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LIARD LE CHIFFONNIER PHILOSOPHE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
LIARD a bien mérité le surnom de Philosophe que la population parisienne lui a décerné ; il l'eût justifié tout à fait s'il n'avait pas eu ce grain de coquetterie qui le poussait à étaler sa science. Il y avait deux hommes en lui, un homme simple et bon qui, se sentant au-dessus de ses collègues de la hotte et du crochet, leur servait de conseiller et essayait de les arracher à leurs mauvais penchants ; un ancien homme comme il faut, qui s'irritait qu'on le vînt voir comme un curieux personnage et cherchait à éblouir ses spectateurs par un luxe de citations et un étalage inutile de science. Liard, à la fin de sa vie, était devenu un peu exalté, et comme on vantait beaucoup sa connaissance des auteurs classiques de l'antiquité, il se promenait en récitant des vers de Virgile et parfois même des morceaux entiers de l'Iliade et de l'Odyssée. Un jour, Privat d'Anglemont, dont on connaît les bonnes études sur Paris inconnu, voulut avoir de la bouche même du chiffonnier-philosophe des détails circonstanciés sur sa vie. Liard l'accueillit avec dignité, le laissa parler quelque temps, puis entama le récit d'Enée, en le modifiant suivant la circonstance : Infandum ! poeta, jubes renovare dolorem. Privat eut beau faire, il fallut se contenter de ces réminiscences classiques. Liard avait un fonds intarissable de gaieté, il était frondeur et légèrement sceptique, il raillait avec une certaine grâce ceux qui voulaient lui arracher quelques révélations sur son passé, et trouvait aussi bien que Jules Janin une citation ingénieuse pour toutes les circonstances de la vie. Il est évident qu'il n'avait pas toujours manié le crochet et porté la hotte, mais il est difficile de dire au juste quelle était sa position sociale avant cette suprême décadence. Liard est un Chodruc résigné et qui a vaincu le sort ; il est chiffonnier comme on est notaire ; pour vivre honorablement et indépendant, il n'y a pas de sot métier, et, d'ailleurs, de père en fils, les chiffonniers sont honnêtes gens ; il ne s'agit que de fouler au pied le respect humain. – Voilà qui est fait. – Il s'habillera de défroques aussi propres que possible, il logera dans des tapis-francs et dînera chez Paul Niquet ; mais il vivra selon ses moyens, sans rien devoir à personne, heureux de cette indépendance, et, comme Bias, portant tout son bien sur lui ; il se frottera à tous les vices sans les partager, il traversera toutes les franges sans être souillé. Vers neuf heures du soir en hiver et vers dix heures en été, il quittera la Fosse-aux-Lions ou la cité Doré, où il a un pied-à-terre, et, armé de son crochet, de sa lanterne et de son sac, car Liard n'a jamais porté la hotte, il quittera le boulevard de l'Hôpital, passera les ponts et descendra vers les quartiers où les heureux d'ici-bas font preuve d'opulence jusque dans les détritus que leurs gens déposent à leur porte. Il montera la rue de Clichy ou la rue d'Amsterdam et se rendra sous les arcades du monument de la barrière, où se tient la Bourse des chiffonniers. Depuis qu'on a démoli ce monument, la Bourse est transférée de l'autre côté, dans un cabaret borgne qui fait pendant au restaurant qui a pour enseigne : À l'Attaque de la barrière Clichy. On se dira le prix du chiffon, on se partagera les quartiers, et le lendemain on se retrouvera au rendez-vous donné. Qui voudrait croire, hormis les Parisiens qui l'ont connu, qu'un homme bien né, d'une excellente éducation, ruiné par un de ces événements si fréquents, a pu vivre vingt ans de cette vie, sans chagrins, sans tristes souvenirs, sans se considérer comme un déclassé et, partant, sans envie et sans amertume ? Un jour, les paysans des environs de Paris qui viennent apporter la nuit leurs légumes à la halle, se plaignaient devant lui de cette dure corvée qui les condamne à de dures fatigues. Liard, assis auprès d'eux sur des montagnes de choux et de navets, leva les mains au ciel en s'écriant : Ô fortunatos nimium sua si bona norint, Agricolas ! Un inspecteur de la marée, qui avait fait ses classes, passait par là ; il ramassa cette citation et la dénonça au Corsaire. Liard fut une célébrité de la rue, et l'une des moins contestées ; les artistes et les littérateurs se faisaient gloire de le connaître ; il causait volontiers avec eux, et cette fréquentation lui donnait une grande influence parmi ses collègues du crochet. Presque tous les petits journaux du temps contiennent, épars dans leurs numéros, des anecdotes relatives au chiffonnier-philosophe et les bons mots qu'on lui attribuait, exactement comme aujourd'hui on en prête à M. Auber ou à Augustine Brohan. Traviès, qui fut le peintre attitré des chiffonniers, a laissé dans
son œuvre une très belle lithographie que M. Champfleury m'a communiquée,
et ce document de la plus grande authenticité, m'a servi à faire
dessiner le portrait joint à cette notice. La tête est fine et
goguenarde, et je crois que l'homme que j'ai décrit est assez celui
dont Lhernault a dessiné l'image. |
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