Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Personnages
CLIQUEZ ICI

BERNARD-LATTE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Récemment, à la première représentation de la revue des Variétés Tohu-Bohu, j'ai remarqué, confondu dans l'orchestre des musiciens, un homme que je suis depuis dix ans dans la foule parisienne et que j'ai marqué ; il m'appartient, il est mien, je l'ai suivi, je l'épie et je crois avoir le secret de cette énigme en paletot. Je l'ai baptisé le Juif-Errant et, à partir d'aujourd'hui, il est classé comme une Célébrité de la Rue.

Je ne lui veux que du bien, il ne prendra pas en mauvaise part ce que j'écris sur lui. – Pourquoi est-il un type ? Aussi bien, c'est lui qui a lancé Thérésa. Lancé est un joli mot moderne, qui dit bien ce qu'il veut dire. Mais n'ouvrons pas de parenthèse, nous n'en finirions pas.

Si vous êtes Parisien, je suis sûr que vous connaissez mon type. C'est un homme d'assez haute taille, à la face bourgeonnée ; il porte la barbe entière assez courte et les cheveux longs, il court sans cesse comme un Juif-Errant, son parapluie à la main, quelque temps qu'il fasse, et son carton sous le bras ; ses vastes poches, je devrais dire ses bissacs, sont remplies de billets de bal, de concert, de numéros de loterie, de menues bimbeloteries, de boîtes de poudre insecticide. Il voit tout, a le secret des mystères parisiens, connaît tous les mondes, et après avoir échangé un salut avec le commissionnaire du coin, tutoie un puissant qui passe.

Vous demandez quel est cet original, on vous répond : – Ah ! mais c'est Bernard ! Vous savez bien, Bernard-Latte !

Voici la vie de Bernard ; écoutez cette odyssée, elle s'est passée sous nos yeux à tous, nous avons vu Bernard descendre une à une les marches de son piédestal. Bernard est à pied, Bernard est pauvre, quelques-uns l'appellent Chodruc-Duclos, mais Bernard est honnête, et c'est un homme d'esprit.

Sa famille est du Loiret, famille très honorable ; il a débuté à Paris par un emploi modeste ; il aimait la musique et la société des musiciens, il s'est fait commis chez Pacini, le célèbre éditeur de musique italienne qui a propagé ici Rossini, Per, Mercadante, etc., etc. Bernard était alerte, vif, plein de verve, d'une intelligence rare et d'une activité surprenante ; on le laissa conduire cette importante maison, et, dans cette gestion, il se concilia l'amitié des grandes illustrations musicales de cette époque. Lablache, qui avait deux tabatières, lui présentait toujours la bonne ; la Malibran, Grisi, Rubini, devenaient ses amis et ses obligés, et comme sa situation subalterne cadrait mal avec ses vues hardies et les précieuses amitiés qu'il s'était conquises, aidé de celles-ci, il fonda au boulevard des Italiens un magasin de musique qui devint en peu de temps le véritable quartier général des artistes et du dilettantisme. Bellini d'abord y apporta ses opéras, Masini, Grisar, Bérat, éditèrent chez Bernard ces romances que chantèrent nos mères et qui firent fureur.

Depuis 1834 jusqu'en 1848, tout ce qui a un nom dans la musique, compositeur, librettiste, exécutant, chanteur, cantatrice en vogue, pianiste, diva, ténor rare ou immortel maëstro vint flâner chez Bernard. Le monumental Lablache y coudoyait l'ascétique Listz l'hôte de Monte-Mario, et parfois, alors qu'on était réuni, sur le piano du petit salon du fond, sans façon et sans morgue, le foudroyant pianiste - le mot est de Berlioz - exécutait son incroyable galop chromatique, la terreur des virtuoses. Pendant ce temps-là, dans un coin, Masini faisait de l'escamotage, et faisait filer la muscade au nez de Duprez, de Rubini ou de Ronconi qui n'y voyaient que du feu. La Malibran entrait, on faisait cercle autour de l'illustre fille de Garcia, et Bernard louvoyait au milieu de tout cela, achetant une partition, en fredonnant un air du Barbier, en signant un traité, en tournant un compliment à la Desdémone que Musset a rendue immortelle.

