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LE CAFÉ DE CHOISEUL
(D'après Les
cafés artistiques et littéraires de Paris, paru en 1882)
Le voisinage de l'ex-Théâtre-Italien et des Bouffes-Parisiens attirait au passage Choiseul beaucoup d'auteurs dramatiques et d'artistes qui, naturellement, trouvaient plus commode de causer assis que debout. Le système péripatéticien, malgré ses charmes, finit souvent par fatiguer ; puis il y a les journaux à consulter, il faut lire les appréciations des critiques sur les pièces et leurs interprètes. La clientèle de quelques-uns des cafés des environs est donc en majeure partie composée de personnalités attachées au second de ces théâtres. Les jours de première aux Bouffes ou lorsqu'aux Italiens chantait mademoiselle de Belloca, le passage est littéralement encombré. Les gilets en cœur, les gants blancs, la raie au milieu du front, un bouquet à la boutonnière, indiquent les admirateurs des étoiles du théâtre de M. Cantin. Les toilettes tapageuses des actrices et des femmes du demi-monde attirent les regards, les boutiquiers regardent ce défilé d'un air blasé, depuis longtemps ils sont habitués à ces physionomies, la plupart des hommes et des femmes leur sont connus, et ils attendent qu'un gant se déchire, qu'une canne s'égare, pour remplacer ces objets. L'installation provisoire de l'Opéra à la salle Ventadour avait donné un surcroît d'animation au passage Choiseul, et les petits commerçants espéraient se rattraper un peu des pertes subies par la fermeture des Italiens. Pendant longtemps la salle des Bouffes seule resta ouverte, puis MM. Strakosch et Merelli reprirent la direction des Italiens et y ont ramené le public aristocratique, enfin, l'incendie détruisant la salle de l'Opéra, la troupe de notre grande scène musicale a dû alterner avec la troupe italienne, en attendant que M. Garnier ait terminé le magnifique monument du boulevard des Capucines. Parmi ceux qui ont fréquenté ou qui fréquentent encore le café de Choiseul, nous citerons MM. Strakosch et Merelli, directeurs des Italiens, tous deux bien appréciés dans le monde artistique. Ce qui explique la rancune de quelques-uns contre M. Strakosch, c'est l'incontestable habileté dont il a donné des preuves si nombreuses, la réputation bien méritée qu'il s'est faite dans un public délicat. On a appelé chance son talent, ce mot résume parfaitement les idées mesquines et étroites de ceux qui, ne réussissant à rien à cause de leur impuissance, ne voient dans les coups de fortune des autres que le résultat d'un bonheur insolent. Du temps que M. Offenbach trônait aux Bouffes-Parisiens, il allait souvent au café Choiseul en compagnie de ses beaux-frères MM. Robert et Gaston Mitchell, de M. Comte, alors directeur des Bouffes ; et de M. Jules Noriac, qui en a tenu pendant quelques années le sceptre directorial. M. Gressier, ancien ministre sous l'Empire ; M. Picard, avoué de la ville de Paris, qu'il ne faut point confondre avec son homonyme, député de l'opposition, membre du gouvernement de la Défense nationale, ministre de l'intérieur et des finances de ce même gouvernement, ambassadeur à Bruxelles, proposé par M. Thiers comme gouverneur de la Banqne de France, en un mot, apte à tout et propre à rien, se sont assis aux tables du café. Le Picard ministre ne montrait d'aptitude réelle qu'à toucher de forts beaux appointements, l'autre défendait énergiquement les intérêts de la ville de Paris. Ce qu'on lui a présenté de baux antidatés au moment des expropriations, ce qu'il a dû lutter pour mettre à néant ces titres fantaisistes et réduire les prétentions des expropriés est inénarrable. Un jour, un charbonnier de la Cité lui présente un bail, antidaté de plusieurs années, fait sur papier timbré. Le bonhomme croyait déjà tenir une somme énorme pour sa bicoque. Mais