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HISTOIRE
DE PARIS
(D'après Paris
à travers les âges, histoire nationale de Paris et des Parisiens
depuis la fondation de Lutèce jusqu'à nos jours,
paru en 1879)
Charles VI. — Les impôts. — Hugues Aubriot condamné. — Les Maillotins. — Duel judiciaire entre Jean de Carrouges et Jacques Le Gris. — Les pâtés de chair humaine du barbier et du pâtissier. — Entrée de la reine Isabeau. — L'assassinat d'Olivier de Clisson par Pierre de Craon. — L'hôpital du Roule. — Le collège d'Aurillac. — Les juifs battus de verges. — Odette la petite reine de Charles VI. — Exécution des faux guérisseurs. — L’empoisonnement de Jean Le Charton. — Les premiers théâtres. — Les confrères de la Passion. — Les pages et écoliers. — Le duc d'Orléans assassiné. — Le grand hiver de 1407. — La paix fourrée. En attendant, occupons-nous des événements qui se passèrent à Paris en dehors de l'action politique : ce fut d'abord une affaire d'empoisonnement dont on s'entretint beaucoup. Maître Jean Le Charton, procureur au parlement, avait épousé une jolie femme. Or, un jour de Carême, le procureur mangea pour son dîner une sole dont le goût lui parut singulier, car il ne l'eut pas plutôt achevée qu'il s'écria : — Il me semble que j'ai mangé un mauvais morceau. Et en parlant de la sorte il ne se trompait pas, car quatre jours plus tard il était mort. Sa femme, pour se consoler, épousa son clerc, mais des contestations s'élevèrent entre les deux époux et les héritiers du défunt, et ceux-ci les accusèrent hautement d'avoir empoisonné maître Le Charton. La justice s'en mêla ; ils furent arrêtés et jetés en prison. Ils n'avouèrent rien et se défendirent très habilement, mais le lieutenant du prévôt de Paris, se servant d'un moyen qui réussit souvent, fit venir la femme et lui dit que son mari s'étant décidé à tout avouer elle ne pouvait plus nier et que le plus sage pour elle était d'implorer la clémence de ses juges. Mise en présence de son mari, elle lui fit de vifs reproches sur la couardise qui l'avait poussé à avouer. Celui-ci se récria et elle comprit qu'elle s'était laissée prendre au piège, mais il était trop tard pour revenir sur ses aveux. Le mari et la femme furent pendus, en 1402, an gibet de Montfaucon. Ce fut en cette année 1402 que l'on vit pour la première fois l'autorité royale protéger les histrions, et c'est à cette date qu'il faut faire remonter le commencement de l'existence réelle du théâtre en France. Lorsqu'on songe aux combinaisons multiples qu'exige de nos jours la représentation d'une oeuvre dramatique et que l'on considère l'enfance d'un art qui n'a cessé de se développer, on est étonné des progrès que le temps, la civilisation et le goût public ont imprimés à ces conceptions de l'esprit qui demandent une si large application des facultés intellectuelles. Sous la domination romaine, Paris eut un cirque ou amphithéâtre pour la représentation des jeux scéniques ; les vestiges des arènes de la rue Monge l'ont démontré ; l'invasion des Francs ne fut pas propice à ces spectacles ; la barbarie qui régna pendant les monarchies mérovingienne et carlovingienne était trop complète pour que l'idée du théâtre pût s'y faire jour, et les premières ordonnances qui font mention des farceurs, bouffons, danseurs, bateleurs, désignés sous le nom générique d'histrions, les considèrent comme des êtres vils et méprisables. Charlemagne, par son ordonnance de 789, les rangea au nombre des personnes infâmes, dont le témoignage n'est pas admis en justice. Au reste, ils occupèrent peu de place dans la vie parisienne, jusqu'au XIIe siècle. Ce fut alors que se produisirent les trouvères (inventeurs), qui, aidés des bouffons, des danseurs et des joueurs d'instruments, firent interpréter des scènes chantées. « A peine le roman a-t-il tracé un faible sentier dans le champ de l'imagination, à peine la poésie a-t-elle bégayé ses premières paroles rythmées, à peine la musique a-t-elle échelonné sa gamme imparfaite, que l'esprit impatient de l'homme, devançant la marche tardive de l'art, s'empare d'une intrigue décousue, traduit les pensées par des vers boiteux, accompagne l'entrée et la sortie des personnages par