Personnages pittoresques Paris
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CHODRUC-DUCLOS
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

L'homme à la longue barbe
On sourira peut-être en me voyant essayer de dégager la véritable physionomie morale de mes héros, mais l'esprit de chacun d'eux m'importe plus que les faits plus ou moins pittoresques dont se compose leur existence ; et, du reste, à l'égard de celui-ci, le doute est entré dans l'âme d'un grand littérateur, qui, après avoir connu Duclos, assure que sous ses haillons, devenus classiques, battait un cœur d'homme et de patriote, presque un cœur de héros.

Je réunirai les documents épars qui me servent à écrire la vie de l'Homme à barbe, et le lecteur jugera s'il est en face d'une nature entraînée par le courant de ses passions, et respectable dans sa chute par une certaine conviction, ou s'il n'a devant les yeux qu'un homme vicieux, vulgaire et peu soucieux de sa dignité.

Oublions pour un instant les haillons. Le caractère s'est-il avili, et cette dégradation physique est-elle en harmonie avec la dégradation morale ?

Voici une pièce de l'authenticité de laquelle il n'est pas permis de douter, c'est le rapport du jugement du 31 décembre 1828, émanant de la sixième chambre, qui condamne Duclos à quinze jours de prison. Il est précieux en ce sens qu'il donne un historique succinct et fidèle de la vie de Chodruc-Duclos.

POLICE CORRECTIONNELLE DE PARIS
(Sixième chambre)

PRÉSIDENCE DE M. MESLIN

Audience du 31 décembre 1828.

Il y avait, il y a trente ans environ, à Bordeaux, un jeune homme issu d'une famille riche, mais non titrée, donnant le ton aux fashionables de l'époque, renommé par son adresse dans tous les exercices du corps. Personne ne maniait un cheval avec plus de grâce et ne donnait un coup d'épée avec plus de dextérité. Il n'était pas de joyeuse réunion, de partie d'honneur, dont il ne fût le coryphée ou l'arbitre. Tout ce que Bordeaux renfermait de jeunes hommes à la mode, de riches fainéants, d'heureux désoeuvrés, recherchait sa société et prenait sur lui modèle. Trente années se sont écoulées ; la Révolution a dispersé cet essaim d'étourdis. Plusieurs ont surnagé dans la foule ; il en est même qu'on a comptés parmi les hommes marquants de l'époque. Notre notabilité gasconne s'est retrouvée à Paris avec eux. Mais qui devinerait l'homme de salon, le petit-maître à grandes prétentions, le héros de la mode, dans cet homme à longue barbe et couvert à peine de mauvais haillons, qui promène chaque jour le luxe de sa misère dans les galeries brillantes du Palais-Royal ?

Chodruc-Duclos se fit remarquer par l'exaltation de ses opinions dans les réactions de l'an V. 1815 le retrouva avec ses souvenirs et des exigences qu'un ancien dévouement semblait en quelque sorte légitimer.

Chodruc-Duclos fit le voyage de Gand ; il y fut même investi de fonctions provisoires.

Lorsque le jour des récompenses fut arrivé, cet ardent serviteur éleva ses prétentions en raison de l'importance qu'il attachait à ses services. Une place de maréchal de camp fut l'ultimatum de son ambition. Le titre de l'emploi de capitaine de gendarmerie lui fut, dit-on, offert. Il refusa tout ; il refusa même, assure-t-on encore, un régiment. Ballotté longtemps entre ses espérances et des refus qui devenaient plus positifs à mesure que la date du dévouement devenait plus reculée, Chodruc-Duclos vint, il y a cinq ans environ, à Paris, solliciter en personne auprès d'un homme puissant. Il n'en obtint alors qu'une offre de 15o francs, qu'il repoussa avec dédain.

Dénué de tout, n'ayant que les habits qu'il portait sur lui, et qui étaient le produit d'une souscription ouverte à son profit par quelques-uns de ses compatriotes, il embrassa le genre de vie qu'on lui connaît. Il laissa pousser sa barbe, ne changea plus de vêtements, et chaque jour, depuis cinq années, on a pu le voir au Palais-Royal, se promenant seul, les mains derrière le dos, la tête haute, offrant un pénible contraste avec l'appareil de luxe déployé de toutes parts dans le grand bazar parisien.

