|
|
|
||||||||||||
LE MARIN
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
Cet industriel, que les flâneurs ont surnommé le Marin, et qui s'appelle Clément, stationne généralement dans la cour des Fontaines. Il porte encore le costume de la marine impériale, où il a à peine fait un congé, puisque, avant de s'adonner à l'orviétan, il était modèle à l'Académie de Liége. C'est un grand gaillard bien découplé, que les femmes de ses collègues de la rue trouvent bel homme. Dans ces dernières années, il est devenu un peu pléthorique et sa taille a perdu de son charme, la voix est rauque, et l'œil, fier autrefois, est un peu vague aujourd'hui. – Vous m'entendez bien... pampres et libations... L'industrie du Marin a son point de départ dans la munificence avec laquelle dame nature s'est plu à l'orner d'une chevelure invraisemblable par sa longueur et sa force, exactement comme le marchand de poudre pour les dents a profité de la blancheur naturelle et immaculée de son râtelier, pour s'établir marchand de poudre dentifrice. Le Marin arrive sur la place publique avec une chevelure honnête et modérée ; il installe une petite table devant laquelle il dresse une pancarte sur laquelle un artiste naïf a tracé son portrait. La foule se rassemble, et, quand il est sûr de produire son effet, il commence à débiter un boniment assez fade, l'accompagnant d'une démonstration corroborée par les portraits tracés sur sa pancarte, portraits au-dessous desquels on lit les mots : Avant. – Pendant. Après. Avant présente un crâne entièrement dépourvu de cheveux ; c'est le moment où lui, le Marin, ignorait les bienfaits de la toute-puissante pommade. Pendant représente le même industriel orné d'une chevelure comme vous et moi. Quant à la période désignée sous la rubrique Après, la chevelure de Bérénice elle-même est la seule qui puisse lui être comparée. Arrivé à la partie de son discours qui correspond à la dernière période, le Marin retire son chapeau et, déroulant ses longues tresses de cheveux qu'il a repliées artistement en un chignon caché par la coiffe, il joue de sa chevelure en praticien consommé. Après l'avoir fait onduler avec coquetterie devant le public, l'avoir tressée en nattes, en avoir fait une couronne, il révèle au public que le docteur Voltem, un des professeurs les plus distingués de l'Université de Liége, qui avait certaine affection pour lui, l'a mandé à son lit de mort, ne voulant pas enfouir avec lui dans la tombe un secret dont l'humanité tout entière pouvait bénéficier. Comme un marin est toujours, pour le peuple, un être qui a vu de fabuleux pays, notre amateur spécule volontiers sur la crédulité de son auditoire. Il raconte les pays lointains, les forêts vierges, les monstres des jungles et les naufrages sur les plages désertes ; et la foule l'écoute toujours avec recueillement. Un jour, il stationnait devant la Morgue et venait de raconter comment il avait été mis en possession de sa précieuse pommade. Il avait béni la mémoire de ce docteur qui l'avait appelé à son lit de mort pour lui remettre le précieux baume, quand un des assistants sortit de la foule et demanda la parole. Le docteur dont le Marin avait cité le nom était populaire à Bruxelles, où il était de notoriété publique qu'emporté par deux chevaux fougueux qui traînaient sa voiture, il était mort noyé. La mise en scène, le lit de mort, le don in extremis, étaient de pure invention. Le Marin perdit contenance, invoqua la similitude du nom et termina là sa séance. Le Marin, au moment où j'écris, doit avoir quarante-neuf ans
; sa constitution est robuste : il y aura donc encore de beaux jours pour les
Parisiens, qui sont généralement atteints d'une calvitie précoce. |
|
|||||||||||||
:: HAUT DE PAGE :: ACCUEIL |
|