une musique criarde, et de trois parties incomplètes fait un tout. » Philippe-Auguste prétendait que donner aux histrions, c'était faire sacrifice aux démons. Saint Louis préférait le chant des psaumes et la lecture des saintes Écritures aux chansons profanes des jongleurs. On a vu cependant les ménétriers érigés en corporation. En 1395, une ordonnance du prévôt de Paris régla qu'il était défendu aux jongleurs et jongleresses de rien dire, représenter ou chAnter qui pût causer quelque scandale, à peine d'amende arbitraire et de deux mois de prison, au pain et à l'eau. Le séjour des papes à Avignon attira des mimes et pantomimes italiens qui s'associèrent aux trouvères, et vinrent avec eux à Paris où ils se rencontrèrent avec des histrions qui popularisaient de nouveaux exercices ; ils dansaient sur la corde et avalaient des épées. Déjà, sur la fin du règne de Charles V, quelques nouveaux poètes, Froissard en tête, composèrent des pièces de poésie appelées pastorales, ballades et chants royaux. Mais, bien avant cette époque, l'usage s'était introduit de représenter des scènes empruntées généralement à l'histoire sainte et qu'on appelait des mystères. En 1398, une troupe d'histrions donna, au bourg Saint-Maur, une représentation de la passion de Notre-Seigneur, sur un théâtre qu'ils avaient fait élever et qui ne différait pas sensiblement de ceux qu'on fit depuis. Il était, comme les théâtres modernes, fermé sur le devant par une toile qui ne se levait pas, mais qui se tirait, ainsi que les rideaux d'une alcôve ; en accomplissant cette opération, elle laissait apercevoir au fond plusieurs échafauds superposés, à la manière de ceux dont on se sert pour la bâtisse d'un monument ; le plus élevé représentait le paradis, celui de dessous la terre, un autre, en descendant encore, les maisons d'Hérode et de Pilate, ou toute autre décoration nécessaire à l'ouvrage qu'on allait représenter ; enfin, au rez-de-chaussée, les maisons des parents de la Vierge, son oratoire et la crèche aux boeufs. Sur le devant et du côté gauche des spectateurs, des rideaux formaient une espèce de niche où l'acteur ou l'actrice entrait lorsque devait s'accomplir une scène que l'on ne voulait pas exposer à la vue des spectateurs, telle que l'incarnation de Notre-Seigneur, l'accouchement de la Vierge ou la décollation de saint Jean-Baptiste, tandis qu'en face de cette niche, à droite, l'enfer était figuré par la gueule d'un dragon qui s'ouvrait et se refermait chaque fois qu'un ou plusieurs diables avaient besoin de faire, par elle, leur entrée ou leur sortie.
La représentation du bourg Saint-Maur marcha admirablement. La pièce se composait d'un prologue et de quatre journées ; le prologue était une paraphrase des mots : « Le Verbe a été fait chair. » La première journée montrait saint Jean prêchant dans le désert, et les Juifs s'assemblant en conseil et disputant sur la venue du Messie ; puis Jésus était baptisé. Deux grands diables venaient se plaindre à Lucifer. On voyait Pilate, Judas jouant aux échecs avec le fils du roi de Scaraut et le tuant, la tentation de Jésus parle diable, les noces de Cana, les vendeurs chassés du Temple et la résurrection de Thalite. La seconde journée commençait par une fête chez Hérode suivie de l'apparition de Madeleine, de la multiplication des pains, de la transfiguration sur le mont Thabor, etc. La troisième montrait l'entrée de Jésus à Jérusalem, la trahison de Judas, et enfin la quatrième représentait la suite historique de la Passion ; la mort du Christ la terminait. Quatre-vingt-sept acteurs jouaient dans la première journée, cent dans la seconde, quatre-vingt dans la troisième et cent cinq dans la dernière. Le bruit que fit cette représentation parvint aux oreilles du prévôt de Paris qui, le 3 juin 1398, rendit une ordonnance portant défense à tous les habitants de Paris, à ceux de Saint-Maur et des autres villes de sa juridiction, de représenter aucuns jeux de personnages soit des vies des saints ou autrement, sans la permission du roi, à peine d'encourir son indignation et de forfaire envers lui. Ce fut cette ordonnance qui obligea les acteurs à se pourvoir à la cour en faisant ériger leur société en confrérie de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le roi assista à quelques-unes des représentations données par les confrères et en fut si satisfait qu'il autorisa quelque temps après leur établissement sous le titre de maîtres, gouverneurs et confrères de la confrérie de la Passion et Résurrection de Notre-Seigneur fondée dans l'église de la Sainte-Trinité à Paris (lettres patentes du 4 décembre 1402, enregistrées au Châtelet le 12 mars 1403). Il paraît même qu'il voulut faire
