Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places, quartiers de Paris : comment ils ont évolué, comment ils sont devenus le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places, quartiers de Paris dont un grand nombre existe encore.
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PLACE DES VOSGES
(D'après Les rues de Paris. Paris ancien et moderne : origines, histoire, monuments, costumes, mœurs, chroniques et traditions, sous la direction de Louis Lurine, paru en 1844)

Non, ne parlons pas de La Fontaine, il n'a fait que passer sous les ombrages de la place Royale ; mais parlons de Bois-Robert, il a été un des rois de la place Royale ; il se fit de bonne heure le complaisant du cardinal. C'était un bouffon qui faisait rire le maître à tous. Au reste, rendons-lui cette justice : Bois-Robert n'a fait de mal à personne ; il en à consolé plus d'un qui était dans la peine ; il en a visité plus d'un qui était à la Bastille. En un mot, tout bouffon qu'il a été, il a été le fondateur de l'Académie Française. Quand il est mort, il disait encore ce bon mot : « Je ne demande qu'une chose, c'est d'être aussi bien avec Notre-Seigneur que j'ai été avec le cardinal de Richelieu. »

Pourquoi donc, je vous prie, puisque nous sommes à la place Royale, ne pas parler de la marquise de Rambouillet ? Elle a joué à coup sûr un grand rôle dans ce monde à part, qu'on appelle le beau monde. Madame de Rambouillet était une personne d'un goût très fin et même exquis, qui s'entendait à toutes les

Place Royale (Place des Vosges)
élégances de la vie. A elle seule elle à fait une révolution dans l'art de disposer et d'arranger l'intérieur d'une maison. Elle fut la première qui changea l'escalier de place, afin d'avoir une longue suite de chambres et de salons ; elle avait bâti à elle-même son hôtel. Dans cette maison ainsi bâtie pour que l'air et la lumière, et partant la bonne humeur et la santé y entrassent de toutes parts, se donnait rendez-vous tout ce qu'il y avait de plus galant à la cour, tout ce qu'il y avait de beaux esprits dans la ville.

C'est là que fut fondée cette grande puissance qu'on appelle la causerie. La marquise de Rambouillet était jeune et belle ; son esprit était net, sa parole était vive. Elle avait pour ses amis toutes sortes de malices charmantes. Molière, il est vrai, dans un des accès de sa mauvaise humeur, à dénoncé le bel esprit des précieuses ; mais cependant, quelle que soit la verve de Cathos, de Madelon et de Mascarille, on ne peut nier que cette langue française, qui commençait à peine, n'ait gagné beaucoup de grâce à être parlée avec tant de soins et d'études, et dans un si beau salon, par la plus belle compagnie.

Madame de Rambouillet à été véritablement une des premières personnes qui ont donné le signal au grand siècle. Madame de Sévigné, elle-même, est venue un peu plus tard que la belle Arténice. D'ailleurs, elle a été la mère de madame de Montausier, ce rare et modeste esprit, qui a écrit tant de pages élégantes et simples sous le nom de Voiture.

Dans ces murs et pour Lucille-d'Argennes Julie de Rambouillet, fut rêvée et exécutée la Guirlande de Julie. La fête de Julie arrivait un mois d'hiver (1644), les fleurs manquaient pour composer un bouquet digne d'elle, M. le duc de Montausier (il était un peu l'amant de Julie, et il à attendu bien longtemps qu'elle le voulût accepter pour son mari) appela à son aide tous les poètes de son temps pour que chacun apportât une fleur de son choix à cette guirlande.

Vous pensez si ces messieurs obéirent à cet appel fait à leur courtoisie ! Pas un ne manqua à cette fête de la beauté et de l'esprit : M. d'Andilly le père et M. d'Andilly le fils. M. Chapelain et M. Colletet, M. Desmarets, M. Godeau, M. de Gombaud, M. l'abbé de Serisy et M. de Malleville, M. de Montmor, M. Racan, M.Tallemant des Réaux, et M. de Scudéry, et enfin M. Conrart que l'on peut à bon droit appeler avec Bois-Robert le père de l'Académie Française.

Sous les plus belles feuilles d'un blanc vélin, le fameux maître d'écriture Jarry se chargea de transcrire cette merveille. A la première page Zéphyre se balance dans les airs, il tient d'une main une rose et de l'autre main la guirlande de fleurs peinte par Robert, ainsi que les vingt-neuf fleurs que vous retrouverez dans les vingt-neuf pages suivantes ; il est bien entendu que M. de Montausier n'a pas renoncé à jouer sa partie dans ce concert d'éloges en l'honneur de la femme qu'il aimait.