Les bancs de la police correctionnelle le virent, il y a peu de temps, prévenu de vagabondage. On apprit alors avec étonnement qu'il possédait plusieurs propriétés en Gascogne, qu'il négligeait d'en percevoir les revenus, et qu'il ne vivait que d'aumônes déguisées sous le nom d'emprunts. Du reste, comme il justifiait d'un domicile fixe et habituel, il fut renvoyé de la plainte, et recommença son train de vie.

C'est dans ces circonstances qu'il a été arrêté de nouveau, et, cette fois, sous la double prévention de vagabondage et d'outrage public à la pudeur. Son arrestation, à l'époque où nous nous trouvons, semble en quelque sorte être une conséquence du soin que prend chaque année l'autorité de faire disparaître du Palais-Royal les filles de mauvaise vie qui encombrent ses galeries. Elle n'aura sans doute pas voulu, d'une part, que les yeux des honnêtes mères de famille fussent à chaque pas blessés par la vue d'effrontées courtisanes ; et, d'autre part, que Chodruc-Duclos apparût en véritable Croquemitaine aux yeux des enfants qu'on amène en ces lieux pour les faire jouir à l'avance de la vue des trésors dont le jour des étrennes leur fournira leur part.

Chodruc-Duclos s'est d'abord refusé à toute explication. Il a fait entendre, par signes, au commissaire de police, qu'il ne répondrait qu'à ses juges. Aujourd'hui il s'est présenté, habillé comme il l'était lors de sa première prévention, sauf les ravages que le temps a faits depuis quelques mois aux lambeaux dont il était alors couvert.

« Suit l'interrogatoire et l'audition des témoins ; il résulte des débats contradictoires que Chodruc-Duclos n'est pas un vagabond, puisqu'il loge depuis cinq ans dans un hôtel de la rue Pierre-Lescot sans avoir découché une seule nuit. Qu'il ne mendie pas, qu'il emprunte, car il n'a pas perdu l'espoir de rendre les faibles sommes que lui avancent ses amis.

« Reste l'inculpation d'outrage aux mœurs par suite de mise insuffisante du Diogène. Sur ce chef d'accusation, le tribunal reconnaît la culpabilité de Chodruc ; il l'accuse d'incurie et d'abandon ; mais reconnaissant des circonstances atténuantes, il ne le condamne qu'à quinze jours d'emprisonnement. »

On voit par cette citation, extraite de la Gazette des Tribunaux du temps, quel rôle jouait Chodruc-Duclos, la terreur qu'il inspirait aux femmes et aux enfants, et quelle conspiration les commerçants du Palais-Royal avaient ourdie contre le Diogène qui, disaient-ils, nuisait à leurs intérêts par sa seule présence.

Remontons à la naissance de Chodruc, et voyons par quel enchaînement de faits il était descendu à ce degré d'abjection.

Duclos est né en 178o, non pas à Bordeaux, comme l'ont écrit quelques biographes, mais à Sainte-Foy, près Bordeaux. Son père était notaire, son grand-père capitaine au long cours, et plus tard armateur. M. Duclos père vivait en mauvaise intelligence avec sa femme ; son fils assista jeune encore à ces dissensions intestines, dont il garda le souvenir. Enfin, une séparation judiciaire, dont madame Duclos eut les bénéfices, lui confia l'éducation de son fils. Elle lui donna d'abord pour précepteur un curé, puis le priva, jeune encore, des conseils de l'ecclésiastique, et le gardant auprès d'elle, lui communiqua ses enthousiasmes royalistes et en fit un soldat tout prêt pour la cause de la légitimité.

