Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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M. DE SAINT-CRICQ
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Tous les Parisiens ont connu M. de Saint-Cricq, cet habitué du boulevard : c'était un gentilhomme qu'on reconnaissait pour être de race, malgré le laisser-aller de son costume. Il avait laissé croître sa barbe, et c'était déjà se singulariser de ne pas avoir le menton rasé en l'an de grâce 1829.

Il était extravagant et maniaque, il prisait du sucre et en offrait aux gens qu'il rencontrait ; il causait volontiers et longtemps ; il avait voué à la Charte et à la Fayette une haine acharnée et médisait du temps présent.

Doué d'une certaine fortune et d'un beau nom, il hantait les centres élégants, c'était un habitué du Café Anglais, qui fut le principal théâtre de ses extravagances.

Il s'asseyait encore devant Tortoni, demandait une glace à la vanille et une glace à la fraise, puis, rassemblant ses idées un instant, se déchaussait sans façon et versait consciencieusement sa glace à la vanille dans la botte droite, et la fraise dans la botte gauche. Quand il lui arrivait de se tromper, il maugréait tout bas en reconnaissant son erreur, vidait ses bottes et redemandait deux autres glaces en répétant jusqu'à l'arrivée du garçon :

Glace à la vanille, botte droite ; glace à la fraise, botte gauche M. de Saint-Cricq appartenait à une très grande famille que ces excentricités affligeaient ; mais tant qu'elles n'eurent pas de fâcheux résultats pour sa santé ou pour sa fortune, on le laissa errer dans les rues de Paris sans lui infliger un gardien.

On le voyait souvent tenant par la main une charmante enfant. Or, comme M. de Saint-Cricq adorait la petite fille, qui le lui rendait bien, il la menait promener sur le boulevard, et quand arrivait l'heure du dîner, s'installait à table avec elle ; les garçons la connaissaient, on lui donnait son couvert d'enfant, sa petite timbale en vermeil, et la dame du comptoir lui faisait faire chaque fois quelques friandises.

Vers six heures, on voyait entrer le docteur Véron, le duc de R..., le prince de Belgiojoso, Malitoume, Latour-Mézeray, l'homme au camélia ; venaient ensuite D'Al... S..., un vieux capitaine de vaisseau dont j'ai oublié le nom, et un nommé Clément. Ces messieurs avaient leur table mise au fond du café, sous l'œil même de la dame du comptoir, la spirituelle madame Gué.

Parfois, aux tables du devant, on voyait apparaître un grand garçon svelte, un peu excentrique, vêtu d'un habit bleu à boutons d'or, d'un gilet blanc et d'un pantalon gris, les cheveux au vent, un Masaccio moderne, l'œil vif, le nez un peu pincé et le chapeau à quarante-cinq degrés : c'était Alfred de Musset qui, trouvant Hugo trop - Baron de Fer, Théophile Gautier et ses acolytes trop excentriques, et la mère Saguet un cabaret sentant la roture, rompait avec les littérateurs et se jetait à corps perdu dans la vie élégante. Souvent encore, dominant la foule de toute la tête, souriant et montrant ses dents blanches, heureux, bruyant, familier, expansif, s'avançait un joli garçon mulâtre, au front ouvert, aux longs cheveux crépus, vêtu d'une redingote noire serrée à la taille et boutonnant droit jusqu'à la cravate, le ruban de la Légion d'honneur à la boutonnière : c'était l'auteur d'Henry III et d'Antony.

On était courtois et spirituel, et on discutait le dernier succès littéraire ou artistique ; on parlait de madame Dorval ou de Jenny Colon, d'Eugène Delacroix ou d'Antonin Moine. On dînait longuement, on buvait beaucoup et des meilleurs, et vers les dix heures, quand la petite-fille de M. de Saint-Cricq avait joué avec le chat du logis et mangé les bonbons que chacun lui offrait à l'envi, on la voyait s'affaisser sur un divan et s'endormir. Un grand domestique galonné venait rappeler à M. le baron que mademoiselle s'endormait et que ces veillées lui brûlaient le sang ; M. le baron prenait son chapeau, jurait ses grands dieux qu'il allait partir, et ne regagnait son logis qu'à une heure du matin. Le valet de pied enveloppait alors celle qui devait être un jour l'ambassadrice d'Angleterre et la femme d'un ministre, dans un grand tartan rayé, et M. de Saint-Cricq s'en allait lentement, le long du boulevard, regardant les étoiles en faisant des gestes étranges.

