Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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TRIPOLI, FILS DE LA GLOIRE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Ce grand vieillard alerte, droit et ferme, le sac au dos, la tête coiffée d'un shako de grenadier russe, la moustache en croc, le jarret tendu, l'œil au vent, est un ancien volontaire de la première République ; il a connu l'Empereur simple officier en 1798.

Pendant la campagne d'Égypte, il était au mont Thabor et à Aboukir, c'est un de ceux auxquels le grand général a dit : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! » Et quand Kléber, étouffant le futur empereur de ses deux bras nerveux et l'enlevant de terre, lui disait : « Vous êtes grand comme le monde, » Tripoli était encore là.

Il était aussi à Ulm, à Austerlitz, et c'est à la droite, avec le maréchal Soult, qu'il a assisté à cette grande journée dont le soleil nous illumine encore ; le soir, quand l'Empereur parcourut à pied les bivouacs, il était un de ceux qui allumaient des torches de paille sur son passage.

Tripoli est plus qu'un ancien soldat, c'est une légende, c'est une des grandes pages de notre livre d'or ; il a partagé la bonne et la mauvaise fortune du héros qu'il pleure encore, et, en 1815, il a crânement brisé son sabre. Quand vinrent les Cent-Jours, quand on apprit que l'Empereur venait de débarquer à Cannes, que le brick l'Inconstant avait croisé la flotte anglaise et échappé à sa surveillance, que Grenoble ouvrait ses portes, que partout sur son passage l'armée accueillait son ancien général aux cris de : Vive l'Empereur ! Tripoli crut encore à l'étoile de son héros et rentra dans la garde ; mais Waterloo fut sa dernière étape, et, s'il eût pu suivre l'Empereur à bord du Bellérophon, je suis sûr que Tripoli n'eût pas hésité à s'exiler à deux mille lieues de son pays pour ne pas abandonner son général.

Les idées de Tripoli sont devenues vagues et confuses, au milieu de cette fumée de poudre, de ces éclats de bombes, de ce tonnerre des canons ; il ne lui reste qu'une pensée fixe, la haine contre les Anglais, et un souvenir, aussi net que s'il datait d'hier, celui de l'invasion des alliés.

Nous n'avons jamais pu parvenir à découvrir la légende de ce shako russe qui sert de coiffure à notre héros. Il doit y avoir là-dessous quelque drame lugubre que nous regrettons de ne pouvoir lui arracher ; mais quels que soient les efforts que nous avons faits pour cela, nous n'avons recueilli que de vagues indications qui fourniraient peut-être des notes pour un roman du temps de l'invasion, mais qui ne sont pas assez sérieuses pour entrer dans une biographie.

L'industrie de Tripoli consiste à vendre une poudre rosée qui sert à nettoyer les cuivres, et comme le sage n'avance rien qu'il ne prouve, Tripoli s'est couvert la poitrine d'une foule de plaques de shakos, de baudriers, de grenades, de boutons qui sont brillants comme l'or, et dont l'éclat est dû à la poudre à laquelle il a emprunté son nom.

Tripoli a ses habitués et ne s'attache pas au casuel : il aime l'indépendance ; il pouvait entrer aux Invalides, et a préféré toucher sa pension sans vivre au bord de la Seine, au milieu de ce peuple français que son général aimait tant : mais ses anciens frères d'armes qui savent son histoire et qui reconnaissent en lui un de leurs vétérans, lui assurent une clientèle qui ne lui fera jamais défaut. A l'Ecole militaire, les soldats ne voudraient pas nettoyer leurs buffleteries ou astiquer leur sabre avec d'autre poudre que celle du père Tripoli, et le Fils de la Gloire est toujours le bienvenu parmi les jeunes gens qui peuvent lui raconter leurs souvenirs de Solferino et Magenta, en échange d'un de ses récits pittoresques de Mondovi et de Millesimo.

Si vous errez depuis l'avenue Lamothe-Piquet jusqu'à la grille de l'Ecole, ou si vous longez le quai depuis le ministère des affaires étrangères jusqu'au pont d'Iéna, vous êtes sûr de rencontrer Tripoli, la pipe à la bouche, encore droit et ferme et toujours un peu gai. Il fait rimer volontiers gloire et victoire, et fredonne des chansons d'un autre âge. Je l'ai connu plus brillant qu'aujourd'hui, mais néanmoins, personne, en voyant ce grand vieillard si heureux et si fier d'être Français, ne pourrait s'imaginer qu'il a connu Moreau et Pichegru, qu'il a passé la Bérésina et qu'il a vu les flammes du Kremlin. Par un certain respect de la discipline, Tripoli a conservé le costume militaire ; il porte toujours le sac et la veste de petite tenue. D'une propreté et d'une rigidité toute militaire, il semble toujours prêt à répondre à un appel ou à une sonnerie de clairon ; il parle volontiers seul, et comme le pauvre homme n'a plus beaucoup de suite dans les idées, il n'est pas rare de l'entendre tout d'un coup entamer un commandement militaire de toute la force de ses poumons.

Il pousse jusqu'au fanatisme le respect de la consigne, et se trouve si malheureux de ne plus en recevoir depuis plus de trente ans, qu'il s'en impose des volontaires auxquelles il se garde bien de manquer.

Vivant dans une modeste aisance, grâce à sa pension et à sa petite industrie, il peut, de temps à autre (peut-être un peu souvent), boire à la mémoire du grand homme, et quand reviennent les glorieux anniversaires, quand Tripoli endosse ses glorieux haillons pour aller sous les voûtes des Invalides déposer une couronne sur la tombe du général, voyant de nouveaux drapeaux se joindre à ceux qu'il a vu remporter, il trouve que les Français sont toujours les Français, et qu'il y a encore de beaux jours pour sa patrie.

Depuis la première édition, le pauvre Tripoli est mort aussi ; il avait fini par ne plus porter son étrange coiffure, et se contentait d'une boîte qui faisait office de cartouchière et sur laquelle était écrit : Tripoli ; fils de la Gloire.


 

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