Lyon n'avait pas voulu ratifier la proclamation de la République et accepter les ordres émanés du comité révolutionnaire de Paris ; cette ville avait organisé la résistance et s'apprêtait à tenir tête aux troupes républicaines qui s'avançaient pour punir l'insolence des Lyonnais et les réduire. Duclos, enfermé à Bordeaux, sentait qu'à quelques lieues de lui on combattait pour la bonne cause ; il quitta la ville, encouragé peut-être par sa mère, ardente royaliste, et se présenta au général Percy. Les républicains firent un siége régulier et s'emparèrent de la ville. Duclos, sous les yeux du général, fit des prodiges de valeur et parlait de faire sauter la ville ; il fallut se rendre.

Les prisonniers étaient nombreux ; les couvents regorgeaient de monde ; Duclos fut enfermé dans un corps de garde pour attendre le sort qu'on lui réservait. Il fut sauvé par une femme, qui lui fournit un uniforme de capitaine des Bleus ; il se mêla aux groupes républicains et s'enfuit.

Les Crânes. – Duclos amoureux.
Bordeaux s'était intéressé au sort du jeune homme qui était allé s'enrôler sous les drapeaux du général Percy ; ses actes de bravoure, son heureuse fuite, firent de lui le héros du jour, et quand il revint dans sa ville natale, sa réputation l'y avait déjà précédé.

Duclos était riche par sa mère, il était d'une élégance achevée ; ce joli garçon, entier dans ses opinions et prêt à tout leur sacrifier, plaisait singulièrement à tous. D'un tempérament impérieux et passionné, il se lança dans la vie élégante, eut chaque matin un duel et chaque soir une maîtresse, remplit Bordeaux de bruit et de scandale, et devint la terreur des jeunes républicains de la ville.

Il forma la société des Crânes, élégants sacripants prêts à tout oser et tout entreprendre ; beaux joueurs, francs buveurs et duellistes fameux. Un historiographe anonyme et naïf nous apprend que Duclos dépensait 20 000 fr. par an chez son seul tailleur, qu'il changeait trois fois de linge par jour, et enfin, pour nous éblouir par un dernier luxe ultra oriental, qu'il se servait de mouchoirs de Madras de 50 fr. en guise de crochets de bottes.

Le lecteur comprendra facilement qu'un raffiné comme Duclos, dont la beauté est restée célèbre, devait faire bien des victimes dans une ville comme Bordeaux. On ne nous ôtera pas cette illusion que les femmes y sont sensibles et belles, vous savez la chanson :

C'est dans la ville de Bordeaux
Qu'est arrivé trois beaux vaisseaux.

Un jour donc, le Superbe (c'est encore un nom qu'on donnait volontiers à Duclos) se promenait dans les couloirs du Grand-Théâtre, il entendit une altercation ; une porte de loge était ouverte ; il interrogea et apprit qu'une jeune femme et sa fille s'étant présentées avec leur coupon à la porte d'une loge qu'elles avaient louée, l'avaient trouvée occupée par trois individus qui se refusaient brutalement à toute explication. Pour comble de malheur, les premiers occupants étaient des frères et amis, car ils avaient trouvé choquant que la dame les appelât messieurs, et non pas citoyens.

C'était une raison suffisante pour exaspérer Duclos ; il n'attendait que le moment propice pour faire acte de royalisme en prenant fait et cause pour le beau sexe. Du ton de la plaisanterie, les citoyens passent â celui de l'injure. Duclos entre, les somme de rendre la place, et voyant qu'on ne s'empresse pas d'évacuer la loge, fond sur l'un des individus, l'enlève à la pointe des bras et le balance au-dessus du parterre en criant : – Qui est-ce qui a besoin d'un citoyen ?

Grand scandale ! La loge tumultueuse est voisine de celle des autorités municipales, on donne l'ordre d'arrêter Duclos, qui s'esquive prudemment. On fait une enquête, la dame plaide en faveur de son vengeur, et excipe de son droit en montrant son coupon : l'affaire en reste là.