partie de la confrérie et engagea plusieurs personnages à
s'en faire recevoir. Il appelait ses confrères : «
mes frères. » « Permis à eux d'aller et de venir paisiblement par la ville, habillez selon le personnage qu'ils devront faire au mystère qu'ils auront entrepris, sans qu'on leur puisse apporter aucun empeschement. Et pour les mettre à couvert de toute insulte, le roi les prend sous sa protection durant le cours de leurs jeux. » Les confrères, qui n'avaient pas eu jusqu'alors de lieu fixe pour représenter leurs mystères, établirent leur théâtre dans l'hôpital de la Trinité. Les religieux d'Hermières, qui y étaient installés leur cédèrent la principale pièce de la maison, une grande salle de quatre-vingts mètres de longueur sur vingt-quatre de largeur. Ce fut là que ces initiateurs de l'art dramatique en France donnèrent au public, les jours de fête, divers spectacles de piété, empruntés à l'histoire de l'ancien et du nouveau Testament. Ces pièces, qu'on appelait des moralités, plurent tellement au peuple que les jours de représentation on avança les vêpres dans quelques églises, de façon à ne pas priver les fidèles du plaisir d'aller ensuite au théâtre. François Ier, par ses lettres patentes du mois de janvier 1518, confirma les privilèges de la confrérie de la Passion. La représentation d'un même mystère durait des années entières, et lorsque les chefs de la confrérie jugeaient qu'il y avait lieu de le remplacer par un autre, il fallait qu'ils demandassent des lettres patentes les y autorisant. Ce fut ainsi qu'en 1541 Charles Le Royer demanda au nom des confrères l'autorisation de représenter les scènes de l'Ancien Testament pendant le cours de l'année et reçut des lettres patentes qui le renvoyaient au parlement afin d'être fixé sur la conduite qu'il avait à tenir en cette circonstance ; le parlement, par son arrêt du 27 janvier 1551, permit à Royer et aux confrères « de faire leur jeu, leur deffend d'y commettre aucuns abus, surtout d'y mesler aucunes choses profanes, lascives ou ridicules. Ils ne prendront que deux sous pour chaque personne et, pour le louage des loges, ils ne prendront que trente escus au plus pour chacune. Ils ne joueront que les jours de fentes, excepté les solemnelles. La représentation commencera précisément à une heure après midi et durera jusqu'à cinq heures sans intervalle. Et pour compenser en quelque sorte la distraction du peuple de l'office divin et la diminution des aumosnes, les entrepreneurs donneront la somme de mille livres au trésorier des pauvres de la ville de Paris, comme il avoit esté ordonné au sujet de ceux qui avoient représenté auparavant les Actes des apostres. » En 1547, les confrères de la Passion furent délogés de la salle de la Trinité par l'établissement des enfants mendiants dans leur local, et ils allèrent s'installer à l'hôtel de Bourgogne. Le plaisir que les Parisiens goûtaient aux représentations des confrères ne les empêchait pas d'être très inquiets de la tournure que prenaient les affaires publiques ; les accès de folie du roi devenaient de plus en plus fréquents et l'animosité qui divisait les ducs d'Orléans et de Bourgogne n'attendait qu'une occasion favorable pour éclater ; aussi les gens sensés appréhendaient-ils de grandes révolutions. Le roi qui, lorsqu'il jouissait de sa raison, ne s'illusionnait pas sur la gravité des événements, ordonna, par ses lettres du 21 avril 1403, que la reine, les princes et les gens de son conseil lui prêteraient serment de fidélité et que le même serment serait fait, entre les mains du connétable Charles d'Albret, par tous les prélats, barons, chevaliers, écuyers, bourgeois. Mais l'année suivante une maladie contagieuse fit