Bernard était très généreux et très aimé des artistes ; on lui doit positivement d'avoir deviné le doux Bellini, les Ricci et d'avoir popularisé en France Donizetti, déjà célèbre en Italie avec sa Lucia, mais complètement inconnu de nous.
Ces dix années-là sont l'apogée de Bernard : impresario, éditeur, journaliste, il fonde le Monde musical, publie les Petits mystères de l'Opéra, d'Albéric Second ; il ose monter la Lucia, au théâtre de la Renaissance, avec cette ravissante Anna Thillon, la coqueluche des Parisiens ; à Lucie il ajoute

Lucrezia Borgia, Norma, Scaramucio de l'auteur de Crispin (qu'il avait deviné). Ce fut un succès artistique, on peut même dire une révélation, mais qui dit succès artistique ne dit pas toujours succès d'argent. Les affaires de Bernard s'en ressentirent, il lutta : il était inventif, ingénieux, plein d'idées, - il en avait trop peut-être, ce fut sa perte. Nous le retrouvons en 1848, organisant les célèbres Concerts de la Fraternité, où, moyennant cinquante centimes, on entendait les grands orateurs et les tribuns du jour, avec des entre actes pendant lesquels Poultier, Ponchard, Audran, Junca et Darcier obtenaient des succès frénétiques.

Voilà une carrière, ou je ne m'y connais point ; mais ce n'est pas tout. On ferme les clubs, et Bernard-Latte ouvre le Casino de la Chaussée-d'Antin. Le matin, la coulisse chassée du boulevard s'y abritait, et le soir, à la place où s'ébattaient les Mouzaïa et les Graissessac à Béziers ; Mogador et Clara, Frisette et Brididi, la belle Amélie, la célèbre écuyère de l'Hippodrome, levaient la jambe trop haut, couronnant de fleurs leur Barnum qui, au lieu de se changer en pluie d'or pour enchaîner ses Danaés, leur jetait à la gouille des pièces de vingt centimes dont ses poches étaient toujours remplies.

C'est au Casino que Bernard donna ce fameux bal des Porcherons, où tout le monde, à commencer par sa femme, une très-belle personne, portait le costume traditionnel. Malgré tant d'efforts d'imagination, cet homme qui avait amusé tout Paris depuis tant d'années, ne parvenait point à fonder quelque chose de stable, car, en pleine vogue, alors que sa fortune était en bon chemin, il fut exproprié sans indemnité, pour faire place aux bureaux de la Compagnie du chemin de fer d'Orléans.

Mais l'ingénieux Bernard ne se décourage point : il fonde le Château des Fleurs, et, changeant de couche sociale, descendant d'un degré, il engage Darcier, madame Ugalde et madame Cabel, qui, plus tard, eurent tant de succès ; et, petit à petit, peu à peu, l'ami de Madame Malibran, de Donizetti, de Bellini, de Lablache, en arrive à inventer Rigolboche et à éditer Suzanne Lagier. Il baisse encore, il baisse toujours le pauvre Bernard, toujours sans fiel, sans mauvaises pensées, presque gai, constamment inventif, du reste. Il vend des billets de loterie, entreprend des bals publics en donnant à tout ce qu'il organise un cachet particulier. On se rappelle le Bal des Grisettes, le Bal des Canotiers, la Fête des Parapluies ; enfin, aujourd'hui encore, nous lui devons les Clodoches, qui se transforment chaque année au bal de l'Opéra.

