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A. PRADIER LE BÂTONNISTE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
L'industriel que nous avons l'honneur de vous présenter s'appelle Pradier, ni plus ni moins ; il s'intitule modestement le premier jongleur de cannes de l'Europe. Je l'avais prié d'écrire lui-même sa biographie ; il a décliné cette tâche, et, avec la simplicité qui sied au vrai talent, m'a raconté sa vie tout entière. Il est fils de ses œuvres, et c'est à force de travail qu'il est arrivé à cette célébrité européenne. Quelques vils intrigants, nourrissant les plus noirs projets, ont essayé d'insinuer que Pradier est propriétaire d'une maison aux Champs-Élysées, d'un terrain au boulevard Malesherbes, et qu'il possède un nombre exagéré d'obligations du chemin de fer d'Orléans. Comme l'air de la Calomnie, ce bruit, d'abord rumeur légère, a pris des proportions épiques, et ce n'est que le jour où il a eu l'honneur de donner une séance, à Biarritz, devant l'Empereur et l'Impératrice, que Pradier a pu se convaincre de la force avec laquelle cette opinion est enracinée. En effet, après avoir exécuté, aux applaudissements de Leurs Majestés, le tour des cannes, des assiettes, du saladier, du petit et du gros gobelet, le paratonnerre, le fléau, la pique et les douze anneaux, la carte volante, et enfin les six principes pour mettre l'argent dans sa poche, Pradier, un peu ému, attendait quelques mots d'encouragement, lorsque l'Empereur, s'approchant du bâtonniste, lui dit de façon à n'être entendu que de lui seul : – Vous êtes très riche, m'a-t-on dit, monsieur Pradier ? C'en était trop ! les têtes couronnées elles-mêmes conspiraient. Pradier se fit humble et représenta que sa famille est nombreuse, que le public, qui se presse autour de lui quand il exécute ses exercices, s'éloigne avec un ensemble parfait lorsqu'il tend à la foule son saladier. Enfin, parce qu'on s'est résolu à débiter des boniments sur les places publiques, il ne s'ensuit pas fatalement que vos fils et neveux doivent suivre la même voie ; et puis, auront-ils les facultés et le talent de leur père ? c'est douteux. Enfin, il est bien doux d'avoir un fils notaire quand on a fait pendant trente années de sa vie la pique et ses douze anneaux sur la place des Pyramides et devant la Madeleine. Il faut donc songer à élever sa famille, lui donner des principes autres que les six pour mettre l'argent dans sa poche : et le collège coûte gros, d'autant plus qu'on invente tous les jours des suppléments, comme dans les restaurants à prix fixe. C'est la musique, le dessin, la danse, la gymnastique, – l'escrime, l'équitation, et vous pensez bien qu'on ne veut être l'inférieur de qui ce soit. Vous voyez donc que ce sont des envieux, ceux qui essayent de vous faire du tort, en répétant partout qu'on a des mille et des cents. Bref, l'Empereur ne sut à quoi s'en tenir et accorda ce que lui demandait Pradier, le monopole de la place de la Madeleine. Comme j'ai juré de dire la vérité, et rien que la vérité, je dois confesser que Pradier a deux idées fixes : la première, c'est Mangin, le marchand de crayons, dont la seule vue le glace et lui ôte ses moyens ; la seconde, c'est la préoccupation du public. Pradier conserve religieusement tout ce qui a été imprimé dans les journaux relativement à ses faits et gestes ; il nous a laissé pendant un mois entre les mains un volumineux registre qui atteste sa passion pour la publicité. Son nom imprimé lui cause des éblouissements, et la réclame a des fascinations étranges pour lui. C'est ce qu'on appelle un homme habile, il sait faire valoir ses talents et spécule même sur la charité. Un jour, après avoir publié sur lui une notice et un dessin dans un journal, j'ai reçu de Lille, de Bordeaux, de Marseille et d'Amiens, et cela simultanément, des lettres qui me révélaient sa bienfaisance dans de