Mais tous les jours, dans cette même salle du rez-de-chaussée du Café de Paris, se renouvelait une scène du meilleur comique entre gens du meilleur monde, dont plusieurs vivent encore.

L'une des tables était occupée par le vieux capitaine dont j'ai parlé plus haut, et à ses côtés, solitaires aussi, venaient s'asseoir de vieux célibataires qui avaient mené la vie à grandes guides, et auxquels il ne restait pas plus de dents que d'illusions... C'étaient le duc de R..., M. de V..., un roturier millionnaire et un ex-capitaine de vaisseau. M. de Saint-Cricq, plus jeune que ceux que j'ai cités, s'asseyait parfois à côté d'eux.

Le capitaine, qui mangeait les mets les plus délicats, ne buvait pas de vin ; M. le duc de R... jetait une goutte de xérès dans un verre d'eau limpide, et les autres étaient au moins aussi sobres. De temps en temps le capitaine laissait échapper cette exclamation.

– Ah ! mon cher duc, avoir eu trente ans et se souvenir du bouquet délicieux des cortons, des léoville, des closvougeot ; et aujourd'hui des gastrites, des gastralgies..., de vilaines maladies qui n'ont même pas un joli nom... et pas même des dents creuses !

Et le duc interpellé regardait piteusement son verre à peine coloré par quelques gouttes de xérès.

– Si seulement on en était quitte, disait M. de V..., pour une insomnie, mais ce sont les satanées crampes et les indigestions.

– Êtes-vous bien sûrs, messieurs, disait M. de Saint-Cricq, que ce système débilitant que vous vous obstinez à suivre ne soit pour rien dans les désordres dont vous vous plaignez ?

– Vous avez raison, baron, ripostait R... Je crois que ces concessions faites à notre tempérament n'ont d'autres résultats que de paralyser les fonctions digestives. Des toniques, messieurs, des toniques !

– Oui, objectait timidement le duc, mais ce n'est pas seulement l'estomac qui proteste, et chaque verre de Saint-Julien ou de Haut-Brion se paye d'une crise de goutte, et j'ai bien juré de ne pas me laisser aller à ces faiblesses...

Et tous les interlocuteurs se taisaient. On passait au second service ; on savourait le sorbet, destiné à précipiter la digestion ; puis venaient le fromage et les fruits ; et le capitaine hasardait timidement une proposition :

– Nous avons fini de dîner ; il est vraiment difficile de manger le fromage sans boire au moins un verre de bordeaux, et vous savez que nos moyens digestifs ne nous permettent pas de négliger le fromage : à nous cinq !

– un verre de bordeaux ?

– Voyons, messieurs ! manger le fromage sans boire au moins un verre de vin rouge serait de l'exagération !

– Le capitaine a raison, disait M. de V..., nous allons peut-être un peu loin : mais puisque nous faisons cette innocente débauche, prenons au moins du bourgogne. Le bordeaux est froid pour nos estomacs débilités ; le bourgogne, au contraire, est généreux et chaleureux : il détermine une douce gaieté et porte à l'expansion.

– Va pour le bourgogne, disait R...

Et le sommelier, chargé de la bouche des vieux garçons apportait solennellement, et souriant en dessous, une vénérable bouteille soigneusement couchée dans un petit panier d'osier.

– Messieurs, disait le duc R..., avec son joli sourire de vieillard, et se levant en tendant son verre comme pour porter un toast, que les maux que causera ce bourgogne retombent sur vos têtes ! Nous avons bu à tant de choses dans notre vie, et nous savons ce que valent les grandeurs et les félicités d'ici-bas !... Bah ! ce Romain avait peut-être raison... Diis ignotis !

Et le visage des épicuriens, jusque-là triste et maussade, s'illuminait d'un sourire, et le capitaine contemplait la bouteille vide.

On parlait de choses et d'autres ; M. de Saint-Cricq divaguait un peu, mais comme un homme d'esprit divague ; le duc faisait claquer ses lèvres ; R... et M. de V... semblaient hantés par de doux souvenirs. Le capitaine, toujours aussi timide, se tournait alors vers cet auditoire qui lui semblait bien disposé.