Enfin, c'est Bernard qui a inventé Thérésa, qui depuis... elle lui rend justice dans ses Mémoires ; mais comme Bernard-Latte a conservé ses relations dans la musique, qu'il est toujours bien accueilli de ses anciens confrères, il colporte, il brocante, il roule d'éditeur en éditeur, son carton gonflé de musique sous le bras et son parapluie à la main.

Nous avons entendu dire à Bernard-Latte que, faute de 6,000 fr., il n'a pu éditer la Favorite de Donizetti, qui a rapporté plus de 200,000 fr. à celui qui l'a fait graver.

La vie privée de Bernard-Latte ne m'appartient pas, mais je ne dirai rien que d'honorable pour lui. Il était prodigue, généreux, élégant jusqu'au raffinement. A l'époque où il vivait au boulevard des Italiens, son coiffeur venait deux fois par jour ; aujourd'hui Bernard, qui du reste a conservé ses cheveux, sacrifie beaucoup moins au peigne et au philocome. Il est stoïque, d'une parfaite égalité d'humeur, et sous la livrée de la gêne qui l'oppresse, le juif errant du boulevard a conservé la tournure d'un homme élégant ; on reconstruit sans peine le Mécène des dilettantes.

C'est une curieuse nature, un homme bien trempé, qui mange pour vivre, à la hâte, sur le coin d'une table d'un bouillon Duval, ne buvant jamais que de l'eau panée. Il dîne pour soixante-quinze centimes, c'est possible, mais jamais on ne se permettrait d'oublier son rince-bouche, et il se retourne volontiers pour demander l'aiguière au garçon en souvenir de sa fortune passée, et donne un pourboire disproportionné.

Voici aujourd'hui quinze ans que le pauvre Bernard mène cette vie de juif errant, courant après la fortune qui, chaque année, hélas ! lui échappe avec plus de persistance, et cependant, comme il est homme ingénieux et que ce cerveau volcanique enfante toujours une nouvelle idée, il se peut qu'il trouve une fois quelque invention formidable qui lui assure une honorable retraite pour sa vieillesse. C'est ce que nous souhaitons de tout cœur au pauvre Bernard.

J'avais bien envie de ne pas dire cette histoire-là, mais elle ajoute un trait à l'esquisse ; et puis, tout le Paris d'alors la sait par cœur.

Bernard était un don Juan calme, sceptique comme son patron et absorbé par ses idées, au temps de sa splendeur ; il avait pour... maîtresse une madame Desprez.

Au fond, on l'appelait Isoline ; elle était blonde mais infidèle, et elle aurait pu faire partie de l'honorable corporation des femmes qui font des scènes, auxquelles Monselet a consacré un volume.

J'ai dit que Bernard était sceptique ; il joignait à son scepticisme un calme.. effrayant, comme on dit au Corps législatif, et un matin, à l'heure où Bernard se livrait aux mains de son coiffeur, Isoline, un peu délaissée par son sceptique Bernard, qui ne croyait pas à la vertu des femmes, fit irruption dans l'entresol du Mécène et jura de mourir s'il l'abandonnait.

Bernard, en jetant un coup d'œil dans son miroir, se dit à lui-même : « Toutes les mêmes ! je connais cela, on n'en meurt pas. Je ne donne pas dans ces godans-là. »

Isoline se précipite dans la chambre à coucher, saisit un foulard, l'attache à l'espagnolette après s'être entouré le cou, et se met à crier comme si on l'écorchait. Bernard disait toujours à son miroir : « Oh ! pas de bêtises ! j'ai horreur de ces scènes-là, » et il conservait son calme olympien.

Mais les cris redoublaient, le coiffeur s'émeut, Bernard se lève, vole à la fenêtre. Isoline était morte, elle s'était étranglée pour tout de bon.

Cela fit bien du bruit dans son temps.

Vous voyez qu'il y a de tout dans la vie de ma nouvelle Célébrité de la Rue, même une comédie qui finit par un drame.


 

:: HAUT DE PAGE    :: ACCUEIL

magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Personnages
CLIQUEZ ICI