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MADAME LECŒUR,
cabinet de lecture des chiffonniers (D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
Madame Lecoeur a eu des malheurs ; son extérieur est placide et distingué, elle a conservé les allures d'une dame de compagnie qui revient de l'émigration ; elle doit avoir aujourd'hui soixante-dix ans ; sa mise est décente, elle parle, dans l'enfer où elle habite, une langue exempte de fantaisie et ne comprend pas l'argot de ses habitués. Après avoir connu des temps meilleurs, elle tient, sur ses vieux jours, un cabinet de lecture dans la villa des Chiffonniers (la cité Doré). Je devrais ouvrir une parenthèse pour vous parler de cette cité ; mais il faut choisir, la villa ou l'hôtesse. Un matin qu'il faisait beau, mon Paris inconnu à la main, mon carnet bourré de notes prises dans Privat d'Anglemont, j'ouvre la portière d'un coupé en jetant au cocher cette adresse : « Barrière des Deux-Moulins, villa des Chiffonniers ! » Le cocher ne bronche pas et m'arrête, après une heure d'un trot consciencieux, devant une espèce de poterne étroite servant d'entrée à une longue ruelle, de chaque côté de laquelle s'élèvent des maisons basses, piteusement peintes d'un jaune pâle. Les habitants de la cité mettent la tête à la fenêtre. Ce sont des visages hâves, des figures pâles et souffreteuses. Une dizaine d'enfants déguenillés entourent la voiture en ouvrant de grands yeux, peu habitués qu'ils sont à voir d'autres véhicules que ceux qui contiennent les chiffons et sont traînés à bras par leur père ou leur mère. La cité n'a qu'une rue, et, après avoir visité trois ou quatre de ces pauvres ménages de chiffonniers et fait un croquis d'ensemble de la villa, je trouve que Privat d'Anglemont a un peu poétisé la cité Doré, quand j'aperçois à une fenêtre, dont les carreaux cassés sont remplacés par des images, un étalage de bouquiniste et des journaux tachés. J'entre... j'étais chez madame Lecoeur. La bonne dame quitte son vieux fauteuil, vénérable monument, épave du mobilier de quelque antique douairière. Trois chats, compagnons assidus de la veuve, viennent se frotter le long de mes jambes, et messieurs les lecteurs abandonnent pour moi le journal qu'ils tiennent dans la main. Madame Lecoeur loue quelques vieux journaux à la séance, au prix modique de i centime les deux heures. Elle laisse aux ménages la faculté d'emporter les livres à domicile, et les ménages abusent de la faculté dans la plus large acception du mot. Elle m'a confié qu'un roman de Paul de Kock, auquel on avait arraché une trentaine de pages, continuait à circuler sans que personne songeât à se plaindre du peu de suite que M. Paul de Kock a dans les idées. La bibliothèque est légère et les livres aussi : Dinocourt, Ducray-Duminil, Crébillon fils et les érotiques, Grécourt, Pigault-Lebrun, sont les classiques de l'endroit. Les bonnes âmes y peuvent trouver aussi une pâture avec Valmont ou l'Enfant égaré, Ccelina ou l'Enfant du mystère, la Chaumière indienne en trois exemplaires différents. J'ai trouvé là une édition princeps de la Nouvelle Héloïse ; mais ce J.-J. Rousseau n'a pas de succès à la villa, et madame Lecoeur dit que ses habitués trouvent Julie assommante. L'empereur est là sous toutes les formes : son image est collée aux carreaux, son buste est dans un coin, et son histoire par M. de Norvins est l'un des livres les plus lus dans ce cabinet de lecture peu confortable. Je crois que c'est pour ce dernier ouvrage que madame Lecoeur a dû faire les frais de son affiche au moins naïve : « Les lecteurs sont priés de ne pas emporter les livres. » – C'est exactement comme si on lisait chez un bijoutier : Les visiteurs sont priés de ne pas prendre les montres. Madame Lecœur n'a pas bien compris ce que je venais faire chez elle ; elle ignorait qu'elle posait pour une postérité relative. Aujourd'hui, la cité et la libraire ne sont plus qu'un souvenir. |
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