Monuments, édifices de Paris
Cette rubrique vous narre l'origine et l'histoire des monuments et édifices de Paris : comment ils ont évolué, comment ils ont acquis la notoriété qu'on leur connaît aujourd'hui. Pour mieux connaître le passé des monuments et édifices dont un grand nombre existe encore.
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HÔTEL DE SALM
Palais et musée de la Légion d'honneur
(D'après Chroniques et légendes des rues de Paris. Édouard Fournier, 1864)

Le maître s'y trouva, mais on y attend encore le valet. Son désir d'émigrer n'était pas très vif. N'ayant plus près de lui monseigneur pour l'y obliger, il tourna brusquement le dos à la frontière, et piqua des deux vers l'intérieur, sûr qu'on ne l' y arrêterait pas, et que son maître, pour qui, au contraire, il y allait de la tête, se garderait de l'y poursuivre. Sa résolution fut si vivement prise et si vivement exécutée qu'il, oublia les sacoches qui lui sonnaient en croupe, et que, revenu à Paris, il se trouva qu'il avait, par mégarde, emporté toute la fortune de monseigneur. Vouloir la rendre eût été se compromettre en pure perte ; il la

Hôtel de Salm. Palais et musée de la Légion d'honneur
garda, et par surcroît de prudence il ne perdit pas trop de temps pour faire l'échange de ses louis en assignats. « Il paraît, écrit dans ses Souvenirs Berryer père, à qui nous devons de connaître cette anecdote, il parait qu'il s'en était procuré une abondante collection, car il se montra tout à coup avec tout l'appareil de l'opulence. »

Ce n'est peut-être qu'une fable, mais elle est de celles qui ne sont jamais tout à fait gratuites. Elles ne courent que pour de certaines gens, et on ne les prête qu'à de certains riches. D'autres versions moins romanesques et aussi peu édifiantes donnaient à la fortune de Lieuthraud d'autres commencements. Geoffroy, qui dirigeait un des journaux les plus malins du temps, la Feuille du jour, va nous faire connaître une des plus vraisemblables. Voici comment il sténographia, pour son numéro du 9 août 1796, l'apologie singulière qu'il avait entendu faire de Lieuthraud, à la porte même de son hôtel, pendant la fête qu'il avait donnée peu de jours auparavant :

Ce que vous voyez, fait-il dire à un spectateur, ce faste, ces magnificences, ce palais et ces richesses, qu'il renferme appartiennent à un garçon perruquier ! Et l'écho étonné répète jusque dans le salon doré : A un garçon perruquier ! – Je suis de son pays, reprend le narrateur, je vous certifie les faits ; il n'eût tenu qu'à moi d'aller aussi là-dedans insulter à la misère publique ; mais je hais les voleurs et je méprise la mauvaise compagnie.

Le successeur du prince de Salm est fils d'un pauvre vigneron de Corbigny, près Clamecy et la Charité, département de la Nièvre (dans la Biographie moderne, 1815, et dans la Biographie portative des contemporains, on le donne pour fils d'un notaire d'Avallon. Il serait venu de bonne heure à Paris, où il aurait mené une vie d'expédients peu honorables, jusqu'à ce que la fortune lui est ouvert un chemin plus heureux, sinon plus honnête. On voit qu'il est assez difficile de savoir la vérité sur le citoyen Lieuthraud. Un seul point reste hors de doute : c'est qu'il ne fut pas la perle des gens honorables).

C'est là qu'il exerça jusqu'à ces dernières années, en tout bien tout honneur, l'utile métier de garçon perruquier. Comme cet heureux Figaro savait lire et écrire, il quitta son rasoir et commença de se décrasser dans un petit bureau. Bientôt on le vit prendre un vol plus haut, et mon homme se trouva, Dieu sait comment ! intéressé dans une fonderie de canons à Moulins. Il obtint des avancés de la République, et fit de très bonnes affaires, car sa manufacture n'a pas rendu un seul canon à nos arsenaux.

