Vie quotidienne a Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de la vie quotidienne d'autrefois à Paris, consignant les activités, moeurs, coutumes des Parisiens d'antan, leurs habitudes, leurs occupations, leurs activités dont certaines ont aujourd'hui disparu. Pour mieux connaître le Paris d'autrefois dans sa quotidienneté.
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LES DÎNEURS EN VILLE
(D'après Tableau de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)

Quelques gens d'une fortune aisée donnent ordinairement à dîner deux ou trois fois par semaine à leurs amis et à leurs simples connaissances : une fois invité, vous l'êtes pour toujours. Avoir une table à Paris est un objet dispendieux ; mais ce n'est que dans la capitale que tel homme peut subsister sans fortune, sans métier et sans talents. Ce n'est point là un citoyen fort recommandable, je l'avoue ; mais enfin, il faut que tout homme vive. Eh ! Qui donnera à manger à celui qui a bon appétit, si ce n'est le riche ? Dix-huit à vingt mille hommes dînent régulièrement le lundi chez le marchand, le mardi chez l'homme de robe, et progressivement ils achèvent la semaine, en montant d'étage en étage. Le vendredi ils se rendent de préférence chez l'amateur de marée, et jamais ils ne se trompent sur le menu. Dans cette classe sont les agréables et les beaux parleurs, les musiciens, les peintres, les abbés, les célibataires, etc.

Ils ont vu tous les états, et sont au fait d'une infinité de caractères : ces gens-là ne savent ni le prix du pain, ni celui de la viande : les variations des combustibles leur sont parfaitement étrangères : ils ne paient que le porteur d'eau ; ils sortent de chez eux poudrés, frisés, à deux heures précises, et vont s'asseoir à des tables délicates, ayant pour passeport quelques historiettes, une pour chaque maison, et la gazette de la veille. Ils savent tirer un parti abondant du service, tandis que les provinciaux, les novices maladroits, n'ont pas l'esprit de faire bonne chère ; car c'est un art que de savoir goûter de tous les plats, à l'aide de quelques signes. Le soir ils se rendent chez une vieille dévote, chez un goutteux, un bénéficier ; ils y font collation, et n'ont qu'à changer un peu de langage, selon l'esprit des personnages, et répéter les nouvelles qu'ils ont apprises le matin. Ainsi, sans rentes, sans emploi, sans patrimoine, avec un habit dû encore au tailleur, et payant de mois en mois un loyer modique, ils trouvent de quoi vivre, et vivre en assez bonne compagnie.

Une aptitude à retenir les noms des personnes, quelque usage du monde, beaucoup de souplesse dans les manières leur suffit pour entretenir la conversation ; et l'on ne dirait jamais, à les voir le front épanoui, le visage tranquille, qu'ils n'auraient pas dîné, sans la généreuse complaisance de leur hôte. Je les compare aux oiseaux du ciel, qui prennent leur part de la récolte universelle, et qui ne paraissent pas la diminuer. Selon moi, rien de si honorable pour les riches que de donner à manger à ceux qui se présentent à leur table ; et de toutes les manières de faire usage de ses richesses, c'est sans contredit la plus agréable pour le grand nombre. Chacun en profite également ; et puisque les riches aiment l'ostentation, ils se satisfont en satisfaisant les autres. S'ils établissaient une table économique et sans apprêt, où il n'y eût ni luxe, ni orgueil, ayant l'honnête nécessaire, et rien au-dessus ; cela vaudrait mieux encore, et ils seraient dans le cas de renouveler plus souvent leur complaisance, ou de multiplier les couverts. Si j'étais opulent, je mettrais ma volupté à donner ainsi à dîner ; mais ma table serait frugale, composée de mets simples, et je me réjouirais fort de voir autour de moi grand nombre de personnes causer et manger.

On appelait autrefois ces hommes-là des parasites ; terme injurieux et sot, inventé par la dureté, l'avarice et l'égoïsme. Il est tout naturel que celui qui n'a pas une table, (chose chère à Paris) aille chercher celui qui en a une toute servie. Ce qu'on doit à l'infortune de plusieurs honnêtes gens, le plaisir d'alimenter son prochain, d'entretenir sa santé, invitent l'homme sensible à partager ses mets. L'hôte peut encore être redevable à ceux qui croient assez à son bon cœur, pour aller le visiter et lui demander une portion de la nourriture qu'il a de trop, et qu'il ne pourrait prendre sans se causer une indigestion. La terre est la table universelle, dressée par le créateur ; et l'oiseau, qui de son bec saisit en volant un pauvre petit grain et l'emporte dans son nid, et un poète qui va dîner chez un fermier général et lui offrir un appétit qu'il admire, prennent également tous deux ce qui leur est dû. Hélas ! Nous ne faisons tous que passer sur la terre. Les grains, les fruits de l'année appartiennent tous à la génération présente, et non à celle qui doit suivre. Que la génération présente use des vins que le soleil a mûris sous ses yeux ; qu'elle mange les légumes qu'elle a vu croître.

La nature, avec l'année, recommencera le cours de ses bienfaits pour d'autres êtres. Demain nous allons disparaître ; et nous refuserions notre table à notre frère, et nous fermerions inhumainement le verrouil, pour dévorer seuls notre subsistance ! A-t-on de l'appétit quand on mange seul ? Et le repas fait-il le même bien que quand il est pris au milieu de la joie et du sourire des convives ? Que ce nom de parasite, prodigué à l'honnête indigence qui a des droits à la table des riches, soit donc effacé à jamais de la langue, comme un mot qui offense l'humanité : qu'on ne le prononce plus, surtout à Paris, où, grâces à des mœurs plus douces et plus humaines, il commence à s'éteindre. Qu'on ne l'entende plus que chez l'homme inhumain et dur, qui s'isole parce qu'il craint que son âme ne soit aperçue ; et que ce mot n'ait plus cours que chez le pauvre, qui est dans le cas lui-même d'aller dîner ailleurs, et qui n'a sur sa table étroite que sa portion congrue.


 

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