Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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L'HOMME AU LIÈVRE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Qui pouvait prévoir qu'à peine commencée, cette étude humoristique sur les derniers excentriques de la capitale allait s'élever tout d'un coup à la hauteur d'une page d'histoire contemporaine ? J'ai dit histoire, et le fait n'est que trop vrai : jean est mort !

Il est mort victime d'un mal étrange, une de ces affections qui n'ont de nom dans aucune langue ; son œil s'alanguissait, ses forces l'abandonnaient chaque jour de plus en plus ; les carottes les plus fraîches, les laitues nouvelles, le lait le plus pur ne pouvaient exciter son envie : l'âme était atteinte et les sources de la vie étaient taries. Un matin, à l'heure où son maître quittait son grabat, s'armait de son tambour de basque et s'apprêtait à passer au collier la chaîne qui retenait le doux animal, il n'a plus trouvé qu'un cadavre. Les membres étaient encore tordus par les convulsions d'une agonie qui avait dû être horrible. Les grandes douleurs sont muettes, et je n'essaye pas de décrire le sombre chagrin qui s'est emparé du maître de jean.

Jean était aussi rempli de modestie que de talent ; il savait au fond de sa conscience de lièvre que pas un de ses semblables ne pouvait battre du tambour ; il était inimitable dans l'exercice à feu, et jamais, depuis Munito, aucun animal n'avait su distinguer avec plus de lucidité un as de pique d'un as de trèfle ; jamais on ne l'a vu affecter avec les animaux savants, ses confrères, ces airs de hauteur auxquels se laissent aller quelques hommes bien moins savants que lui.

Maintenant que j'ai payé mon tribut à la mémoire de celui qui fit, pendant sa longue carrière de lièvre, l'admiration de toutes les bonnes d'enfants et des roses marmots du quartier de l'Observatoire, je vais vous parler de son maître. Si j'ai commencé par jean, c'est qu'en mon âme et conscience je trouve qu'il méritait mieux que son cornac les honneurs d'une biographie.

Longez cette grande avenue du jardin du Luxembourg qui aboutit au carrefour de l'Observatoire, et arrêtez-vous, vers deux heures de l'après-midi, entre la rue de l'Ouest et la porte d'entrée du jardin. A votre gauche, un cercle de spectateurs, dont l'attention est sollicitée par l'accent martial de la trompette, entoure un grand gaillard à moitié nu qui se livre à des désarticulations qui font frémir le public. C'est l'Homme au pavé. Passons et regardons à notre droite. Un cercle tout aussi nombreux et tout aussi choisi se forme autour d'un autre industriel plus modeste dans sa réclame et moins bruyant que son voisin : c'est l'Homme au lièvre, celui qui a consacré son existence à l'éducation de ce pauvre jean.

La tête est féroce, la barbe dure et hérissée, les cheveux sont longs et touffus ; la singulière coiffure adoptée par notre excentrique lui donne assez l'aspect d'un Moujick.

Il faut noter ici un curieux épisode de la vie de l'Homme au lièvre. Il débuta dans sa carrière pittoresque comme Carter, Huguet de Massilia, Charles, Hermann et Crockett. Il avait à grands frais monté une ménagerie qui n'offrait pas ce luxe de bêtes féroces auquel on nous a habitués dans ces derniers temps, mais qui présentait du moins au public un spécimen d'animaux assez rares et qui joignaient à ce privilège celui d'être plus forts à l'écarté que vous et moi, et bien d'autres talents de société qui eussent fait honneur au premier homme venu.

Or, un jour, notre homme voulut exiger d'une hémione je ne sais quelle bassesse vis-à-vis du public ; l'hémione résista, le cornac lui administra une correction, parce qu'il faut que force reste à la loi. L'animal persista, protesta, et mordit avec tant de violence celui qui devait un jour dompter la poltronnerie des lièvres, qu'il resta sur le carreau.

Grand désarroi dans la ménagerie ; les bêtes, si féroces qu'elles soient, ne sont pas plus raisonnables que les hommes, et dès qu'elles virent que la rébellion triomphait, elles se mirent lâchement du parti de la rébellion.