des ravages terribles et commença par enlever le duc de Bourgogne ; le duc de Berry fut aussi atteint dans son château de Wincestre (Bicêtre) ; il se recommanda à la Vierge et lui fit cadeau d'une croix d'or et de pierreries sur lesquelles se trouvaient représentées toutes les scènes de la Passion et qu'il donna à la cathédrale ; en reconnaissance de ce présent, le clergé ordonna des processions générales en faveur du prince, qui revint à la santé. Or on avait ordonné aussi des prières publiques dans toutes les églises pour l'extirpation d'un schisme et l'université de Paris alla en procession à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers le 14 juillet ; les écoliers se trouvaient près de la rue Saint-Antoine, lorsque des pages de Charles de Savoisy, chambellan du roi, piquèrent de l'éperon leurs chevaux et les lancèrent à travers les rangs des écoliers qui ripostèrent par quelques pierres qu'ils jetèrent aux pages ; un de ces derniers reçut même un soufflet. Alors les pages s'en retournèrent en toute hâte à l'hôtel de leur maître et, se plaignant de l'insulte qui leur avait été faite, demandèrent à être autorisés à employer la force pour se venger, ce qui leur fut accordé. Ils prirent des épées, des arcs et des flèches et, remontant à cheval, ils coururent après les écoliers, frappèrent tous ceux qu'ils rencontrèrent, les poursuivirent jusque dans l'église où, sans respect pour la sainteté du lieu, ils brisèrent tout, et percèrent à coups d'épée les ornements du diacre et du sous-diacre. L'abbé qui officiait fut si épouvanté qu'il se hâta d'achever à voix basse la fin de la messe et de s'enfuir. L'université se plaignit au prévôt
de Paris, puis à la reine, aux ducs, au parlement, et l'affaire
ne tarda pas à prendre des proportions considérables. Enfin, le 19 juillet, un arrêt du parlement ordonna l'arrestation provisoire de Savoisy ; l'affaire fut plaidée le 19 août et une sentence rendue le 23 ordonna que la maison de Charles de Savoisy serait démolie et les matériaux vendus au profit de l'église Sainte-Catherine, que Savoisy constituerait cent livres de rentes pour la fondation de cinq chapellenies dont l'université aurait le patronage et payerait mille livres aux écoliers blessés par ses pages et pareille somme à l'université. La condition de la démolition de l'hôtel parut sévère, mais l'université tint ferme à son exécution, malgré le roi lui-même qui ne put sauver que les galeries ornées de peintures qui se trouvaient bâties sur les murailles de la ville. Cette démolition s'opéra solennellement,
au son des trompettes. Après quoi, ils furent fouettés
par les carrefours et bannis pour trois ans. En 1405, c'était le duc d'Orléans qui gouvernait à peu près seul, et les Parisiens se plaignaient hautement des nouveaux impôts que ce prince exigeait d'eux et du mauvais emploi qu'on faisait de leur produit ; on ne se gênait pas pour dire sa façon de penser à cet égard. Un religieux augustin, du nom de Jacques Le Grand, alla plus loin. Ce moine, prêchant le jour de l'Ascension devant la reine, fit un tableau de l'état de la cour peu flatté, mais si vrai, si ressemblant, que chacun des personnages visés put s'y reconnaître ; la reine ne fut pas plus épargnée que les autres. Au sortir du sermon, quelques dames lui manifestèrent leur surprise qu'il eût osé parler si publiquement des désordres des grands. — Et moi, répondit-il, je suis bien plus surpris que vous ayez l'effronterie de les commettre. Les dames baissèrent la tête et se turent. A son tour, le roi voulut l'entendre, et le hardi prédicateur prêcha avec la même liberté contre les gouvernants. Charles VI, loin de se montrer choqué de cette franchise, dit qu'il ferait en sorte d'en profiter ; malheureusement, l'état de son esprit ne le lui permit pas. Lorsqu'il se sentit mieux, il convoqua tous les princes de la maison de France, afin de s'entendre avec eux à l'effet de remédier à la misère du peuple. Le duc de Bourgogne (Jean sans Peur, fils de Philippe) se rendit à cette convocation, mais il amena avec lui une grande suite de gentilshommes et six mille gens d'armes. Cette démonstration armée effraya la reine et le duc d'Orléans qui se retirèrent à