il ne savait pas que ce papier porte dans le filigrane la date de sa fabrication ; l'avoué le place en plein jour, il avait été fabriqué trois années après le millésime du bail. MM. de Najac, Edmcnd About, rédacteur en chef du XIX° Siècle ; M. de Porto-Riche, auteur dramatique ; Jaime fils, l'auteur en collaboration avec M. Jules Noriac du livret de la Timbale d'argent ; le commandeur Léo Lespès-Timothée Trimm du Petit Journal ; Grisart le célèbre compositeur, à qui Anvers est fier d'avoir donné le jour ; Bagier, directeur des Italiens ; Ponson du Terrail, Cogniard père, directeur des Variétés, puis du Château-d'Eau ; Paul Siraudin, vaudevilliste spirituel et habile confiseur ; Pénavert, l'auteur de la musique de Ninon et Ninette, pièce jouée à l'Athénée ; Arthur Heulhard, rédacteur en chef de la Chronique musicale ; Victor Champier, secrétaire de Vapereau, auteur du Dictionnaire des Contemporains ; Gaston Escudier, fils de l'éditeur des œuvres de Verdi ; ont été plus ou moins assidus au café Choiseul. M. Gaston Escudier est directeur du journal l'Art musical. Il a publié un ouvrage, les Saltimbanques, illustré de cinq cents dessins par Crauzat. Un sénateur, M. L..., très âgé, très cassé, s'y rendait quotidiennement, attiré par une demoiselle de comptoir à laquelle il lançait des regards aussi brûlants que le lui permettait son grand âge. A-t-il été heureux ? L'éditeur Lemerre et beaucoup de poètes qu'il édite, M. Chavet, directeur de l'Europe artiste ; M. Neymarck, directeur du Rentier, beau titre pour un journal, plus beau encore s'il est porté par un individu ; M. Halanzier, ex-directeur de l'Opéra, ont été aussi parmi les habitués. On pourrait appliquer à M. Halanzier les quelques réflexions que nous avons faites à propos de M. Strakosch, il a des ennemis parce qu'il est intelligent et habile. Il a été associé à Lyon avec M. d'Herblay, comme directeur du Grand-Théâtre, puis il a dirigé l'Opéra de Marseille et est arrivé à Paris. Parmi les artistes, nous citerons MM. Nicolini, Ciampi, Verger, des Italiens ; Gil-Perez, du Palais-Royal ; M. Vianesi, chef d'orchestre des Italiens ; Cohen, premier violon de l'orchestre de ce théâtre ; M. Émile Badoche, secrétaire de la direction et chroniqueur au Courrier d'État. M. Badoche avait épousé madame Cambardi, chanteuse, morte dans tout l'éclat de son talent en 1861. Dans un coin qui leur est spécialement réservé, étaient les correspondants anglais : M. Holt-Wite, du New-York-Tribune ; M. Longhurst, de l'Économiste ; M. Hély Bowes, du Standard. Pendant la désastreuse guerre de 1870, M. Bowes n'a pas quitté notre pays, et son journal a été le seul parmi tous les organes de la presse britannique qui n'ait point pris parti pour les Allemands. Le 4 septembre, il se trouvait sur le boulevard regardant les énergumènes qui brisaient les écussons des magasins, lorsqu'il rencontra son tailleur. Le prince de l'aiguille portait le costume de garde national, ce qui était tout naturel ; à son côté pendait un superbe sabre de cavalerie, et sa ceinture menaçait de se briser sous le poids de deux revolvers et d'un long poignard turc. L'écrivain anglais lui demanda où il allait dans cet accoutrement : « Monsieur, les circonstances sont graves, il faut se montrer ! je vais au café du Helder. » M. Édouard Hervé, le directeur du Soleil, rendait au café de Choiseul de fréquentes visites à M. Bowes. M. le docteur Decaisne, rédacteur scientifique du journal La France, lui parle politique ; des compatriotes sachant où le trouver, l'entourent, lui causent, et, au milieu de ce bruit, de ces phrases entrecoupées, de ces discussions, l'infatigable écrivain trouve le moyen de répondre à chacun, de faire sa correspondance, d'envoyer des télégrammes, de prendre des notes.
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