Mais madame T..., blonde et délicate, avait un faible pour les hercules du Midi, cette force athlétique l'avait rendue rêveuse. Duclos était jeune, beau, riche, royaliste... et très fort ; elle l'aima et vécut avec lui pendant dix ans. Dix années de bonheur, sans doute, puisque jusqu'au dernier jour de cette liaison Duclos conserva sa force prodigieuse. Le Superbe était du reste très fier de ses qualités physiques. Un jour, après avoir été blessé dans un duel, le docteur Raynal déclare qu'il faut le saigner et s'extasie sur la pureté de son sang et sa belle couleur ; il revient chez sa maîtresse le bras en écharpe, l'œil enflammé et le sourire aux lèvres. Celle-ci, pleine d'anxiété, tremblait pour sa vie. « Je ne donnerais pas ma blessure pour cinquante louis, dit Duclos, parce que Raynal m'a déclaré n'avoir jamais vu sang plus riche ni plus généreux. »

La vie de Duclos était consacrée tout entière à la politique et aux plaisirs ; il haïssait le gouvernement républicain et ne négligeait aucune occasion de prouver son mépris à ceux qui le représentaient ; les rapports s'amoncelaient chez le directeur de la police, et le nom de Duclos revenait fréquemment devant les yeux du citoyen ministre.

Une occasion se présenta enfin de donner aux Bourbons une preuve de dévouement, preuve que Duclos faillit acheter chèrement.

L'échafaud se dressait dans la ville pour l'exécution de deux jeunes hommes, victimes de leur zèle pour la cause royaliste. Duclos forme la résolution de les enlever. Les deux captifs étaient gardés à vue à l'Hôtel-Dieu de Bordeaux ; il fallait y pénétrer et connaître le mot d'ordre ; on invite à souper un officier du poste, on le fait boire, et toute la conversation roule sur la singularité des mots adoptés parfois comme passe. L'officier laisse tomber le mot victoire, Chodruc le ramasse et s'esquive. Madame Latapie, la directrice du Grand-Théâtre (il y a toujours une femme dans les conspirations de Duclos) prête des uniformes de gardes nationaux ; les soupeurs se retrouvent chez madame T..., échangent leurs habits contre ceux des miliciens et se présentent au poste de l'Hôtel-Dieu. La sentinelle jette son qui-vive, Duclos s'avance et répond : victoire ! On pénètre jusqu'à la prison, les jeunes gens sont enlevés. Grande rumeur par toute la ville ; on poursuit les conspirateurs qu'on rejoint à Saintes, quelques-uns étaient parvenus à s'échapper, mais MM. Lescaro et Duclos sont pris et mis aux fers.

Deux mois après, le célèbre avocat de Bordeaux, Ferrère, prêta aux deux royalistes l'appui de son éloquence ; ils furent acquittés.

C'est à ce moment de la vie de Duclos qu'on voit apparaître un homme qui a eu sur lui la plus grande influence et qui, au dire du Diogène, fut la cause de tous ses maux : je veux parler de M. de Peyronnet, son ami d'enfance, son compagnon de plaisirs et d'incartades, qui fut plus tard, sous la Restauration, garde des sceaux et ministre de la justice.

Une insulte publique au maréchal Lannes, faite en plein théâtre par les jeunes royalistes, à la tête desquels se trouve Duclos, la résistance à main armée à la force publique, tels sont les faits qui amènent encore une fois le Superbe devant les autorités. M. de Peyronnet, compromis avec lui, occupait le même cachot. Mais cette fois, avant le jugement, tous les royalistes de Bordeaux se réunissent sous les fenêtres de Lannes, menaçants et prêts à se soulever. Le général faiblit et ordonne la mise en liberté.

Au moment où Duclos va jouir du repos, il est déjà inscrit au rôle pour une autre accusation. On voit qu'il ne se produisait pas une échauffourée dans la ville sans qu'on lui attribuât la conduite de l'affaire. Cette fois, il s'agissait de l'assassinat du maire de Toulouse ; le Superbe resta détenu pendant quatre mois, et prouva qu'au moment où se commettait l'assassinat, il dînait chez M. de Peyronnet.

Mais sa réputation allait croissant ; il avait tenté de s'évader et, placé entre deux gendarmes, il avait saisi le premier à la gorge, tandis qu'à l'aide de son dos et de ses reins, il écrasait l'autre contre le coffre de la voiture cellulaire, il ouvrait la portière, traversait une allée et allait se blottir dans les décombres d'une maison en démolition ; repris après des efforts inouïs et jugé comme assassin, on déclara solennellement son innocence.