Comme chacun de messieurs les poètes pouvait choisir sa fleur favorite, Chapelain choisit l'impériale en l'honneur de Gustave-Adolphe le héros de Julie, M. Colletet et M. de Montausier avaient choisi la rose, M. de Gombault l'amarante, M. d'Andilly la fleur de thym, M. Desmarest la violette, et même on se souvient de ces vers : « Franche d'ambition, je me cache sous l'herbe Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour ; Mais si sur votre front je puis me voir un jour, La plus belle des fleurs sera ta plus superbe. »

Ce beau volume ainsi rempli de vers et de fleurs, fut relié par Gaslon, le relieur du cardinal de Richelieu ; il avait placé au dedans et au dehors de ce beau livre le

La Guirlande de Julie, beau volume rempli
de vers et de fleurs, relié par Gaslon,
le relieur du cardinal de Richelieu
chiffre de Julie d'Argennes ; tant qu'elle vécut, madame de Montausier conserva précieusement ce monument élevé à son esprit, à ses grâces, à sa beauté, et elle le montrait avec orgueil. Après la mort de cette dame, la Guirlande de Julie passa à sa fille madame la duchesse d'Uzès, et à la mort de cette dame, le précieux volume fut vendu quinze louis à M. Moreau, le premier valet de chambre de M. le duc de Bourgogne. M. l'abbé de Ruthelin, M. de Bozes, M : Caignat, M. le duc de la Vallière ont possédé tour à tour la Guirlande de Julie. Un libraire de Londres l'a acheté quinze mille francs, et l'a revendu à madame la duchesse d'Uzès pour quarante mille francs. On n'a pas tort de parler de la destinée des livres.

N'oublions pas, dans notre histoire, madame d'Hyères, si aimable dans ses folies ; la sœur de madame de Montausier, mademoiselle de Rambouillet ; et mademoiselle Paulet, qui jouait du luth mieux que personne, et dont le chevalier de Guise fut amoureux si fort. Chose étrange, et qu'on ne sait pas, c'est que mademoiselle Paulet, élégante, jolie, musicienne, bel esprit, courageuse et fière, fut la première qui, en France, fut appelée une lionne. Aujourd'hui, le titre de lionne est un grand titre ; c'est une gloire. Une femme qui n'est pas une lionne se croit déshonorée : Mademoiselle Paulet ne fut pas si fière, elle s'emporta fort contre Voiture, mais le nom lui en resta.

Si j'avais le temps, comme je vous raconterais l'histoire de Voiture. Il était le fils d'un marchand de vins, mais il se tirait gaiement d'affaire en disant qu'il avait été réengendré avec madame et mademoiselle de Rambouillet. C'était un bel esprit ; il aimait l'amour et le jeu, mais le jeu plus que l'amour. Il traitait les plus grands seigneurs avec, un sans-façon et un sans-gêne merveilleux. Un jour, il mena chez madame de Rambouillet, deux grands ours qu'il avait rencontrés dans la rue. Il mettait facilement la main à l'épée. Il mourut, disait mademoiselle Paulet, comme le Grand-Seigneur, entre les bras de ses sultanes.

C'est lui qui dit ce joli mot sur le jeune Bossuet, qui avait alors quatorze ans lorsqu'il prêcha son premier sermon à l'hôtel de Rambouillet, un quart-d'heure avant minuit « Je n'ai jamais entendu prêcher ni si tôt, ni si tard ». Songez donc que toute la famille des Arnault à passé dans la place Royale en y laissant son empreinte. La marquise de Sablé à vécu dans cette grande maison à côté de la comtesse de Maure, porte à porte ; mais elles se visitaient chaque jour par écrit. C'étaient deux frileuses. Un jour cependant la comtesse de Maure était si malade que la marquise de Sablé se décida à descendre l'escalier pendant que l'on portait au-dessus de sa tête le baldaquin du lit de la cuisinière.

Le maréchal de Grammont faisait partie, lui aussi, de cette société choisie, et quels beaux contes il leur débitait du plus grand sang-froid ! Là, venait tout rempli de morgue et de science, le président Jeannin, qui osa défendre Laon contre Henri IV. Après la paix, Henri IV voulut l'avoir, disant que puisqu'il avait servi fidèlement un petit prince, il pouvait bien servir un grand roi. Un jour que la reine-mère lui avait envoyé une grosse somme d'argent, le président renvoya cette somme, en disant qu'une régente ne pouvait disposer de rien tant que son fils était mineur.