Bientôt Paris et le Palais-Royal le voient déployer de grands talents que Dieu lui donna pour manier les finances, et surtout celles d'autrui. L'agiotage et les moyens auxquels vous donnerez tels noms qu'il vous plaira l'ont rendu un des plus honnêtes gens qui se puisse, car il est possesseur public de richesses énormes, et le garçon perruquier Lieuthraud est le vrai marquis de Carabas (il comptait par millions, dit Arnault dans ses Souvenirs d'un sexagénaire, t. II, p. 308, et il possé-dait vingt hôtels plus beaux les uns que les antres). Il a acquis les superbes attelages de douze chevaux du prince de Croï ; il a acquis l'hôtel de Salm ; il a acquis Bagatelle ; il est l'amant de mademoiselle Lange, de la rue Feydeau, à raison de 10, 000 livres par jour, d'avance (le Paris de Peltier, août 1796, confirme ces faits).

Il a consacré cette dernière acquisition par deux boites à portraits : le sien et celui de la déesse, ornés chacun de 15, 000 livres espèces et de diamants.
Il fournit maintenant du fer à la République, à peu près comme sa fonderie fournissait des canons, et c'est le fer de la République qui, sous les mains du nouveau Midas, se convertit en or ; il a même cela de plus heureux que l'ancien, qu'il n'aura pas besoin de découvrir son secret à un barbier étranger, et que si des oreilles d'âne le trahissent, il pourra les cacher lui-même sous de charmantes oreilles de chien, car il a la réputation de donner le coup de peigne comme un ange.

Cette fête, qui n'est qu'un échantillon de ses folies, lui a déjà coûté 1, 200 livres en numéraire données au citoyen Daniel, restaurateur, pour le prix d'un buffet commandé trop tard, et qu'il n'a pas servi. Pour qu'aucun trait ne manque à ce qui peut caractériser la sottise et l'impertinence d'un faquin parvenu, le garçon perruquier Lieuthraud, pour effacer tout vestige de la poudre originelle, et à la fin de la Révolution, se fait appeler le marquis de Beauregard. Cet apprenti seigneur est déjà fait aux belles manières ; il singe l'An-glais, et ses billets portaient invitation de venir prendre le thé à l'hôtel de Salm.

Lieuthraud sentait bien qu'il n'était pas honorable ; il voulut s'en donner l'apparence par un mariage qui le fût réellement. Il chercha donc une famille dont la considération jetterait sur ses millions et sur lui un reflet d'honnêteté. Il demanda la main de mademoiselle de Montholon (elle épousa le général Joubert, et en secondes noces Macdonald, Sainte-Beuve, Causerie du Lundi, t. XV, p, 183, note). Il ne fut pas agréé tout d'abord, mais il ne fut pas non plus repoussé. Son immense fortune exigeait des égards. Madame de Montholon l'admit chez elle, et vint à ses fêtes avec ses filles, mais sans rien promettre : elle attendait. Elle fit bien, dit Arnault, qui nous a seul fait connaître ce dernier épisode (Souvenirs d'un sexagénaire, t. II, p. 308).

Pendant qu'elle réfléchissait, la fortune du citoyen Beauregard s'évanouit comme elle s'était formée. « Le lendemain du bal qu'il donna à ces dames, dans son palais, il disparut. Qu'était-il devenu ? Je ne sais, ajoute Arnault. La rivière coule pour tout le monde. » Elle coulait justement devant l'hôtel du faux marquis, et il n'avait qu'à enjamber le quai pour y trouver son dernier naufrage. Est-ce là qu'il le chercha ? C'est possible ; mais il eut auparavant bien des jours de déboire et de honte.

