Personnages pittoresques Paris
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KASANGIAN, l'Arménien de la Bibliothèque
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

KASANGIAN, que les Parisiens désignent toujours sous le nom de l'Arménien, est, au point de vue plastique, le type le plus curieux de cette galerie. Il est si connu du public, et surtout d'un certain public, que, malgré son titre de Thaleb, je le range parmi les célébrités de la rue. Il meuble si bien la grande salle de la bibliothèque Impériale et la rue de Richelieu, que les savants conservateurs et les boutiquiers le regretteront amèrement si, contrairement à la croyance répandue parmi ceux qui fréquentent assidûment le grand salon de lecture, il est soumis à l'inflexible loi de mortalité.

M. Fournier, qui fréquente la Bibliothèque depuis vingt-cinq ans, assure que, dès 1838, on y voyait l'Arménien, aussi vieux, aussi cassé, aussi rachitique qu'aujourd'hui. Il s'occupait déjà de son fameux Dictionnaire arabe.

Dix heures sonnent, l'Arménien pénètre dans la grande cour, il hoche mélancoliquement la tête en guise de salut en passant devant le bureau des cannes et des parapluies et la loge du concierge ; il se dirige vers la fontaine à laquelle l'hospitalité administrative a attaché un gobelet de fer-blanc suspendu à une chaîne, et boit à longs traits ; de temps en temps il laisse échapper de petits soupirs de satisfaction. Si le soleil est ardent, il se tient un instant dans la partie plantée de la grande cour et se brûle à ses rayons bienfaisants ; si la neige couvre la terre, ou si le froid est vif, il monte directement à la grande salle, en ayant bien soin de côtoyer les plates-bandes, afin d'éviter la neige ou la glace.

La salle est vide, les conservateurs ne sont pas encore à leur poste ; l'Arménien se dirige vers les casiers situés en face du bureau central et prend les volumes qu'il y dépose chaque soir depuis vingt-cinq ans, excepté les dimanches et les jours fériés ; il salue tristement à droite et à gauche, en ébauchant un petit tressautement qui ressemble à une révérence quand il rencontre le garçon ou les conservateurs qui se rendent à leur poste. 11 refuse l'assistance de ceux qui lui offrent leur concours pour remuer les énormes in-folio.

La place de l'Arménien est une place consacrée, elle est aussi reconnaissable que celle de l'aveugle de la rue Férou, qui éternue depuis vingt ans sur le même côté du mur du séminaire Saint-Sulpice, et a amoncelé sur la vénérable enceinte un amas de tabac à priser qui aurait charmé Decamps par sa couleur rissolée.

L'Arménien occupe la première place de la grande table, à droite du bureau central, et Charles Monselet, qui dans son livre les Tréteaux, a consacré à l'article Bibliothèque un amusant chapitre à Kasangian, assure qu'il n'a choisi cette place que pour pouvoir recourir aux conservateurs pour ses renseignements, ce qu'il fait du reste toutes les cinq minutes.

L'Arménien a pris un singulier ascendant sur les conservateurs de la Bibliothèque ; les livres qu'il demande sont extrêmement rares, ils lui appartiennent pour ainsi dire en propre, car, depuis vingt-cinq ans, quiconque les aurait demandés n'aurait pu les obtenir ; on aurait répondu :

Kasangian les a entre les mains, – comme on dit : Ils sont à la reliure. On m'assure qu'il se plaint parfois de la pauvreté de nos collections, et qu'il cite l'exemple de certaines bibliothèques, celles d'Hérat, de la Mecque, ou celles du sérail de Constantinople, où se trouve tel ou tel livre dont il aurait besoin pour son travail ; et les conservateurs s'émeuvent des plaintes de Kasangian et achètent les livres arabes qui passent en vente. Autre détail assez caractéristique : il a tué sous lui un exemplaire de Bescherelle.

Enfermé derrière un rempart d'in-folio, le linguiste travaille mystérieusement et lentement ; il est rêveur comme tous les Orientaux, et souvent on le voit suspendre son travail, relever ses besicles sur son front, mettre sa plume derrière l'oreille à la façon des écrivains publics, et, après avoir croisé ses bras sur le plus gros de ses dictionnaires, s'endormir d'un paisible sommeil.

Il pousse l'insouciance du costume jusqu'à l'hyperbole, et le linge lui est entièrement inconnu ; il a la plus grande prévention contre les cravates et cherche à faire des prosélytes ; après avoir épuisé tous les moyens pour persuader aux conservateurs de renoncer à ce futile ornement, il a commencé une croisade pour convaincre les garçons de salle, qui lui ont opposé l'uniforme et la consigne. Il revient de temps à autre à cette idée fixe, il remue librement le cou pour montrer toute l'aisance et le laisser-aller qu'il acquiert, privé de cette enveloppe inutile. Quand on lui allègue la longue habitude, il énumère les dangers de la cravate, il lui attribue les maux sans nombre qui assiégent les Occidentaux.