Cependant, que font les acolytes du pauvre diable ? Ils s'élancent d'un commun accord dans la voiture ambulante, pillent la caisse, volent les hardes et disparaissent.

J'avoue que cette caisse m'a toujours paru bien hypothétique, mais sans la foi, adieu l'histoire.

Sans ressources, sans crédit, il fallut vendre la ménagerie. On viendrait vous offrir un joli kanguroo, un ours de Bornéo ou un petit éléphant dans les prix doux, vous y regarderiez à deux fois ; vous comprendrez donc que le dompteur fut ruiné.

La rapidité dans la décision est le cachet des grandes âmes ; Antoine Léonard (c'est son nom) avait une face à exploiter, il se fit modèle et commença sa carrière dans les ateliers de la rue de l'Ouest. Tour à tour saint Pierre, saint Paul ou saint Barnabé, il a quitté à l'âge où il allait devenir un magnifique saint Jérôme ; mais les peintres adonnés aux sujets religieux devaient absolument répandre sur cette rude face des torrents de grâce, car jamais physionomie ne fut moins prédisposée à l'extase et au ravissement.

Parcourez les églises de campagne, celles pour lesquelles les peintres condamnés à la religion dans les prix doux peignent ces martyrs entourés de grils, de chevalets, de glaives et de roues, Léonard est toujours le héros de la fête.

Un jour, en lisant l'Art d'élever les lapins et de s'en faire trois mille livres de rentes, Jérôme, qui n'est pas un routinier et qui boit dans son verre (son verre est trop grand), s'est posé cette question : « Quel superbe avenir atteindrait celui qui parviendrait à apprivoiser un lièvre, c'est-à-dire un sauvage habitant des forêts, ce songeur qui rêve en son gîte ? La sagesse des nations a dit : Peureux comme un lièvre. Eh bien ! moi, je veux avant six mois que ce type de couardise, ce trembleur exagéré, ce niais alarmiste respire avec volupté l'odeur de la poudre. » Et six mois après, jean, qu'on avait pris au collet dans une des forêts des environs de Paris, attirait la foule par un roulement bien senti sur le tambour de basque. Exagérant le sentiment de sa nationalité, confondant l'anglophobie avec le patriotisme, il refusait de battre au champ pour l'Angleterre et roulait à pleines pattes pour la France et le grand Empereur. Le nom d'Hudson Lowe lui faisait dresser les oreilles, et quand son maître, par un crescendo plein de science, passait des exercices de cartes au maniement des armes à feu, c'était encore au commandement de : Feu pour sir Hudson ! qu'il pressait voluptueusement la détente.

Léonard a vu ses efforts couronnés de succès : la fortune n'est pas venue le payer de tant d'efforts, sans doute ; mais connaissez-vous au coin d'une rue ces caisses d'épargne à barreaux de fer peintes en rouge ? la vigne y serpente avec la grappe noire comme en un automne éternel, invitant le passant à venir s'asseoir sous leur ombre. C'est dans ce modeste asile que, passant de l'exercice des armes de précision à celui du canon, Léonard confiait à des mains étrangères le produit de ses journées.

Si la fortune fut ingrate, la gloire lui a souri. Les troupiers du Luxembourg, les nourrices et les enfants du quartier sont ses spectateurs assidus ; parfois un étudiant vient se mêler au groupe, un savant du Bureau des longitudes vient jeter un regard distrait sur ce pauvre jean ; les médecins du Val-de-Grâce et les artistes quittant leurs ateliers se garderaient de passer sans payer leur tribut d'admiration. Mais jean n'est plus, et il est probable qu'à partir de ce jour ce sont les palmes du martyre qui vont couronner l'existence de Léonard. Je ne lui donne pas quinze jours pour revêtir l'étole et occuper le centre de la toile dans quelque Décollation ou dans une de ces grandes machines religieuses qui sont toujours pieusement reléguées dans les salles d'exposition du fond.