Le Consulat. – Fouché, ministre de la police. – Vendée.
Mais déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, ce n'était plus la République, ce n'était pas encore l'Empire. Duclos portait au Consul la même haine qu'il avait vouée aux républicains, il persista dans ce système d'opposition effective, et le commandant de gendarmerie de Bordeaux eut l'ordre direct de ne point faire de quartier au Superbe et de le livrer au ministre de la police. Je passe sous silence les bravades telles que celles-ci : paraître seul et armé aux Quinconces et se promener sous les yeux même de l'officier chargé de l'arrêter. Il fallut s'éloigner ; il passa six mois au château de Montferrant et de là partit pour Paris. Dès qu'on apprit sa présence dans la capitale, on donna l'ordre de l'écrouer à l'Abbaye ; il fallait sortir de là, il demanda une audience à Fouché, qui achetait volontiers les hommes et croyait fermement que toute conscience était à vendre.

Duclos feignit d'accepter et promit de s'embarquer pour les Îles ; un mois après il était en Vendée et se mettait à la tête d'un parti d'insurgés.

On sait comment les dissidents de l'Ouest, Vendéens et Bretons, furent soumis ou plutôt sacrifiés ; le général Hédouville délivra un passe-port à chacun d'eux, mais les amnistiés devaient se rendre deux fois par mois à la préfecture et exhiber leur permis de séjour. Duclos ne voulut point se conformer à cette mesure et fut déporté à Vincennes.

Il fut transféré, à quelque temps de là, à Sainte-Pélagie, et c'est là que Charles Nodier l'a connu. Je rapporte ici quelques lignes extraites des Souvenirs de la Révolution. On verra l'opinion que Nodier conçut de cet ardent royaliste.

« L'aristocratie de Sainte-Pélagie rappelait quelques beaux noms :

« M. de Custines, parent du malheureux général ; M. de Fénelon, officier supérieur de Chouans, sous le nom de Télémaque ; M. de Beauvais, dit Chabrias, aide de camp de Georges ; M. de Rességuières, aujourd'hui (1828) commandant d'une de nos colonies ; M. de Navarre ; M. d'Astorg ; M. d'Hozier, l'aîné, si soigneusement recherché, si compassé, si perpendiculaire, si fidèle à sa tenue d'étiquette, qu'on l'aurait toujours cru paré pour une présentation solennelle ou pour un gala de Versailles ; M. Émile Duclos (de Bordeaux), dont M. d'Hozier lui-même aurait peut-être eu quelque peine à illustrer la généalogie, mais qui se faisait remarquer entre nos patriciens les plus huppés par la majesté de sa tournure, par la libéralité magnifique de sa dépense, par la dignité affable de ses manières.

« M. E. Duclos est cet infortuné dont la raison a cédé au plaisir de flétrir l'ingratitude par une satire animée, et chez qui cette saillie, d'une ironie sanglante, a dégénéré en monomanie. C'est l'homme à barbe du Palais-Royal. »

Et plus loin :

« J'ai déjà dit ce qu'était devenu M. Duclos, qu'on appelle avec plus d'esprit que de justesse le Diogène du Palais-Royal. Il y a autre chose que du diogénisme dans cette abnégation obstinée qui se condamne, depuis cinq ans, à tourmenter les yeux de la foule du spectacle d'une pauvreté repoussante ; il y a une leçon pleine d'énergie pour la jeunesse ardente et généreuse qui embrasse, sans autre mission que son courage, l'intérêt des rois proscrits et des institutions abandonnées ; qui prodigue ses jours et son sang à cette cause de sacrifices, et qui ne sait pas que la moisson inattendue qu'elle féconde est réservée d'avance aux lâches intrigues de la bassesse et de l'hypocrisie. Cet enseignement vivant ne sera peut-être pas perdu pour les générations futures. »

De Sainte-Pélagie, Duclos passe à Bicêtre et y reste jusqu'à l'entrée des alliés. Le lendemain même, les portes de la prison sont ouvertes, et les vaincus de la veille deviennent les triomphateurs. Mais la vie de Duclos est intimement liée aux événements politiques de son pays, et dans ce temps-là l'histoire marchait vite, elle n'a point ralenti le pas depuis.