– Que ce soit un verre ou une bouteille, messieurs, je suis malheureusement trop sûr que vous, mon cher duc, vous devrez à cette petite débauche une crise de goutte. Vous, Saint-Cricq, vous serez nerveux toute la journée. Quant à vous, mon pauvre de V..., gare les crampes du pylore, et pour vous R..., que vous buviez du Clos-Vougeot ou de l'eau claire, votre gastrite ne vous laisse guère de repos. Si nous demandions une bouteille de ce vieux pommard dépouillé qui a perdu le feu que vous redoutez tant.

Et le sommelier, discret et sérieux cette fois, apportait la bouteille sans lever les yeux sur les convives.

Après la seconde bouteille, on n'avait plus besoin de prétextes pour passer à la troisième, et vers minuit, quand le domestique du vieux duc, qui se promenait depuis deux heures sur le boulevard en attendant le signe par lequel il lui demandait sa pelisse, s'avançait respectueusement vers lui, son maître, un peu chancelant, s'appuyait fortement sur son bras, et on avait peine à le réveiller quand sa voiture s'arrêtait devant son petit hôtel de la rue de la Ville-l'Evêque.

Le lendemain, les tables étaient vides, et la dame du comptoir n'avait pas besoin de demander la cause de cette infraction de ses pensionnaires à leurs habitudes ; mais quand ces messieurs revenaient occuper leur table, sur laquelle on n'avait servi que l'eau la plus limpide, après avoir consciencieusement observé leur régime pendant tout leur repas, ils recommençaient la même scène que l'avant-veille, et cette petite débauche était toujours suivie des mêmes résultats.

Mais ce ne sont pas là les excentricités qui ont rendu M. de Saint-Cricq célèbre. Le baron faisait partie du cercle de l'Union et, je crois, du Jokey-Club. Tous les membres de ces deux clubs connaissaient et sa généalogie et son état de fortune ; ils étaient aussi habitués à ses singularités et à ses manies, et se prêtaient assez volontiers à ses fantaisies.

M. de Saint-Cricq était arrivé à un état mental qui ne se manifestait par aucun acte dangereux ; il était doux et calme, poli, bien élevé ; c'était un gentilhomme auquel on s'attachait volontiers. Il était d'ailleurs entouré de parents qui l'aimaient et craignaient, par une surveillance trop sérieuse, d'aggraver son état. Mais ses excentricités pouvaient tout simplement le conduire à la ruine. Il fallait donc veiller sur lui et réglementer ses dépenses ; un valet de pied, muni d'argent, était chargé de le suivre et de pourvoir à ses dépenses.

Un jour, il était entré chez le Jullien d'alors et avait régalé les enfants, ce qui n'était qu'aimable : mais une fois il avait commandé des bijoux, choisi des diamants, et l'orfèvre, en lisant sur sa carte de visite le nom de l'acheteur, avait pris la commande au sérieux. Ce goût de faire des emplettes s'était développé et était arrivé à un point inquiétant ; il eût commandé douze bonnes douzaines de cercueils.

Il fit un jour une équipée qui eut le plus grand succès : il avisa une station de citadines et de lutéciennes, s'aboucha avec l'inspecteur et lui fit part de son projet de louer les trente voitures stationnaires, alléguant le premier prétexte venu. Il paya d'avance trente heures de voitures ; l'inspecteur n'avait aucune objection à faire ; il ratifia donc la location.

Quelques instants après, il montait dans la première citadine, ordonnant au cocher d'aller au pas et faisant suivre les vingt-neuf autres véhicules ; il descendit ainsi jusqu'à la Madeleine, et là donna l'ordre de remonter jusqu'à la Bastille. Les promeneurs furent vivement intrigués en voyant ce cortège de voitures vides ; on questionnait les cochers, qui racontaient à qui voulait les entendre qu'un bourgeois les avait loués et payés d'avance pour aller au pas et à vide.

A quelques jours de là, après avoir commandé, aux Bains chinois, un bain à domicile, il parcourut tout le boulevard et les rues adjacentes, commandant dans tous les établissements du même genre un autre bain pour la même heure.

Le moment venu, sans avoir prévenu aucun de ses domestiques, il s'enferma dans sa chambre à coucher, s'y barricada, ferma ses contrevents et attendit derrière les volets l'arrivée des garçons de bain.

La première baignoire apparaît dans la cour. Quoi de plus naturel ? M. de Saint-Cricq veut prendre un bain à domicile. Le garçon se dispose donc à monter la baignoire. Une seconde voiture se présente ; le concierge assure qu'il y a équivoque ; cependant l'adresse est parfaitement conforme ; on donne même le signalement de M. de Saint-Cricq.

