite par un passant, que cette misère avait touché et qui avait eu le courage d'ôter son gant. Les autres, que la rigueur du froid rendait plus actifs, montaient rapidement l'avenue, le collet relevé jusqu'aux oreilles ; les brillants équipages armoriés se succédaient toujours, et le vieillard continuait, comme un automate insensible, l'air qu'il avait commencé.

L'inconnu jeta les yeux autour de lui, les reporta presque aussitôt sur le musicien et lui fit un signe de la main, comme pour le prier de suspendre son exécution ; puis, entrouvrant sa polonaise et se découvrant, il entonna un air italien d'une voix admirablement timbrée et d'une sonorité superbe ; le chant se déroulait large et magnifiquement assuré, les vocalises étaient enlevées avec une sécurité qui révélait un maître ; les enfants s'approchaient, suivis de leurs bonnes ; tous les passants s'arrêtaient étonnés et ravis ; le vieillard, croyant rêver, n'osait plus faire un mouvement, de peur de produire un son qui troublât cette harmonie.

Bientôt quelques cavaliers ralentirent l'allure de leurs chevaux, quelques promeneuses se soulevèrent du fond de leurs calèches et donnèrent l'ordre d'arrêter ; plusieurs d'entre elles, les plus jeunes et les plus fantaisistes, descendirent de voiture et firent cercle autour du chanteur. Le groupe devenait plus pressé. Les voitures, devenues stationnaires, avaient arrêté la marche de celles qui montaient l'avenue, et les cavaliers envoyés pour s'enquérir de ce qui déterminait tant d'élégantes à mettre pied à terre, venaient rendre compte de leur ambassade en invitant les promeneuses à en faire autant.

Déjà la foule était considérable, les pièces blanches pleuvaient dans le chapeau du vieillard ; quelques mains aristocratiques jetaient même des pièces d'or.

Les femmes pleuraient sous leurs voilettes, les hommes commençaient à s'attendrir ; les dilettanti avaient reconnu le grand air de Belisario et le nom de Lablache circulait de bouche en bouche ; le vieux musicien pleurait à chaudes larmes, et l'illustre basse-taille, inspirée par la charité, trouvait des accents passionnés et des effets splendides.

D'ailleurs il retrouvait là son public accoutumé, celui qui, chaque soir, aux Italiens, l'accueillait par des bravos, et s'il n'avait plus l'entrain d'un orchestre pour le soutenir, la splendeur d'une salle brillamment éclairée, des femmes élégantes, de riches toilettes et cet ensemble prestigieux d'une soirée des Bouffes pour le stimuler, la charité l'inspirait, et le public oubliait le froid et le givre en l'écoutant chanter.

Quand Lablache eut achevé son air, des applaudissements et des vivats s'élevèrent de la foule ; on entourait le grand artiste, on le félicitait avec effusion. Cette scène sentimentale devait avoir son côté comique, car le vieux mendiant, autant par reconnaissance que par enthousiasme, voulant mêler ses bravos à ceux du public, se mit à applaudir de toutes ses forces, et chacun de ses mouvements correspondait à des sons de grosse caisse, à des bruits de grelots et de cymbales. Les assistants, disposés à la gaieté par ce calme de conscience que donne l'aumône, riaient de grand cœur ; le pauvre vieillard, lui, souriait et pleurait tout à la fois, et quand le grand artiste, qui venait de faire une royale offrande, tira quelques louis de sa poche et les jeta à son tour dans le fond du chapeau du bonhomme, ce dernier, ne sachant comment lui prouver sa reconnaissance, se laissa retomber sur son pliant, succombant sous l'émotion.

Mais Lablache cherchait à se soustraire à l'ovation qu'on lui préparait, quand le ministre de Toscane, qui se trouvait parmi les promeneurs, et dont la voiture était arrêtée dans la grande avenue, s'avança en lui tendant affectueusement la main, lui offrant une place à côté de lui ; c'était un moyen d'échapper à l'envahissement et à la curiosité de la foule.

Lablache et le comte se dirigèrent vers la voiture et y prirent place ; le vieux soldat voulut l'accompagner, le grand artiste lui serra la main et lui remit une carte de visite en l'engageant à venir le voir.

