Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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AVENUE D'ANTIN,
aujourd'hui avenue Franklin D. Roosevelt
VIIIe arrondissement de Paris
(D'après Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)

Notice écrite en 1856.

Le petit Moulin-Rouge :
Le duc d'Antin faisait planter en 1723, dans les Champs-Élysées, l'avenue qui porte son nom. Par malheur elle se trouvait dans les parages de l'allée des Veuves, qui ne volaient pas leur détestable renommée. Il a trente ans encore, les réverbères étaient rares de ce côté ; les dames ne s'y hasardaient pas même en plein jour, et les hommes-y couraient le soir plusieurs dangers : si quelque habitant, de Chaillot revenait du spectacle par les Champs-Élysées, c'est qu'il avait sous son carrick deux pistolets chargés et amorcés. Le dimanche, néanmoins, les Champs-Élysées donnaient à danser, et leurs guinguettes, étaient surtout la poésie d'un vilain monde, qui n'a pas cessé d'exister, mais, dont les plaisirs aujourd'hui, pris en commun avec ceux du monde qui vaut mieux, ont le défaut de coûter plus cher à celui-ci, qui paie pour celui-la. Actuellement la dupe et le fripon, le ponte et le grec, l'amant payant, quelquefois plus suspect que son rival payé ; tous ces gens-là semblent d'accord à en boire dans le même verre ; ils s'affichent du moins en public avec les mêmes femmes, avec le même cynisme, et leurs centres communs de réunion créent pour une police décuplée un embarras nouveau celui du choix. Le rond-point avait autrefois le bal de Flore, où florissaient la bonne et le militaire ; l'avenue d'Antin avait le bal d'Isis, où se célébraient d'autres mystères dont le côté poétique avait inspiré à Virgile une églogue bien commentée dans les collèges :

Formosum pastor Corydon ardebat Alexin.

Puis il y avait le bal des Nègres, où des quinze-vingts jouaient du violon ; celui d'Idalie, pour le commis et la grisette, et d'autres assemblées dansantes dans des caves, où il fallait descendre par une échelle. Celles-là, dit-on, étaient le repaire de gens qui, dans l'avenue d'Antin, n'auraient pas hésité à demander la bourse ou la vie au préfet de police. C'était un lieu de franchise et d'asile, où le mouchard le mieux payé regrettait son ancien état et fraternisait de nouveau avec ces mêmes voleurs qui ne craignaient d'être arrêtés qu'en plein jour et partout ailleurs. Le bal d'Isis était situé là où se trouve le restaurant du Petit Moulin-Rouge depuis bientôt vingt ans.

Bardout, le chef actuel de cet établissement culinaire, a pour ancêtre du côté maternel Amant, qui créa le Moulin-Rouge, à la place qu'occupe le jardin Mabille : le bail du patriarche de cette tribu d'échansons était signé par Mme de Pompadour. Tout est par conséquent de création moderne avenue d'Antin, si ce n'est les arbres et l'établissement Bardout, où la piquette d'abord, puis le bordeaux et le champagne coulent à flots depuis un siècle. Cette maison à deux fins ne convient pas moins à ceux qui aiment la table qu'à ceux qui aiment à table. Il faut voir comme l'on y soupe à la sortie du bal Mabille ! On ne soupe pourtant plus que par anachronisme : le duc d'Antin et ses amis s'y entendaient autrement que nous. A la bonne heure nos dîners ! Encore faut-il convenir qu'en général on mange et on boit mieux dans les grands restaurants que l'on n'y dîne.

Les préoccupations de la vie sont infinies depuis que chacun fait comme l'État, qui dépense toujours plus qu'il n'a, et depuis que l'amour de la gloire pour elle-même est de l'histoire ancienne ; les plaisirs de la table en souffrent parce qu'on y apporte souvent des inquiétudes. Sur deux bouteilles de champagne, dans un cabaret de premier ordre, on en boit une pour s'étourdir sur une perte ou sur une chance de perte, quand ce n'est pas sur un remords, dont la carte à payer fait le report. Si le bruit de verres qui se choquent dans un salon particulier arrive, jusqu'à vos oreilles, soyez sûr qu'on y porte une brinde ou à un homme en place, capable d'en donner d'autres, du à un innocent qu'on prédispose une partie de baccarat. Du moins le dîneur solitaire est à l'abri de ces spéculations. J'en admirais un l'autre soir, à une table du jardin ; c'était un beau garçon encore jeune et il paraissait si ravi de la bouteille de chambertin, couchée dans un panier, dont il lampait le dernier verre, que j'en fredonnais à sa place la chanson sur le chambertin du Nouveau Seigneur au Village. Tout à coup il pâlit, ses lèvres s'injectent de sang, les débris du verre mousseline qu'il vient de mordre jonchent sa table, et il laisse échapper ces mots : – Mon père me vole ma part de la fortune de ma mère, et mon frère, qui songe à l'avenir, en est bien aise !

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