L'Empereur revient de l'Île d'Elbe, la royauté est vaincue pour un jour ; Duclos se rejette en Vendée et tient la campagne.

Dans les rangs vendéens étaient confondus prêtres, nobles et roturiers ; un la Rochejaquelein lui reproche de s'appeler Duclos tout court : il le provoque et le tue sur place. Il est contraint d'abandonner la France, poursuivi par cette famille puissante qui va porter ses plaintes jusqu'au pied du trône de Sa Majesté ; le podagre Louis XVIII, auquel on criait justice, répondit : « M. Duclos a montré trop de dévouement à ma personne pour que je lui fasse du mal, mais je jure de ne jamais lui faire de bien. »

Ce serment fut trop impitoyablement tenu. Duclos avait dissipé sa fortune ; il avait même entamé celle de madame de T..., qu'il ruina complètement plus tard. Il se trouvait en Italie, sans ressources, sans pouvoir revenir à Paris ; il s'adressa aux sœurs de sa mère, qui le mirent à même de rentrer à Bordeaux, mais il croyait que Paris seul lui offrirait désormais quelques ressources. Son ami, de Peyronnet, était devenu ministre ; il résolut d'aller lui demander une position. Nous allons voir quelle déception l'attendait.

Le ministre le reçut et fit des promesses évasives. Duclos avait une haute opinion de ses facultés : il voulait être d'emblée colonel ou maréchal de camp ; on lui offrit une compagnie, il la refusa ; il revint à la charge, il fut consigné dans les bureaux. On le vit chaque jour se diriger vers le ministère de l'intérieur ; ses missives n'étaient même plus décachetées ; son caractère s'aigrit ; il devint violent et opiniâtre, rien n'y fit. Le ministère Peyronnet le reniait, le ministère Decazes le proscrivit.

L'Homme à la longue Barbe du Palais-Royal.
A partir de ce moment, Duclos, qui avait ajouté à son nom celui de Chodruc, devint bizarre, étrange et indéchiffrable ; il acheta de vieux habits et se voua à une misère apparente plus grande encore que sa misère réelle ; il laissa croître sa barbe, se coiffa d'un chapeau extraordinaire, laça, sur un pantalon impossible, des cothurnes ultra tragiques, et commença à errer sous les arcades du Palais-Royal. A une heure du matin, quand on fermait les grilles, il se dirigeait vers la rue du Pélican, où il avait loué un cabinet, meublé d'un grabat, d'une chaise et d'une cruche.

Jamais, depuis 1818 jusqu'à 1829, il ne manqua un seul jour sa scandaleuse promenade, taciturne, sombre, observateur néanmoins. Les boutiquiers du Palais se plaignaient souvent à la police, mais Chodruc ne scandalisait que par sa misère et pauvreté n'est pas vice. On le traduisit en police correctionnelle comme vagabond ; on a vu qu'il prouva que peu de Parisiens étaient aussi stables que lui. On l'accusa de mendicité, il produisit des témoins qui affirmèrent que les minimes sommes demandées par lui (ordinairement 5 francs ou 2 francs) n'étaient que des prêts à échéance hypothétique, mais qu'il les considérait comme tels.

Il va sans dire que nous avons puisé à toutes les sources, interrogé les contemporains de Chodruc, écouté respectueusement les vieillards, compulsé les brochures et les journaux du temps. Alexandre Dumas, un des hommes qui ont le mieux vu les choses de son temps, nous a raconté, avec sa verve féconde, une série d'épisodes et d'anecdotes sur Chodruc, il les a consignés dans ses Mémoires.

L'Homme à la longue Barbe marchait éternellement et parlait constamment seul ; c'était un événement que de le voir adresser la parole à qui que ce fût ; quand il voulait manger, il entrait dans un des cabarets de la rue du Pélican ou de la rue Pierre-Lescot, et jetait une pièce de monnaie sur le comptoir, en demandant sa pitance d'une voix brève.