Melun, laissant au duc de Bavière l'ordre d'enlever secrètement le dauphin et ses frères. Malgré un orage terrible, qui fondit sur Paris ce jour-là, le duc fit mettre les fils du roi dans un bateau qu'on dirigea sur Vitry ; là on les transporta dans un chariot pour les conduire à Juvisy où les attendait le duc d'Orléans. Le duc de Bourgogne était au Louvre lorsqu'il fut informé de cet enlèvement. Il monta à cheval et, suivi de ses troupes, il traversa Paris à la hâte et gagna Juvisy où il atteignit le dauphin qu'il enleva à ses ravisseurs et ramena à Paris. Là il le fit mettre au château du Louvre où il espérait qu'il serait plus en sûreté qu'à l'hôtel Saint-Paul. Le lendemain, Jean sans Peur assembla les princes, les prélats, le recteur et les docteurs de l'Université, et en forma un conseil qu'il fit présider par le dauphin (âgé de neuf ans et fiancé depuis l'année précédente à Marguerite, fille du duc de Bourgogne). Le dauphin déclara que c'était avec son consentement que le duc l'avait ramené à Paris. Le conseil mit les enfants royaux sous la garde du duc de Berry, qui fut déclaré capitaine et gouverneur de la ville de Paris, et dont le premier soin fut de fortifier l'hôtel de Nesle où il demeurait, de fermer les portes de la ville et de rendre aux bourgeois leurs armes et les chaînes qu'ils tendaient dans les rues. De son côté, le duc de Bourgogne mit des corps de garde d'arbalétriers à toutes les avenues de son hôtel d'Artois et commanda cinq cents hommes pour faire le guet de jour et autant pour la nuit. Le duc d'Orléans, instruit de tout ce qui se passait dans Paris, rassembla des troupes. Chacun crut qu'on allait en venir aux mains. Cependant on parlementa pour amener la reine et le duc d'Orléans à consentir à revenir à Paris, mais tout fut inutile ; et quelques partisans de ce dernier commencèrent à assiéger l'hôtel du duc de Berry, mais les arbalétriers les repoussèrent. Le peuple s'émut et crut qu'on voulait enlever le roi de l'hôtel Saint-Paul ; le duc de Bourgogne y accourut à la hâte à la tête de 500 cavaliers. Sa présence calma l'effervescence. Le lendemain il fit tendre les chaînes à travers la rivière, au-dessus de l'île de Notre-Dame, pour empêcher la circulation des bateaux. Il ordonna aussi de boucher les soupiraux des caves, dans la crainte qu'on ne mît le feu aux maisons. La guerre civile paraissait imminente ; le 28 août, l'évêque de Liège entra dans Paris à la tête de 2,500 hommes qu'il amenait au duc de Bourgogne ; les jours suivants, il en arriva du duché de Bourgogne, d'Autriche, de Savoie, de Hainaut, de Brabant et de Flandre. On compta jusqu'à 20,000 cavaliers dans l'enceinte de Paris. Toutefois un arrangement intervint encore une fois : les bourgeois avaient fait connaître qu'ils ne prendraient les armes contre le duc d'Orléans que si le roi ou le dauphin se mettait à leur tête, et le 16 octobre la réconciliation des ducs de Bourgogne et d'Orléans se fit ; et les troupes mercenaires s'en retournèrent chez elles. Les Parisiens avaient, provisoirement, échappé à la guerre civile, mais ces tiraillements n'étaient guère favorables au développement de la prospérité publique. Quelques jours après le prétendu raccommodement des ducs, il se passa un fait singulier. Le prévôt de Paris, Guillaume de Tignonville, avait fait arrêter deux écoliers de l'université convaincus de crime : Léger de Montilhier, un Normand, et Olivier Bourgeois, un Breton. Mais le recteur de l'université prétendit que les condamnés devaient être renvoyés à l'évêque et jouir des droits de la cléricature. Le prévôt refusa de les rendre, et il les fit pendre le 26 octobre, en plein jour, devant une affluence considérable qui n'était pas fâchée de voir des écoliers à la potence. L'évêque n'était pas homme à laisser les choses se passer de la sorte ; il commença par charger le prévôt de censures et d'excommunications, et fit afficher sa sentence aux portes de la cathédrale. De son côté, l'université cita le prévôt devant le roi, qui autorisa l'université à dépendre les corps des deux suppliciés et à les inhumer comme elle l'entendrait. Mais cela ne suffit pas au recteur, qui fit immédiatement fermer les classes et cesser