Le lièvre mort, notre homme hésita quelque temps à choisir une carrière. Il se promenait un jour en rêvant du côté de l'esplanade des Invalides, il y rencontra un jeune littérateur qui a le culte des saltimbanques, des débitants de serpents mal portants et des bateleurs de toute sorte. M. Pierre Véron s'était souvent intéressé à Léonard ; il reçut ses confidences et entendit le vœu qu'il exprimait : « Si j'avais seulement un petit capital, je sais bien ce que je ferais. – Qu'appelez-vous avoir des capitaux ? demanda l'auteur du roman de la Femme à barbe. – O monsieur, si j'avais seulement la chance d'avoir cent sous ! – Et que feriez-vous de cent sous ? – J'achèterais une boîte de sardines, et j'irais dans les chantiers du Gros-Caillou vendre ma marchandise aux maçons ; une boîte de un franc cinquante centimes me rapporterait cinquante sous ; au bout de quinze jours, j'aurais vingt francs à moi. »

Cette industrie parut vague et hypothétique au rédacteur du Charivari, qui, pouvant faire le bonheur d'un homme pour cent sous, avança le capital demandé.

Mais quand Léonard se vit à la tête du capital qu'il ambitionnait, il oublia sa spéculation et courut placer son argent à cette caisse d'épargne dont j'ai parlé plus haut.

Un an après, nous le retrouvons à cette même place de l'Observatoire, se vouant à l'éducation d'une jolie nichée de souris blanches ; puis, plus tard, il eut des rats et fut connu sous le nom de l'Homme aux rats. C'est sa quatrième incarnation.

Il se tient, comme du vivant du pauvre jean, à l'entrée du Luxembourg, et son bagage est encore plus mince qu'autrefois. Le tambour de basque est muet et les armes à feu sont suspendues au-dessus du misérable grabat qu'occupe Léonard dans une maison borgne de la rue Croix-Nivert, à Grenelle.

Les souris blanches se cachent dans ses manches, dans ses poches et jusque dans sa poitrine ; au signal que leur donne le maître, on les voit quitter leur cachette, grimper le long de ses bras, l'enlacer, lui faire un collier en jetant de petits cris plaintifs. Un fait m'a frappé dans les exercices de ces rongeurs : Léonard, qui n'a pas une notion très exacte de la vie de Mahomet, a pourtant renouvelé le « puisque la montagne ne veut pas venir au prophète, le prophète ira à la montagne. » Il ordonne à l'une de ses souris de grimper au haut d'un bâton qu'il tient à la main, et quand la souris ne se sent pas disposée à obtempérer à cet ordre arbitraire, Jérôme regarde la foule et s'écrie : « Tu refuses de grimper, eh bien ! je vais te mettre sur le sommet du bâton. » Et la foule ne bronche pas et trouve cet exercice étonnant.

Cette foule est tout aussi grande autour de l'ancien modèle qu'au beau temps du lièvre savant, mais les exercices sont moins variés.

Il hante encore la fête à Saint-Cloud et les contre-allées du boulevard extérieur des quatorzième et quinzième arrondissements.

Il pose à terre une sorte de perchoir qui est tout son théâtre, puis il sort les rats de ses poches, et, à son commandement, ils montent, descendent et courent sur le perchoir, où ils exécutent des exercices de force et d'adresse comme des gymnastes du cirque. La foule s'amasse autour de ce singulier spectacle, et jette quelques sous au père Léonard. Dans ses bonnes journées, il fait des recettes de 3 francs.

Le doyen des acteurs de cet impresario de la rue est un gros rat au pelage grisâtre qu'il possède depuis onze ans. Non-seulement il connaît son maître, mais il lui est attaché, et une des plus curieuses expériences de Léonard consiste à poser le rat à terre et à s'en aller. Aussitôt l'animal court après lui et l'a bientôt rejoint.

Il y a deux ans, un Anglais voulut acheter ce rat, et en offrit 50 francs à son maître ; mais Léonard refusa. Il ne veut pas se séparer de son vieux pensionnaire, qui est, dit-il, son seul ami.


 

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