Au mois de janvier 1797, il fut inquiété comme complice de la conspiration royaliste de l'abbé Brottier et de la Ville-Heurnois, mais relâché bientôt. Il en fut quitte pour la peur et quelques jours de prison. Après avoir ainsi payé son titre de marquis, il dut payer plus cher l'insolence de son luxe, qui avait trop frappé tous les regards pour ne pas attirer ceux de la police. Pendant qu'il était en prison l'on avait examiné ses papiers. Peut-être même était-ce pour faire cet examen

Hôtel de Salm, 69 quai d'Orsay
plus à loisir qu'on l'avait préalablement arrêté (Biographie moderne, 1815, in-8, t. II, p. 156).

Ses escroqueries y parurent évidentes, et, mis, en liberté comme conspirateur, il resta, comme fripon, sous la main de la justice. Une action correctionnelle lui fut activement intentée. Il était encore assez riche pour la détourner, et, en effet, il échappa (V. le Grondeur du mois de mars 1797). Après une année d'audace nouvelle et d'insolence, il fut repris, et très sérieusement cette fois. Il eut beau tout essayer pour se défendre et pour prouver que l'emploi de sa fortune avait été aussi délicat et aussi honorable que la source en était honnête. Mémoires, lettres dans les journaux, plaidoiries, tout fut inutile. Lieuthraud, désemmarquisé, fut condamné, comme faussaire, à quatre ans de fer, à l'exposition et à la marque.

Un peu d'aide de la part de quelques amis restés fidèles, et beaucoup d'or à propos répandu le tirèrent encore d'affaire. Le jugement rendu ne fut pas exécuté. Les créanciers de Lieuthraud furent malheureusement pour lui plus impitoyables que la justice. Il avait achevé de se ruiner pour se faire innocent, ou du moins pour se conserver libre. Ceux à qui il devait lui rendirent sa liberté bien amère, en la menaçant de nouveau chaque jour. Fatigué de leurs poursuites, et ne sachant comment s'y soustraire, il disparut, et depuis lors sa trace n'a jamais été retrouvée. Berryer père, qu'il avait pris pour conseil, le dit positivement, d'accord en cela avec la Biographie moderne (T. 1, p. 157). « Le lendemain de sa dernière apparition chez moi, écrit-il (Souvenirs, 1839, in-8°, t. I, p.287), il avait disparu, sans que j'aie jamais su ce qu'il était devenu. »

Ce qu'a dit Arnault sur sa fin est peut-être la vérité. L'hôtel de Salm ne pouvait, en s'échappant des mains d'un tel drôle, devenir brusquement ce qu'il est encore : une succursale du temple de la gloire. Il lui fallait une purification. Madame de Staël y pourvut en venant y tenir, pendant le Directoire, avec Benjamin Constant, les séances du Cercle constitutionnel.

Tenu à l'ambassade de Suède, dirigée par son mari, (à l'hôtel de Salm, 64, rue de Lille), son salon fit d'elle, au début de la Révolution, la « reine de Paris ». Les habitués étaient Montmorency, le marquis de Lafayette, Benjamin Constant, Juliette Récamier, Charles-Henri de Clermont-Tonnerre, le poète Évariste de Forges de Parny; l'abbé Jacques Delille, Emmanuel-Joseph Siéyès, le duc Adrien de Laval, Louis Almaric Jacques, comte de Narbonne; François-Antoine, comte de Boissy d'Anglas, les frères Bonaparte, Renauld de Saint-Jean-d'Angely, Antoine Barnave, Mme de Krüdener, Tailleyrand, André Chénier, Mirabeau, les députés Pierre-Victurien Vergniaud, Pierre-Victor, baron de Malouet; Jean-Joseph Mounier, Clermond-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, François de Balbes de Berton, duc Crillon; François de La Rochefoucauld-Bayers, de Lally-Tollendal, Charles-Louis Victor de Broglie. Les proscriptions de la Révolution l'obligèrent à fuir Paris.

L'hôtel de Salm fut classé bien national sous la Révolution, il devint, le 13 mai 1804, le siège de la Légion d'honneur. Incendié sous la Commune en 1871, il fut reconstruit grâce à une souscription lancée parmi les légionnaires et les médaillés militaires.


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