Plusieurs heures après, les curieux étaient encore groupés autour du musicien et lui faisaient raconter son aventure, qu'il reprenait naïvement, se rendant assez peu compte du rang social qu'occupait ce grand vieillard, dont la tête était si noble et dont la charité venait de lui rapporter en une heure plus que tout son orchestre ambulant depuis quelques années.

L'histoire de Joseph Aubert est celle de la plupart des vieux soldats de la République et de l'Empire ; il avait fait, comme volontaire, les guerres de la coalition, et, plus tard, il avait parcouru l'Europe à la suite de l'Empereur : il était à Leipzig, à Eylau, à Iéna, à Friedland, était resté en Pologne lorsque ses compagnons d'armes assistaient à l'incendie du Kremlin, enfin, dans la campagne d'Espagne, il n'avait échappé à la mort qu'en restant caché pendant trente jours sous un tas de paille hachée, dans le grenier d'une posada, où de pauvres gens l'avaient recueilli après son évasion miraculeuse de l'ayuntamiento de Saragosse.

Héros modeste, Joseph Aubert, après vingt ans de service, soit par mauvaise chance, soit parce que son capitaine ne regardait pas de son côté au moment où il faisait crânement son devoir, était rentré dans ses foyers simple soldat, criblé de blessures, incapable de tout travail. Né à Bazeille, petit village situé à une demi lieue de Sedan, son arrivée au pays natal n'avait pas ému la population, presque entièrement renouvelée depuis son départ, et les vieillards seuls se souvenaient d'avoir entendu dire que le fils au père Aubert était à l'armée.

Inconnu dans son propre pays, où il était arrivé sans pain et sans souliers, soutenu par la charité publique, après avoir obtenu un secours chèrement disputé à la rapacité des autorités municipales de cette époque, qui voyaient partout des brigands de la Loire, le malheureux végéta.

Le bonhomme, qui était un mohican et se souvenait de ses jeunes années passées au bord de la Meuse, dans les plaines qui servirent de champ de bataille pendant la journée de la Marfée, se mit à tresser des paniers, il n'avait pas son pareil pour prendre les vanneaux au filet et découvrir les nids de ramiers. Les enfants l'aimèrent bientôt, et les jeunes gens du pays, dont le cœur battait au nom de l'Empereur, lui demandaient souvent le récit de ses campagnes.

Vivant de peu, encore robuste malgré ses blessures, il connaissait les remises du gibier et servait de rabatteur quand les seigneurs du pays organisaient une battue. Il vécut ainsi paisiblement sans savoir la veille comment lui viendrait son pain du lendemain, mais sans grande inquiétude de l'avenir.

Les hivers étaient rudes ; Jean Bossua, le maréchal ferrant de la côte de Bazeille, qui dressait volontiers un escabeau près de sa forge pour l'ancien soldat, mourut subitement, et des étrangers de Charleville vinrent prendre sa place. La saison fut dure pour les pauvres gens, et les petites ressources qui jusque-là avaient suffi à la vie de chaque jour, vinrent à manquer. On conseilla à Joseph Aubert d'aller frapper à la porte de la grande usine de Sedan ; mais ce travail des métiers, qu'il ignorait entièrement, lui fut insupportable : chaque fois qu'un rayon de soleil venait frapper les vitres des ateliers, joseph pensait aux bords de la Meuse, aux grands sapins de Lamécourt, aux chasses bruyantes. Enfin, un jour, le fils du maître de l'usine lui assura qu'une lettre du sous-préfet lui ouvrirait les portes du ministère de la guerre et qu'il pourrait finir ses jours aux Invalides, où sa place était marquée. Il partit un matin, le sac au dos, le bâton à la main, et, à l'aide d'un secours que lui donna la municipalité, s'en vint à Paris, tantôt à pied, tantôt dans les charrettes qui s'en revenaient à vide ; il couchait dans les granges ou dans les écuries et se mettait en route au petit jour. Quand les garçons de ferme venaient apporter le foin aux chevaux, ils trouvaient la porte entr'ouverte, regardaient le tas de paille, et disaient :

– Tiens, le vieux est parti !

