Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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LE MARCHAND DE PAIN D'ÉPICES
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Parmi les nombreux marchands étalagistes, celui-ci mérite d'être particulièrement cité par son originalité et la singulière réclame qu'il avait imaginée. C'était un brave homme de marchand, toujours gai, riant et chantant, un de ces visages heureux qui révèlent – une conscience calme. J'ai dit c'était, car depuis quelques années je ne le vois plus ; il hantait les quartiers de la Montagne-Sainte-Geneviève, la place Maubert et le quai des Écoles et est resté fidèle à ces parages. Parfois encore, à l'époque des fêtes nationales (ce fut en Juillet, puis Juillet passa comme toute chose en ce monde, et la France fut débaptisée : elle s'appela Marie, et on lui souhaita sa fête au mois d'août), notre marchand transportait sa boutique au carré Marigny, ce paradis des bateleurs aujourd'hui disparu.

Il installait une table proprement recouverte de serviettes et empilait avec symétrie ces pavés de pain d'épices si chers aux Bruxellois. Pour ne pas froisser complètement le sentiment national, il avait bien par-ci par-là quelques bonshommes d'origine française, mais constatons que le pavé dominait. Sa table était haute sur ses pieds, et il était lui-même juché sur un escabeau, afin de dominer la foule, qu'il comptait bien attirer autour de sa boutique.

Un marchand qui dispose sur sa table des carrés de pain d'épices de toute forme, cela n'a rien de bien imprévu ; mais quand le même industriel s'arme d'une espèce de canne à pêche et suspend à l'extrémité du fil un morceau de pain d'épices d'une grosseur raisonnable qu'il fait se balancer dans les airs, les populations commencent à s'émouvoir. Or, la population des places, ce sont les voyous, et les voyous accouraient autour du marchand et se bousculaient à qui mieux mieux pour s'emparer du butin. La foule commençait à stationner autour de notre homme, qui sentait le besoin de réglementer le désordre. Il disposait donc les gourmands sur une file, et, dérobant le pain d'épices à leurs atteintes, tenait à peu près ce langage :

« je ne suis pas venu sur cette place pour nourrir les feignants et les propres à rien ; je veux bien, il est vrai, fournir à la consommation de tout un chacun de petite taille, mais jamais je ne rincerai la gueule à quiconque ne déploiera pas de l'adresse et de l'astuce. Attention, les rupins ! ouvrons l'œil au programme !

« Mômes, aztecs, gosses, la langue seule est appelée à jouer un rôle dans cet exercice, – les bras font le mort, – une tenue distinguée est de rigueur, - les grimaces sont tolérées, mais toute infraction à l'ordonnance sera sévèrement réprimée – (la punition est une surprise que je vous réserve). – Soyons de mœurs douces et surtout jamais de mains, même quand on aurait l'excuse de vouloir fourrer ses doigts dans son nez. – En avant la musique ! »

Déjà le pavé de pain d'épices se balance dans l'air, il s'élève, il redescend, effleure les lèvres d'un gamin qui croit le saisir tandis qu'il frise déjà le nez d'un autre ; les têtes se renversent, les mains s'agitent, et un moutard, qui n'y résiste pas, s'élance sur l'appât ; le marchand retourne la canne et lui administre un coup de gaule sur les doigts : « Ça ne compte pas, crie le bonhomme, recommençons cela. »

Et ce sont des contorsions, des grimaces, des rires de la foule, des disputes entre moutards qui finissent par se colleter et rouler sur le pavé ; mais le marchand, avec son air paterne et sa bonne face, domine le tumulte, rétablit l'équilibre entre vainqueurs et vaincus. La gaule joue un grand rôle, mais le pacificateur a des baumes pour les blessures ; quand il voit que la foule est compacte et qu'elle est bien disposée, il détache son pavé et fait la curée ; il pousse même la libéralité jusqu'à couper un autre morceau en autant de parts qu'il y a de gamins et les leur distribue.

Au tour de la foule, maintenant ; c'est là que je reconnais la vérité de l'axiome de Pradier le bâtonniste : « Tant que je donne, ils prennent : la pique, – les douze anneaux, - les six principes pour mettre l'argent dans sa poche, – le grand jeu ne leur fait pas peur. – Quand je dis : Du courage à la poche !et que j'avance ma sébile, – Bonsoir ! » Eh bien ! oui, bonsoir, c'est le mot d'ordre après cette parade ingénieuse et amusante. Il faut bien avouer que le marchand de pain d'épices n'est pas très satisfait de son commerce. Il est vrai qu'il se donne le plaisir de faire des largesses au peuple.

Peut-être le marchand de pain d'épices a-t-il renoncé à cette industrie ruineuse, car je ne le vois plus exercer sur les places qu'il aimait, cette industrie qu'il avait su rendre pittoresque, grâce à sa seule imagination.

Ce marchand de pain d'épices est assez populaire, quoiqu'il disparaisse pendant des années tout entières. Il méritait une vignette.


 

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