Un jour, il voit passer, sous les arcades, M. Giraud-Savine, un érudit ; il marche droit à lui, et comme celui-ci, gêné de se voir accosté par un ancien ami aussi compromettant que Chodruc, cherchait à l'éviter, Diogène lui barre le passage et l'interpelle d'un air sombre :

– Giraud, quelle est la meilleure traduction de Tacite ?
– Je n'en connais pas de bonne, répond M. Giraud.

Il serait singulier que ce fût Dumas qui eût fait les mots de Chodruc, pourtant celui-ci était homme d'esprit ; il devint mystificateur plus tard, et sa manière d'être n'est pas exempte d'une singulière pose ; ainsi l'interrogation sur Tacite n'est pas sincère. Le grand historien était aussi profondément indifférent au Diogène qu'il l'avait été à Duclos, qui avait négligé ses études, se laissant entraîner par le goût du plaisir, et ne parvenant pas, dans son âge mûr, à écrire une lettre sans fautes d'orthographe.

Un jour, Chodruc voit Charles Nodier, qu'il avait connu à Sainte-Pélagie, proscrit et condamné politique comme lui, causant avec l'auteur d'Antony, devant le café Foy ; il le fixe attentivement, fait mine de vouloir lui parler, se ravise et passe son chemin. Nodier parti, Dumas, qui descendait vers le Louvre, rencontre Chodruc, qui vient droit à lui :

–Êtes-vous lié avec Nodier ? lui dit Chodruc.

– Oui, répondit Dumas, et je l'aime de tout mon cœur.

– Ne trouvez-vous pas qu'il vieillit singulièrement ?

– Oui, sans doute, cela m'a frappé.

– Eh bien ! savez-vous pourquoi il vieillit ?

– Non, et je serais heureux de le savoir.

– Nodier vieillit parce qu'il se néglige, et rien ne vieillit un homme comme de se négliger.

Chodruc trouvant que quelqu'un se néglige ! c'est inimitable, et la conviction avec laquelle il avait posé ce principe avait beaucoup frappé Dumas.

Chodruc et la révolution de Juillet. – Manière de voir d'un royaliste. – Chodruc donne sa démission. – Sa mort.
En affectant un déguenillé aussi complet, Chodruc avait son idée fixe, il voulait faire rougir un ministre, M. de Peyronnet, autrefois son ami, qui lui avait refusé de le mettre à même d'échapper à cette misère. La révolution de Juillet éclatant à la suite des Ordonnances, et M. de Peyronnet traduit en accusation et incarcéré à Ham, le Diogène n'avait plus sa raison d'être, et Chodruc le comprit.

Le 28 au matin, l'Homme à la longue Barbe se rendit à son poste habituel, décemment vêtu, la barbe lisse, coiffé d'un chapeau presque propre. Ce fut un coup de théâtre, et les boutiquiers eurent deux étonnements à la fois : Chodruc devenu décent, les grilles du Palais-Royal fermées et le jardin plein de troupes. Les Suisses défendaient le Palais et avaient engagé le feu avec les assaillants. Chodruc, qui voyait à deux pas de lui un groupe de jeunes gens armés de fusils de munition dont ils se servaient assez mal, s'approcha d'eux et demanda une arme pour leur montrer comment il fallait s'en servir.

Il mit en joue, pressa la détente, on vit tomber un Suisse ; il rendit son fusil.

Celui qui avait prêté son arme insista pour qu'il voulût bien la garder, puisqu'il savait bien s'en servir.

Merci ! répondit Chodruc, ce n'est pas mon opinion.

En effet, la révolution de Juillet et sa conclusion n'étaient qu'un compromis entre la république et la royauté, et Chodruc, entier dans ses opinions et Vendéen dans toute l'acception du mot, ne se ralliait pas à la meilleure des républiques.

L'ordre se rétablit ; Chodruc continua sa vie singulière, mais son costume était désormais plus décent ; il hantait les cafés du Palais-Royal ; il y discutait et devenait plus sociable. Il avait ses admirateurs, mais il fut constamment la terreur des enfants et des femmes ; et toutes celles que nous avons consultées et qui l'ont connu, alors qu'elles étaient jeunes filles, nous ont invariablement exprimé le même sentiment.

