Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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LE PROFESSEUR D'ITALIEN
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Parmi tous ces excentriques, il en est quelques-uns que j'évoque, pour ainsi dire, et qui me reviennent à l'esprit comme un refrain entendu dans mon enfance, un assemblage de notes vagues qui sont plutôt un faible écho qu'un chant arrêté et défini ; mais comme l'artiste vient au secours du littérateur et que mon crayon a retenu les traits de ces personnages, je veux les fixer ici, persuadé que parmi les lecteurs parisiens quelques-uns se souviendront et souriront à ces pauvres monomanes que j'aime et dont je tente de rendre le souvenir palpable.

Le Professeur d'italien était un grand vieillard qui pouvait avoir soixante ans en 1845, il aurait donc aujourd'hui quatre-vingt-trois ans (s'il vit encore, ce qui n'est pas probable). Sa taille mesurait bien près de six pieds, nous l'avons souvent vérifiée, et il se prêtait avec bonté à cette fantaisie d'enfants auxquels on pardonne tout. Il était toujours vêtu avec soin, portait un ample habit bleu barbeau à la française et orné de boutons d'or, un pantalon noir à pont, une cravate blanche, un chapeau pointu à larges bords.

Il était très basané, portait une moustache grise un peu crépue et une longue impériale qui ombrageait tout le menton. Il avait constamment sous le bras une liasse de manuscrits, sonnets, concetti, voire même poèmes écrits dans la langue du Tasse, et s'appuyait sur une longue canne très haute assez semblable à celle des compagnons du Devoir.

Joignez à cela la manie de se chamarrer des ordres les plus invraisemblables : une rosette rouge de commandeur de la Légion d'honneur s'étalait sur sa poitrine, et une série de médailles religieuses, commémoratives ou autres, accompagnait les ordres apocryphes qu'il se conférait gratuitement.

On le voyait errer depuis la barrière de Belleville jusqu'à l'arc de triomphe de l'Étoile, et tout le long des boulevards extérieurs ; c'était notre Ahasvérus, et nous lui avions persuadé, alors qu'un jour de sortie nous l'avions rencontré assis sur les bancs de repos qui ornaient les promenades, de venir se proposer comme maître d'italien dans les nombreuses institutions de jeunes gens qui, à cette époque, étaient établies aux portes de Paris. Il fréquenta pendant quelque temps l'établissement de M. Regnauld, aujourd'hui dirigé par M. Delahaye, entre la barrière de la Réforme et celle de Monceaux ; il vint aussi offrir ses services à M. Dastès, qui dirigeait l'institution la plus sérieuse de Batignolles, rue des Dames ; on l'y reçut avec douceur et on le laissa causer avec nous ; mais il ne fallut pas longtemps à chacun des élèves pour se persuader que le pauvre homme était sous l'empire d'une monomanie.

C'était à coup sûr un exilé politique ; il parlait constamment de Venise et roulait des yeux féroces en parlant de l'Autriche. Quand il avait longuement péroré, il déliait le volumineux dossier qu'il portait sous son bras et nous exposait sa nouvelle méthode pour apprendre rapidement l'italien.

Mais la fantaisie était rigoureusement bannie du système d'éducation en vigueur dans nos institutions, et après quelques dithyrambes passionnés sur Venise, on lui assura que la place était déjà prise et qu'il fallait aller exposer plus loin ses doctrines.

Le Professeur d'italien parlait souvent de Carnevale, qui lui faisait concurrence ; c'est lui qui nous initia à certaines particularités de sa vie. On le tolérait à la légation de Toscane ; et comme c'était un vieillard doux et paisible, qui avait même quelque grâce dans son langage, les dames lui donnaient volontiers de vieux rubans dont il se décorait à outrance.

Parvenu à l'âge d'homme, nous le revîmes souvent en divers quartiers de Paris, toujours revêtu du même costume et des mêmes insignes ; propre, digne et toujours aussi silencieux. Nous avons vainement cherché à nous rendre compte de la façon dont pouvait vivre le Professeur d'italien. Sa pauvreté n'était un mystère pour personne ; mais quelques Italiens, entre autres le célèbre Carcano et les différents artistes qui se sont succédé aux Italiens, nous ont assuré qu'il vivait des libéralités de certaines célébrités de l'émigration italienne.

Il a disparu vers 1852, et tous les efforts que nous avons faits pour retrouver sa trace ont été infructueux. Quoique dessinée de souvenir, la gravure qui accompagne ces lignes rappellera à ceux qui l'ont connu ce grand vieillard qu'on appelait aux Batignolles l'Exilé.


 

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