les prédications. L'université alla en corps trouver le roi, se plaignit qu'on ruinait ses privilèges, qu'on lui déniait toute justice et qu'elle allait quitter Paris et le royaume pour s'établir à l'étranger. Le roi convoqua son conseil, et un arrêt fut rendu, portant que le prévôt avait imprudemment et trop précipitamment condamné les écoliers. Aux termes de cet arrêt, Tignonville fut privé de tout office royal ; il fut condamné à élever une pyramide sur le chemin conduisant au gibet, et sur laquelle il dut faire sculpter le portrait des deux clercs. En outre, le 17 mai 1408, il alla en grande pompe dépendre les corps, les baisa sur la bouche et les amena au parvis Notre-Dame dans une charrette recouverte d'un drap noir, et conduite par un charretier vêtu d'un surplis de prêtre. De là ils furent menés à l'église Saint-Mathurin et enterrés honorablement dans le cloître « et fut de rechef fait une épitaphe à leur semblante pour perpétuelle mémoire ». Depuis que les ducs d'Orléans et de Bourgogne s'étaient réconciliés, il ne se passait pas de jour sans que des différends, toujours sur le point de dégénérer en querelles, éclatassent entre eux, et le duc de Berry entreprit de rendre cette réconciliation complète ; il imagina pour cela de les faire communier ensemble, le dimanche 20 novembre 1407, et de les faire se jurer réciproquement « bonne amour et fraternité ». Cela eut lieu et chacun s'en félicitait. Or, le mercredi suivant, le duc d'Orléans soupait chez la reine lorsqu'un gentilhomme, nommé Siaz de Courteheuse vint le prévenir que le roi le priait de venir lui parler de suite à l'hôtel Saint-Paul. Or la reine habitait alors une maison qu'elle avait achetée de Jean de Montaigu, grand maître d'hôtel, et qui était située près la porte Barbette. Le duc d'Orléans commanda immédiatement sa mule et, prenant congé de la reine, il se disposa à se rendre aux ordres du roi. La mule amenée devant le perron, il monta dessus, salua la reine et partit précédé par trois pages qui portaient des torches allumées pour éclairer le chemin et suivi par deux écuyers à cheval. Il n'était pas encore sorti de la rue Barbette qu'il se vit tout à coup assailli par une quinzaine de gens armés qui, l'épée à la main, fondirent sur lui ; l'un d'eux, Raoul d'Ocquetonville, gentilhomme normand, à qui le duc avait retiré un emploi qu'il occupait chez le roi, lui porta un coup de hache qui lui abattit le poignet gauche. — Je suis le duc d'Orléans ! s'écria l'infortuné prince. — Nous le savons bien ; c'est lui que nous voulons, répondirent les assassins. Un second coup de hache atteignit le duc d'Orléans au front. Il tomba de dessus sa mule. Au même instant, d'Ocquetonville lui asséna un troisième coup derrière la tête, qui fit jaillir la cervelle sur le pavé. Un des écuyers du duc, Allemand de
Les assassins, qui étaient aux gages du duc de Bourgogne, étaient demeurés cachés, au nombre de dix-huit, dans une maison de la rue Barbette portant pour enseigne l'image de Notre-Dame, et cela pendant dix-sept jours, guettant le moment favorable pour agir ; et l'un d'eux, resté dans cette maison, y mettait le feu alors que ses complices assassinaient le duc, de façon que tandis que les gens du duc criaient au meurtre, de l'autre côté de la rue on criait au feu, ce qui produisit un remue-ménage et une confusion propres à favoriser la fuite des meurtriers. D'Ocquetonville traîna le corps de sa victime auprès d'un tas de boue, et s'étant assuré, à la lueur d'une torche de paille, qu'il était bien mort, il gagna au plus vite avec ses compagnons l'hôtel d'Artois, où l'attendait le duc de Bourgogne. Le bruit de cet assassinat se répandit vite dans Paris, et, de tous côtés, on accourut voir le cadavre, rendu méconnaissable par les terribles coups qu'il avait reçus. Un attentat de cette nature, commis contre le frère unique du roi, jeta la consternation dans la famille royale ; la reine, craignant pour elle même, se fit aussitôt transporter à l'hôtel Saint-Paul où plusieurs seigneurs s'assemblèrent en armes pour la défendre en cas d'attaque. Aucun incident ne survint. Les funérailles du duc eurent lieu le vendredi aux Célestins, et Jean sans Peur y assista. Par