Chodruc-Duclos a successivement habité rue Pierre-Lescot, rue du Pélican et rue de la Bibliothèque ; il restait couché depuis minuit jusqu'à quatre heures de l'après-midi en hiver, et jusqu'à deux heures en été. A cette heure, il se rendait chez une fruitière de la rue Pierre-Lescot, chez laquelle il mangea pendant plus de cinq ans ; il apportait sa nourriture avec lui ; il payait comptant tout ce qu'il prenait, et, parfois, quand il avait trouvé un ancien ami généreux, il faisait de vrais festins, sans que ses extra le rendissent plus bavard ou moins sombre.

Chodruc avait contracté dans les prisons, à Vincennes et à l'Abbaye surtout (Charles Nodier en fait foi), des douleurs rhumatismales qui le faisaient horriblement souffrir. Comme il se laissait aller, sans jamais avoir recours aux médecins, on le trouva mort sur son grabat de la rue du Pélican ; il n'avait sur lui que quelques lettres sans importance.

Les commerçants du Palais-Royal, qui auraient payé ce qu'on eût voulu pour qu'on les délivrât de Chodruc, firent une souscription pour payer son enterrement.

Comme date historique et documents sérieux sur Chodruc-Duclos, je cite les vers de Barthélemy et Méry dans la Némésis, vers relatifs à mon héros :

Dans cet étroit royaume où le destin les parque, Les terrestres damnés l'ont élu pour monarque ; C'est l'Archange déchu, le Satan bordelais, Le Juif errant chrétien, le Melmoth du Palais. Jamais l'ermite Paul, le virginal Macaire, Marabout, Talapoin, Saquir, Santon du Caire, Brahme, Guèbre, Parsis adorateur du feu, N'accomplit sur la terre un plus terrible vœu : Depuis sept ans entiers, de colonne en colonne.

Comme un soleil éteint, ce spectre tourbillonne ; Depuis le dernier soir que l'acier le rasa, Il a vu trois Véfour et quatre Corazza ; Sous ses orteils, chaussés d'éternelles sandales, Il a du long portique usé toutes les dalles ; Être mystérieux qui, d'un coup d'œil glaçant, Déconcerte le rire aux lèvres du passant ; Sur tant d'infortunés infortune célèbre ! Des calculs du malheur c'est la vivante algèbre. De l'angle de Terris jusqu'à Berthellemot, Il fait tourner sans fin son énigme sans mot. Est-il un point d'arrêt à cette ellipse immense ? Est-ce dédain sublime, ou sagesse, ou démence ? Qui sait ?

Duclos n'est évidemment pas un personnage ni une figure qu'il faille mettre sur un piédestal, mais puisque je collectionne des tulipes noires, et que j'ai tenté d'avoir le mot de quelques énigmes qui ont intrigué nos devanciers, il faut tirer une conclusion de cette vie agitée et pittoresque, qui commence dans l'opulence et finit dans une abjection presque volontaire.

Duclos fut, je le crois, victime d'un tempérament excessif, ses passions l'ont toujours dominé, et cette forte conviction, qui le fait renoncer à toute transaction et à toute concession, est annulée par une absence de sens moral et une faiblesse mal en rapport avec l'énergique volonté dont il fait preuve dans les circonstances politiques de sa vie.

Je n'ai pas voulu insister sur sa liaison avec madame de T..., mais cette liaison était déshonorante, et je puis le prouver par une lettre autographe que j'ai entre les mains.

On dit ses vérités au roi-soleil, on peut les dire à Chodruc.

À côté de cela pourtant, supposez le Superbe, acceptant du service sous Bonaparte, et faisant sa soumission entre les mains de Fouché, qui se transporte à Vincennes uniquement pour l'acheter ; Duclos était à cette époque une tête du parti royaliste, un homme élégant et bien né, on le faisait donc préfet et baron de l'Empire. De là au Diogène, il y a la distance d'une conviction.


 

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