M. Gombaut, l'évêque de Vence, M. Gombaut, le poète, que madame de Rambouillet appelait le beau ténébreux. Son plus grand chagrin eût été qu'on sût sa misère, et ses amis lui faisaient croire que l'argent qu'ils lui donnaient était envoyé parle roi. Gombaut, c'est toute la misère et toute la fierté du poète. Chapelain fut tout au rebours ; il était le plus vanté, le plus riche et le plus mal vêtu de tous les beaux esprits.

Quand il fut présenté pour la première fois à madame de Rambouillet, il portait un habit de satin colombain, doublé de panne verte, et passementé de petits passements colombains et verts, à œil de perdrix ; il avait à son chapeau un crêpe qui, à force d'être porté, était devenu couleur de feuille morte ; avec un vieux cotillon de sa sœur, il s'était fait un justaucorps en taffetas noir ; sa perruque est une fable, Boileau en a fait un poème. Ainsi était bâti l'auteur de la Pucelle.

Vous aviez aussi dans ce temps-là la reine de Pologne, pauvre reine, et la duchesse de Croi, la fille de madame d'Urfé, le maréchal de Bassompierre, c'est le plus bel esprit de la cour. La reine lui passe toutes ses folies. Le cardinal La Rochefoucauld et le chancelier Séguier le saluent de la main, tandis que Jodelet se met à vendre des barbes pour le parlement de Metz, qu'on venait de remplir de jeunes gens. Mesdames de Rohan s'en vont aujourd'hui faire une visite à madame de la Maisonfort.

N'entendez-vous pas venir Fontenay Coupd'Epée ? c'est un brave qui va rendre sa visite de chaque jour à mademoiselle Févier, la tille du ministre. Dumoustier, le dessinateur, perd son temps à dire des injures à tout le monde. Le président Le Coigneux court après les belles dames ; puis, quand il rentre chez lui, il dit : Je vais voir ma vieille, en parlant de sa femme. M. d'Emery, le financier, l'ami de Marion Delorme, il avait gagné neuf millions en dix ans : on disait de lui que c'était le plus damné des hommes. Desbarreaux jure et s'emporte.

Dans sa voiture à quatre chevaux, Marion Delorme, magnifique et dépensière, mène la vie à grandes guides et meurt à trente-neuf ans, laissant pour 20,000 écus de dentelles et pas un sou d'argent comptant. Cet esprit qui passe tout là-bas, c'est Pascal ; cet homme qu'on salue jusqu'à terre, c'est le maréchal de l'Hôpital. N'auriez-vous pas aimé la comtesse de La Suze qui faisait de si jolis vers et des élégies si touchantes ; madame de Ieaucourt, qui était si jolie et qui à été le modèle des mères ; le président de Nicolaï, dont la jeunesse fut si orageuse ; le père André dont la parole brutale et toute remplie de violences était loin d'annoncer le père Bourdaloue et le père Massillon qui n'étaient pas loin !

Que dites-vous de madame Pillon, la sincérité même, qui avait bouche en cour ; madame Pillon, une simple bourgeoise, à force d'esprit et de boutades piquantes, était également redoutée à la ville et à la cour. Et madame de Moutan, qui avait les mains aussi belles que les mains de la reine. Et madame d'Ayvait, si colère qu'elle à pensé tuer sa fille d'un coup de poing. Et, parmi les beaux esprits, M. Costar. Un jour, dans cette même place Royale, passait madame de Longueville : sa chaise se brise ; un grand laquais se présente pour venir en aide à madame la duchesse : « A qui êtes-vous ? lui dit-elle. – Je suis à M. Costar. – Et qui est-ce M. Costar ? – C'est un bel esprit, madame. – Et qui te l'a dit ? – Si vous ne voulez pas me croire, madame, prenez la peine de le demander à M. Voiture. – Tel maître, tel valet, » dit la duchesse, voyant le valet si beau et si bien élevé.