son testament, daté du 19 octobre 1403, le duc avait ordonné que, lorsqu'il mourrait, il serait dit autant de cent messes qu'il avait d'années. Il avait trente-six ans lorsqu'il fut assassiné. Ce fut donc 3,600 messes qui durent être dites à son intention. Aussitôt après le meurtre, on fit toutes les perquisitions nécessaires pour en découvrir les auteurs ; on ferma plusieurs portes de la ville, on garda soigneusement les autres, le prévôt visita les maisons et jusqu'aux hôtels des princes, mais on ne trouva rien. Les soupçons se portèrent sur Robert de Cauny dont le duc d'Orléans avait enlevé la femme et dont il avait eu Jean de Dunois, dit le bâtard d'Orléans ; ce que voyant, le duc de Bourgogne confessa au duc de Berry et au roi de Sicile qu'il était l'auteur du crime ; il quitta Paris le 26 novembre 1407, et publia un manifeste pour justifier sa conduite, en prétendant qu'il avait délivré l'État d'un pernicieux prince. La saison d'hiver commençait mal ; ce meurtre impressionna péniblement les Parisiens ; la rigueur de la saison augmenta leur tristesse. Jamais on n'avait vu, depuis cinq siècles, hiver pareil. Il fut si long qu'il dura depuis la Saint-Martin (11 novembre) jusqu'à la fin de janvier, et il se montra si âpre que les racines des vignes et des arbres fruitiers furent gelées. La Seine était prise, et les voitures passaient dessus. Le bois et le pain manquèrent ; on brûla tout ce qu'on put trouver, mais les moulins construits tout le long de la rivière étant arrêtés, on fût mort de faim dans la ville, si quelques voitures de farine n'avaient été envoyées des environs au secours de la population. Le temps commença à devenir plus doux le 27 janvier, mais alors le dégel amena de graves accidents. « Des glaçons, d'une grandeur énorme, se détachant tout à coup le 30 du mois, allèrent heurter avec impétuosité les deux petits ponts, l'un de bois, joignant le petit Châtelet, l'autre de pierre, appelé le Pont-Neuf, aujourd'hui le pont Saint-Michel, qui avait été fait depuis plusieurs années. Tous deux furent abattus par les glaçons le 31 et renversés dans la rivière avec les maisons qui étaient dessus, où logeaient quantité de marchands et d'ouvriers de toute sorte, comme teinturiers, écrivains, barbiers, couturiers, éperonniers, fourbisseurs, fripiers, tapissiers, brodeurs, luthiers, libraires, chaussetiers. Mais il n'y périt personne, parce que l'accident arriva de jour, depuis sept à huit heures du matin jusqu'à une heure ou deux après midi.
On s'occupa bien vite de rétablir les ponts, mais les travaux commencés furent abandonnés faute d'argent, les habitants souffraient beaucoup de cette interruption qui rendait fort difficiles les communications ; enfin, le 28 novembre, le parlement consacra une partie des amendes à la dépense nécessaire, les avocats et les officiers du palais y contribuèrent et la chambre des comptes fit le reste. La duchesse d'Orléans, qui était à Blois lors de l'assassinat de son époux ; revint à Paris avec son fils afin d'implorer la justice du roi, mais le duc de Bourgogne étant de son côté en marche pour y rentrer à la tête de 1,000 hommes d'armes, elle repartit à Blois et le duc de Bourgogne fut reçu avec des acclamations populaires qui déplurent fort à la cour. Il alla descendre à son hôtel d'Artois et ses mille hommes furent logés dans les environs, de façon à pouvoir le protéger en cas d'événement. Le roi lui permit de justifier sa conduite en audience publique. Il en profita pour outrager la mémoire du duc d'Orléans qu'il chargea des crimes les plus énormes et conclut en affirmant que le meurtre qu'il avait commis était une action louable et un service rendu à l'Etat. Les bourgeois indignés de cette harangue n'osèrent pourtant souffler mot, mais la reine prit ses enfants et se sauva à Melun avec le duc de Berry, le roi de Sicile et plusieurs grands personnages. Alors le duc de Bourgogne s'en alla en Flandre. Aussitôt tous les autres revinrent ; la reine se fit remettre les clefs de Paris, elle mit des corps de garde aux portes, dans les places publiques et aux ponts des environs de la capitale. Puis ce fut la duchesse d'Orléans qui arriva le 28 août avec la reine d'Angleterre, femme