Une troisième baignoire, suivie d'une quatrième, d'une cinquième et d'une sixième, se présentent ; il n'y a plus à en douter, c'est une mystification. La cour est pleine de baignoires qui ont peine à y manœuvrer, et de garçons de bain, qui se disputent et s'injurient ; et M. de Saint-Cricq, derrière ses volets, regarde avec jubilation le conflit qui surgit entre tous ces pauvres gens qui n'en peuvent mais. Du reste, comme toujours, chacun est grassement payé, et les mystifiés s'en retournent chez eux sans avoir vu l'auteur de la mystification.

M. de Saint-Cricq était grand admirateur de Molière, de Régnard et de Marivaux ; il était un des fervents abonnés du Théâtre-Français, et chaque fois que l'affiche portait le nom d'un des maîtres que j'ai cités, il écoutait religieusement, sans donner d'autres marques d'excentricité qu'un enthousiasme excessif qui se traduisait parfois par des exclamations un peu étranges. Mais quand le nom de celui qui allait pendant vingt-cinq ans faire les délices de la bourgeoisie remplaçait celui de Molière, et qu'au lieu de Tartuffe, des Précieuses, du joueur ou des jeux de l'Amour et du Hasard, on donnait la Camaraderie ou le Verre d'eau, le baron se faisait ouvrir la première loge de face qu'il trouvait vide, et là s'installait de façon à ce que ses deux pieds reposassent sur le pourtour de la loge. Quand on chutait à côté de lui et qu'on criait à l'inconvenance, il répondait que la littérature de M. Scribe était bonne pour ses bottes.

Quand l'acte était terminé, il se promenait avec rage dans le foyer et interpellait les gens qu'il connaissait :

– Est-ce que vous n'aimez pas mieux le Dîner de Madelon que toutes ces mesquineries-là, vous ? Toujours des notaires, des colonels et des secrétaires ! Quelle littérature ! Où allons-nous ! Pas de milieu ! soyons grands et dignes avec Racine et Corneille, humains avec Molière, ou joyeux et bien portants avec Désaugiers !

Redevenu garçon,
Libre de toute chaîne,
Aussi gai qu'un pinson,
Je bois, je me promène.
Eh ! bon, bon, bon !
Eh ! bonjour, Madeleine !
Eh ! bon, bon, bon !
Eh ! bonjour, Madelon !
À défaut de tendresse.

....................

Un soir, il fut la cause d'un grand scandale à la Porte-Saint-Martin.

C'était à l'époque de la mort mystérieuse du prince de Condé. Madame de Feuchères venait d'entrer dans une loge et M. de Saint-Cricq était au balcon ; il s'écria, en désignant la baronne :

– Elle a du sang sur sa robe ! elle a tué le malheureux prince !

Madame de Feuchères, épouvantée et devenue le point de mire de toute la salle, n'eut d'autre ressource que celle de s'évanouir ; revenue à elle, elle disparut. Quant au baron, on dut le rappeler au calme ; il paraissait, du reste, assez peu s'émouvoir de l'attention dont il était l'objet.

Dans les derniers temps de sa vie, M. de Saint-Cricq avait imaginé une mystification très singulière et qu'il renouvela fréquemment. J'ai dit qu'on avait soin de ne pas laisser à sa disposition une somme sérieuse, dans la crainte qu'il ne la dépensât d'une façon infructueuse ou même nuisible. Voici comment il exploitait la situation :

Il voyait entrer au cercle un de ses anciens amis ; il courait à lui, soucieux et triste, et lui tenait à peu près ce langage :

– Vous savez, mon cher, que je suis malheureusement un peu excentrique et qu'on craint, sans raison pourtant, que je dissipe mon patrimoine comme un fils de famille qui a lâché le frein à ses passions ; on me surveille, on m'espionne, on me rationne, et je suis obligé de faire la cour à mon laquais pour avoir un louis ; c'est répugnant et cruel, et je ne le souffrirai pas plus longtemps. Seulement, pour l'instant, il faut en passer par là ; j'ai sérieusement besoin d'argent, une misère, deux ou trois louis. Faites-moi donc l'amitié de me les prêter.

La personne interpellée, qui connaissait la position de M. de Saint-Cricq et qui, d'ailleurs, était au-dessus de deux louis, les lui offrait, et parfois mettait à sa disposition une plus large somme.