tels termes que je n'ai jamais douté de sa connivence ; le lendemain, assez maladroitement du reste, Pradier vint me demander si je publierais les lettres que j'avais reçues. J'ai dit que Mangin est le Banquo de Pradier ; il encombre sa pensée comme il accapare sur la place publique la foule qui devait se presser autour du bâtonniste. Et cependant la pique et ses douze anneaux et le tour du gros gobelet sont un titre plus sérieux à l'admiration publique que l'invention d'un crayon. Mais la vraie force de Mangin, ce qui le rend à tout jamais un type, c'est son casque, c'est là que gît sa force, c'est par là seul qu'il domine son époque. Quant à Pradier, savant modeste, il est vêtu de noir, comme vous et moi. Vingt fois une voix intérieure lui a crié ces mots : – Le casque ! prends le casque ! Mais Pradier a su résister à cette tentation ; il n'a ni robes éclatantes, ni cimier, ni panache, ni parasol rose, ni Vertde-Gris sonnant de la trompette et jouant il Baccio sur l'orgue de Barbarie ; il ne remue pas avec insolence des médailles dorées dans des coffrets Renaissance ; il ne déjeune pas chez Maire, et les titis ne lui font pas des ovations lorsqu'il entre dans sa loge, à la Gaîté ; mais il est cher aux troupiers français : les tambours-majors regardent ses évolutions d'un œil d'envie, les bonnes d'enfants s'arrêtent devant lui, les membres de l'Institut le connaissent par son nom. Les Solons qui vont à la Chambre et les Arthurs qui vont au bois ne passent jamais devant lui sans s'arrêter un instant. Pradier regrette le temps où il opérait au carré de Marigny, ce temps fortuné où les Parisiens flânaient encore ; il regrette la Constituante, les splendeurs du café Durand, les agitations du Forum, le représentant qui, avant de se rendre à la Chambre, payait son tribut d'admiration aux six principes pour mettre l'argent dans sa poche. Il trônait alors, il était une célébrité, on citait ses bons mots, son insolence elle-même lui donnait un cachet d'originalité, on disait de lui : C'est un homme fort. Aujourd'hui, de l'autre côté de la place de la Madeleine, dans cette rue qui sépare le marché aux fleurs du temple païen, un homme vêtu de velours et de brocart d'or, portant le haume et la cuirasse qui scintillent au soleil, un homme que la nature a doué de tous ses dons, monté sur un char brillant traîné par deux coursiers splendidement harnachés, attire à lui la foule et la tient sous le charme de sa parole entraînante. Pradier, qui veut être utile à sa patrie et qui a de nobles aspirations, a présenté un projet au ministre de la guerre, afin de donner un nouveau lustre à la profession de tambour-major. Il voudrait ressusciter ce type légendaire du tambour de l'Empire qui, en entrant dans les capitales de l'Europe, enthousiasmait les vaincus par sa belle allure et son joli travail. Il avait rencontré le général Fleury à Biarritz ; il a remis sa pétition, qui a été transmise au ministère de la guerre et sérieusement examinée. Il habite, à Belleville, une maison dont on le dit propriétaire ; mais il affirme qu'il est pauvre. Quoi qu'il en soit, il élève bien ses enfants, et ne se commet pas avec les autres célébrités de la rue ; Mangin, avec la supériorité de la vraie force, l'ignore et ne parle jamais de lui. Quant à Pradier, il dissimule assez mal les préoccupations dont il est l'objet en face du colosse cuirassé, qui est parvenu à lui enlever le monopole de la place de la Madeleine. Pradier est mort presque en même temps que Mangin ; nous avons constaté qu'il n'était pas riche, comme le bruit en avait couru. Sa tenue décente, un certain air monsieur avaient contribué à répandre cette opinion. Pradier faisait d'assez bonnes journées, mais il avait des mortes-saisons et sa famille était nombreuse. Avec le bâtonniste a disparu sa curieuse industrie. |
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