du duc d'Orléans son fils aîné ; le jeune duc n'arriva que neuf jours après dans un équipage funèbre, destiné à émouvoir la compassion des Parisiens. Avec l'assentiment du roi, le parti d'Orléans déclara le duc de Bourgogne ennemi de l'Etat et on prit des mesures pour l'empêcher de rentrer à Paris. On assembla des troupes, on fit garder les portes de la ville, les ponts, les rivières ; bref, Paris prit encore une fois toute la physionomie d'une place de guerre ; on n'y voyait dans les rues que des gens armés qui regardaient les bourgeois de travers et ceux-ci, tout à la crainte, maudissaient ce temps troublé pendant lequel tout commerce était arrêté, toute confiance disparue, et où régnait, au-dessus du roi en démence et des ducs ambitieux, la misère ! On fit courir le bruit qu'on voulait enlever les chaînes que le duc de Bourgogne avait fait rendre aux habitants ; le prévôt des marchands, effrayé, n'osa plus se montrer dans les rues qu'accompagné d'une bonne escorte ; les troupes campées aux environs de Paris pillaient et ravageaient tout et demandaient de l'argent. La reine s'adressa aux plus riches bourgeois de Paris pour en avoir, mais ceux-ci firent la sourde oreille, ce que voyant, elle partit avec le roi et le dauphin pour Tours. Naturellement, le duc de Bourgogne arriva dès qu'il sut que la cour avait quitté Paris et le seul changement que sa présence amena fut que la campagne se trouva dévastée par ses troupes, au lieu de l'être par celles de la duchesse d'Orléans. Ce chassé-croisé menaçait de durer longtemps et de ruiner le pays. On s'arrangea encore ; le frère du duc d'Orléans épousa la fille du duc de Bourgogne, on s'embrassa, et la cour et la ville passèrent plusieurs jours à festoyer pour célébrer cette heureuse paix. Quant à ceux qui n'avaient pas de pain, ils regardèrent manger les autres. Nous verrons bientôt les événements qui suivirent la paix qu'on nomma la paix fourrée ; son premier effet fut la perte du ministre Montaigu, qui fut résolue par le duc de Bourgogne. Jean de Montaigu, d'une famille parisienne, s'était élevé par son mérite jusqu'au poste de grand maître de la maison du roi, surintendant de ses finances. Il était fort attaché au duc d'Orléans et se rendit par là odieux au duc de Bourgogne, qui le fit arrêter en pleine rue, le 7 octobre, par Pierre des Essarts, prévôt de Paris, qui, à l'aide de ses archers, s'empara de sa personne et le conduisit au Châtelet. On emprisonna en même temps Martin Gouge, évêque de Chartres, Pierre de l'Esclat, conseiller du duc de Berry, et plusieurs autres personnages. Ces arrestations firent grand bruit et peu s'en fallut qu'elles n'amenassent une sédition ; le prévôt fut obligé de monter à cheval et de s'en aller par les rues, suivi de sa milice, pour haranguer le peuple et l'exhorter au calme. Montaigu fut mis à la question et la douleur lui arracha tous les aveux qu'on exigea de lui. Il fut, dès le 17, condamné à mort. On le conduisit aux Halles, revêtu d'une robe mi partie blanc et rouge, au son des trompettes qui marchaient devant lui. Toute la bourgeoisie était sous les armes. Lorsqu'il fut arrivé au lieu du supplice, il s'écria que les tourments de la question lui avaient fait avouer des crimes dont il était innocent, à l'exception de quelques malversations dans les finances qu'il reconnaissait avoir commises. Mais l'exécuteur ne lui laissa pas le temps d'en dire plus long ; il lui trancha la tête qu'il mit au bout d'une lance et alla pendre le corps au gibet. Trois ans après, sa famille obtint du roi la permission de décrocher son squelette du gibet, ce qui fut fait avec une grande solennité. Le prévôt de Paris assista à la cérémonie avec douze personnes qui portaient des flambeaux et conduisirent le corps à l'hôtel Montaigu, près l'église Saint-Paul. La tête, qui était demeurée au bout d'une lance aux Halles, fut rapprochée du corps, un superbe service funèbre eut lieu dans l'église Saint-Paul, et ses restes mortels furent portés à Marcoussi où les Célestins les inhumèrent. On ne sut pas plus pourquoi on l'avait mis à mort qu'on n'apprit pourquoi on l'avait pour ainsi dire réhabilité.
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