A Paris, il revit ses compagnons d'armes blessés, perclus, manchots, goutteux, qui vivaient paisiblement aux Invalides ; il fit écrire une demande au ministre de la guerre par l'écrivain public du Gros-Caillou, et se logea dans un bouge, avenue Latour-Maubourg. Il vivait chichement, sans espoir de voir se renouveler le secours qu'il avait obtenu avant son départ. Les bureaux n'en finissaient pas ; il se présenta au ministère ; on lui dit qu'il était encore solide ; ce n'était pas son avis ; il dut bientôt vivre des bribes que chaque vieux soldat prélevait sur sa ration. Enfin, un matin, il se souvint de son talent de violoniste : il avait été ménétrier entre deux batailles ; un de ses compagnons lui prêta un violon, il s'installa sur le pont d'Iéna, s'adossa au parapet, à l'endroit où ceux qui déchargent les marnois descendent sur le quai ; les passants étaient rares : les étrangers qui viennent visiter les Invalides viennent tous en voiture. Aubert abandonna le quai et vint s'établir aux Champs-Élysées. Là, les petits enfants demandaient des sous à leurs bonnes pour le musicien, et les passants s'arrêtaient devant lui pour laisser tomber une aumône dans le chapeau du bonhomme. Enfin, résigné à son nouveau métier, et s'apercevant que le son qu'il tirait de son instrument était débile et n'attirait plus la foule, Aubert trouva le moyen de faire des économies et d'acheter des cymbales ; le mois suivant il loua une caisse et acheta un chapeau-chinois ; les enfants, que ce bruit animait, firent cercle autour du vieux musicien, qui, désormais, vivait tant bien que mal. Ce fut son bon temps ; il eut à cette époque la bonne fortune que nous avons racontée plus haut.

Quelquefois les loueuses de chaises, qui s'intéressaient au mendiant, ne le voyant pas à sa place accoutumée, se disaient entre elles : « Le vieux soldat est allé pour sa pension. » La pension n'arriva pas ; on créa la médaille de Sainte-Hélène, et le logeur chez lequel habitait le pauvre vieux, qui se rappelait avoir vu les certificats de services de son locataire, le conduisit lui-même à la mairie de son arrondissement. Les papiers étaient en règle ; Aubert reçut la médaille. Le jour où on lui apporta une grande enveloppe ministérielle, il eut une lueur d'espérance et crut qu'on lui accordait son brevet ; mais il restait encore beaucoup de vieux soldats de l'Empire, le budget était grevé, la guerre allait peut-être éclater ; du reste, sa demande serait sérieusement examinée.

Enfin, pendant plusieurs jours, les enfants qui venaient jouer sous les arbres ne virent pas le vieux musicien. Madame Robert, qui tenait le théâtre Guignol, se concerta avec les loueuses de chaises, et l'on envoya un gamin avenue de la Tour-Maubourg. Joseph Aubert était paralysé du côté gauche et ne parlait plus. On s'adressa au bureau de bienfaisance. Le médecin de l'arrondissement gravit l'escalier boiteux et entra dans la mansarde. La grosse caisse était dressée à côté du lit et supportait les fioles et les médicaments ; les cymbales, les grelots et le violon étaient accrochés au chevet du vieillard, qui regardait, les yeux fixes, et ne pouvait proférer une parole.

Le logeur était un brave homme, qui s'emporta contre le médecin, parce qu'il prétendait qu'il ne pouvait rien contre une telle maladie. Il voulait que le vieux eût la croix avant de mourir ; il assurait que cela lui rendrait des forces ; mais le médecin hocha la tête et sortit en prescrivant des frictions et des moxas sur tout le côté gauche. Le logeur descendit au premier, chez deux vieilles demoiselles qui s'intéressaient au vieillard et qui lui donnèrent des chiffons de flanelle. Quand il revint, Aubert était froid et ses yeux étaient encore plus fixes.

Le surlendemain, une douzaine de vieux invalides et le logeur accompagnèrent l'ancien soldat au cimetière : on attacha sa médaille sur le drap noir et on parla de Waterloo en suivant le convoi. Le logeur disait du mal du gouvernement et appelait les gens de bureau des riz-pain-sel. Il ne parla jamais des six termes que le vieux lui devait.

Tous les Parisiens qui ont trente ans aujourd'hui se rappelleront ce vieillard, qui stationnait encore en 1855 en face du palais de l'Industrie. C'était un vrai héros de Charlet. Son histoire est telle que me l'ont racontée madame Guignol (comme l'appellent les abonnés du théâtre en plein vent) et Jean Bossua, le maréchal ferrant de la côte de Bazeille.


 

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