Quand il était en possession de l'argent prêté, il se mettait tranquillement à lire les journaux ou à causer, et, une demi-heure après, faisait la même sollicitation à la première personne qui entrait. Cette scène se renouvela quatre ou cinq fois par jour pendant quelque temps ; puis, on se donna le mot, et on évita le baron, ou on lui donna une raison pour lui refuser la somme qu'il demandait.

Mais le plus drôle de la situation, c'est que, dès qu'il avait réuni deux ou trois cents francs, il descendait sur le boulevard et voulait à toute force faire des largesses au peuple ; il fallait la présence du valet de pied, qui ne quittait jamais le baron, pour empêcher cette générosité immodérée. Il va sans dire qu'on demandait la liste des personnes auxquelles il s'était adressé et qu'on remboursait immédiatement les intéressés. C'était une simple espièglerie de la part de M. de Saint-Cricq.

A partir de ce moment, les excentricités redoublent ; M. de Saint-Cricq vient prendre une glace chez Tortoni ; couché sur le haut d'une voiture, il appelle le garçon, la foule s'ameute ; il veut persuader à chaque spectateur que rien n'est frais comme une banquette de citadine.

Une autre fois il s'assied tranquillement au Café de Paris, demande une tasse de café noir, et, quand on la lui a servie, se recueille un instant et prie qu'on lui apporte « tout ce qu'il faut pour écrire ». M. de Saint-Cricq n'écrivait jamais ; inquiétude du garçon, qui voit bientôt l'original verser délicatement dans sa tasse l'encre, la poudre et les pains à cacheter, et remuer doucement ce breuvage extraordinaire. On a beaucoup de peine à lui persuader que son café est froid et qu'on va lui en donner d'autre, et la bonne madame Gué s'interpose, le calme, cause amicalement avec lui et change le cours de ses idées.

C'est encore le temps des salades invraisemblables ; au milieu de son repas il commande une tasse de chocolat ; il a demandé préalablement une salade, il veut l'assaisonner lui-même et verse son chocolat en guise d'huile et de vinaigre, ayant soin de mêler à chaque cuillerée une pincée de sel et une de poivre.

Une autre fois, il a demandé des fraises au mois de janvier ; on lui sert une portion de ces fruits, qu'on cultive à grands frais pour les gourmets ; il se plaint de ne pas les trouver assez mûres, et quand on veut échanger sa portion contre une autre, il se lève, le couteau en arrêt, jure qu'on n'aura ses fraises qu'avec sa vie, et déploie une énergie comique ; on insiste, en lui montrant d'autres fraises plus belles :

– Tous vos piéges et toutes vos ruses ne me séduiront pas ; venez les prendre, vous ne les aurez que quand il ne me restera plus une goutte de sang dans les veines !

Ces penchants excentriques se développèrent à un tel point, qu'un membre de sa famille résolut de faire enfermer le baron dans une maison de santé.

Un matin, on le fit monter dans une voiture et on l'accompagna chez un docteur spécialiste.

Ce jour-là, en entrant dans la maison de santé, le baron eut l'intuition incomplète de ce qui se passait, et, intervertissant les rôles, il assura aux personnes qui l'accompagnaient, qu'on était admirablement soigné dans ces maisons ; que, du reste, on les viendrait voir et leur apporter mille friandises qui leur rendraient la vie supportable.

Mais M. de Saint-Cricq se laissa prendre aux discours dorés du chef de l'établissement, y resta et devint le pensionnaire le plus intolérant de sa maison.

A partir de ce jour, le pauvre homme, habitué au grand air, à la vie, à l'air libre, qui battait du matin au soir le boulevard des Italiens et les cercles, s'étiola et devint profondément triste.

Un jour, une maladie cérébrale se déclara et l'emporta rapidement ; il survécut deux ans à cette séquestration.

M. de Saint-Cricq était né à la fin du siècle dernier ; il fut regretté du monde parisien habitué à ce gentilhomme monomane, qui était d'une douceur parfaite, et dont les excentricités les plus sérieuses ne dépassèrent jamais celles auxquelles lord Seymour, Romieu, de Musset, Saint-Léger et autres avaient accoutumé les sectaires du boulevard des Italiens.

Le portrait de M. de Saint-Cricq ne figure pas ici, on comprendra facilement le sentiment de délicatesse qui nous porte à ne pas le publier. Le baron devait figurer dans cette galerie, il fut un type de son temps, mais nous voulons épargner à sa famille un douloureux souvenir.


 

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