On connaît son costume : une batta, espèce de robe à manches larges, ouverte sur le devant et tombant droite jusqu'à mi-jambes ; un gilet, un pantalon à la turque retenu par une faja ; le cou est complètement libre, car la batta n'a pas le moindre collet, et la tête est coiffée d'une petite calotte verte. Or, dans ces derniers temps, Kasangian a inventé un raffinement de pittoresque du plus grand effet. Il a porté par-dessus sa calotte verte un chapeau ordinaire, un gibus moderne ; cette tête d'Ali-Bajou, qui rappelle exactement celle de Sainte-Foy dans le Caid, le cou long, osseux, et complètement décolleté, le costume enfin, sombre, maigre et malingre, les jambes nues, tristes et pauvres, sur lesquelles pendent les basques de la robe, forment le plus drôle d'ensemble que caricaturiste puisse rêver.

Vers 1855, Kasangian a eu un disciple, un jeune des langues destiné sans doute à continuer son interminable dictionnaire ; c'était une réduction Collas de l'Arménien, un petit Ali-Bajou déjà flétri et qui n'avait rien de son âge, ni l'insouciance, ni la gaieté, ni la fraîcheur. Elevé dans les bons principes, il ignorait jusqu'au terme qui sert à exprimer ce vain ornement dont les Occidentaux s'enveloppent le cou ; son petit costume arménien était plus que simple, et insuffisant. Le jeune des langues donna un jour un exemple de naïveté qui est la plus haute preuve de la sincérité de son cœur et de sa simplicité ; on se prend à l'aimer pour ce trait, qui fait entrevoir un coin de son âme.

Il était pauvre (Kasangian doit l'être aussi, c'est le lot des savants ! ). A l'heure où son maître le congédiait et se laissait aller au sommeil, le jeune des langues transportait une petite table sous un des réverbères de la place Louvois, et, détaché de toutes les choses d'ici-bas, n'entendant ni les lourdes voitures, ni le tumulte des Parisiens qui se ruent au plaisir, il travaillait sans relâche, comme un somnambule dont tout le monde suit les évolutions sans que lui-même perçoive aucun bruit ni aucune forme. Le froid lui était indifférent ; les indiscrets, les flâneurs ne le troublaient point, il continuait à tracer sur le papier ses signes cabalistiques. Mais ce qui prouve jusqu'à quel point notre fausse civilisation a horreur du pittoresque, c'est qu'un sergent de ville, qui ne comprenait pas que le jeune des langues travaillait par économie à la lueur du réverbère, vint lui frapper sur l'épaule en l'engageant à plier bagage. L'élève de Kasangian ne comprenait pas qu'une petite table placée sous un réverbère et sur un trottoir était un danger pour l'autorité. Il s'était dit qu'il tiendrait peu de place et ferait peu de bruit.

Pauvre cher être naïf, pauvre petit savant ! que sera-t-il devenu ? Kasangian seul a la clef de ce mystère.

J'ai beaucoup suivi Kasangian dans ces derniers temps, et ces notes ont été réunies en face de lui, à la Bibliothèque ; il vieillit singulièrement et dort chaque jour plus longuement. Quand il se lève pour aller boire à la fontaine, il se traîne péniblement, et ses babouches glissent sur le parquet : j'ai dit ses babouches par amour de la couleur locale, mais je suis forcé d'avouer que Kasangian se chausse comme le premier Parisien venu : il porte des souliers à la Molière, et la nature, alma mater, l'a gratifié d'un pied prodigieux. Son dos se courbe, ses joues se creusent, sa voix devient vague.

Je crains que bientôt le charme ne se rompe et que cet honnête savant, ornement de la Bibliothèque, dont on peut dire ce que Victor Hugo dit de Quasimodo : « Le monument rugueux était sa carapace ! » n'ait posé devant moi pour la dernière fois.

J'espère que Kasangian ne lira pas ces lignes et cette triste prophétie ; je serais poursuivi par un cruel remords si cette appréhension du trépas du pauvre savant parvenait jusqu'à lui.

Kasangian a un système, il en a même plusieurs, sans compter celui qui consiste à proscrire les cravates. Il prétend que la dégénérescence chez l'homme procède exactement comme pour les végétaux, les arbres perdent leurs feuilles, l'homme perd ses cheveux, la séve ne se répand plus dans les branches extrêmes, la synovie abandonne les extrémités, le cou, les bras, etc. ; le tronc devient noir, perd ses colorations, la peau de l'homme se racornit et se fane. Enfin la vie se retire des racines, et l'homme, glacé par l'âge, perd la faculté de se mouvoir et de marcher. Kasangian pousse très-loin ces similitudes, et le pauvre savant doit être inquiet, car il en est à la dernière période et il se traîne avec difficulté.

L'Arménien habite, au cinquième, une petite chambre du Faubourg Poissonnière, il y donne des leçons d'arabe à 1 franc le cachet, et ses élèves sont rares. On lui a refusé, il y a aujourd'hui dix ans, le crédit qu'il a demandé pour l'impression de son dictionnaire. Ce crédit s'élevait à la somme de 30,000 francs. La Sublime Porte a fait son emprunt, Kasangian réitère sa demande.

Ces lignes ont été écrites en 1864 ; Kasangian est mort peu de temps après. Les conservateurs, qui ne le voyaient plus venir, envoyèrent prendre de ses nouvelles : on apprit qu'il s'éteignait doucement. Sa mort n'a rien révélé de particulier ; il était fort pauvre, il avait simplifié la vie, et son intérieur était des plus misérables. On a transmis à la légation de son pays les travaux de ce pauvre savant si connu des Parisiens et dont la place vide, à la Bibliothèque, rappelle un souvenir aux habitués de la Grande salle.


 

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