Songez donc enfin, que parmi ces hommes, que le Marais nous rappelle, il faut compter le cardinal de Retz et M. de Roquelaure et madame de la Roche-Guyon, chantée par Benserade, et la Serre et la Calprenède. Vous ne pouvez pas comprendre quelle était la toute puissance d'une femme d'esprit, de madame de Cornuel, par exemple. C'était l'esprit en personne ; elle disait de la religion, déjà ! la religion n'est pas mourante, mais seulement défaillante. Un jour qu'elle fut arrêtée par des voleurs, un de ces bandits lui mit la main sur la gorge : « Vous n'avez que faire là, mon ami, lui dit-elle, je n'ai ni perles ni tétons. »

Ne quittons pas cette place Royale, où s'est dépensé tant d'esprit, tant de grâces et tant d'amours, sans saluer de nos regards et de nos regrets l'hôtel Carnavalet : De cette maison, aujourd'hui silencieuse, est sortie, tout armée, la langue

Hôtel habité par Victor Hugo,
6 place des Vosges de 1833 à 1848
française et la plus belle langue que la France ait parlée, la langue de madame de Sévigné.

C'est ainsi que dans cette heureuse ville il n'y a pas un coin de terre, pas une ruine, qui ne puisse servir à écrire quelques beaux chapitres tous remplis des plus grands noms de l'histoire, et dans lequel vous verriez s'agiter au milieu des espérances, des déceptions et des progrès de tous genres, les plus nobles, les plus illustres et les plus excellents esprits.

Après quoi et lorsqu'à peine la description est achevée, quand la dernière pierre de taille vient d'être placée par la main du dernier grand seigneur, quand toute une société savante, élégante et polie s'est agitée entre ces nobles murailles qui sont devenues le centre de l'urbanité française et de l'atticisme européen, une révolution impitoyable tombe soudain sur ces nobles monuments qui étaient l'orgueil de la nation toute entière, elle renverse, elle détruit, elle arrache les gazons et les marbres, elle brise en mille pièces la statue de Louis XIII et le cheval de Daniel de Volterre ; cette révolution impitoyable porte ses mains violentes sur les grands noms abrités dans ces palais si remplis de grâce extérieure, elle tue après avoir tout brisé, et enfin, couverte de sang et de poussière, elle s'en va où l'appellent d'autres ruines et d'autres violences.

Le monument renversé se remplace par un autre monument; mais l'esprit humain est capricieux, la popularité est changeante ; dans une ville comme Paris, la foule se déplace comme fait la mer qui passe d'une grève à une autre grève : elle était là-bas, elle est ici. La révolution qui a chassé la belle foule de la place Royale, l'a poussée au Palais-Royal, par exemple, et là, entre ces arcades remplies d'or et de bruit, autour de ces gazons et de ces eaux bruyantes, dans la même enceinte abritée contre la pluie et le soleil, la conversation française et l'esprit parisien ont établi leur nouveau domicile.

Mais, juste ciel, ce n'est plus la causerie d'autrefois, ce n'est plus l'esprit murmurant et doucement jaseur de la place Royale, ce n'est plus ce charmant et poétique murmure dans lequel tant de voix calmes et correctes développaient à plaisir tous les beaux sentiments du coeur; ce n'est plus cette opposition prudente et cachée des beauxb esprits, des grands seigneurs, des galantes personnes de la cour de Louis XIII et de Louis XIV.

Au Palais-Royal vous trouverez cette opposition brutale et furibonde qui se souvient des déclamations ardentes de Camille Desmoulins, quand les feuilles des arbres du jardin servaient de cocarde aux factieux. Vous voyez donc qu'en effet les monuments peuvent mourir aussi place bien que les hommes, que la vie qui était là-bas a reflué dans un nouveau centre, et qu'à tout prendre, si elles étaient sages, les révolutions n'auraient guère besoin de se mêler aux affaires humaines pour tout renverser, pour tout détruire; il suffirait d'abandonner l'esprit français à sa légèreté et à son inconstance naturelles.

Ce Palais-Royal, dont nous vous parlons, à cette heure même, n'a-t-il pas déjà perdu une grande partie de sa popularité et de sa fortune ? est-il encore ce qu'il était il y a seulement trente ans, le centre unique de toutes les passions, de tous les tumultes, de tous les vices, de toutes les colères ?

La prise de la Bastille marquera la fin du Marais résidentiel, livré à l'abandon et à la destruction. La place deviendra un champ de manœuvres pour la garde nationale. Baptisée place des Fédérés, le 19 août 1792, place de l'Indivisibilité, le 4 juillet 1793, Napoléon lui donnera le nom de place des Vosges, le 26 fructidor an VIII, en hommage au premier département qui s'était acquitté de ses impôts.

La Restauration lui rendra le nom de place Royale, le 27 avril 1814, qu'elle abandonnera pour celui de place des Vosges, le 14 mars 1848, et qu'elle récupérera de 1852 à 1870.


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