Personnages pittoresques Paris
Une rubrique qui vous invite à découvrir la vie de personnages célèbres ou méconnus ayant marqué l'Histoire de Paris : notes biographiques pour se plonger dans la vie et l'oeuvre de personnalités marquantes de la capitale.
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L'HOMME AU PAVÉ
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Cet artiste en est à sa troisième manière, et la première était la bonne. Il stationnait volontiers, lors de ses débuts, devant la grille du Luxembourg qui regarde l'Observatoire ; on sait que ce coin de Paris est le paradis des saltimbanques, et que la statue du maréchal Ney, depuis le jour où elle s'éleva près de la porte de la Closerie des Lilas, a vu passer toute la cour des Miracles.

Gustave Doré a immortalisé l'Homme au pavé par une magnifique lithographie ; le journal l'Illustration et le journal amusant lui ont consacré des dessins et des articles, et tous ceux qui se sont occupés avant moi de ces bateleurs célèbres n'ont eu garde d'oublier un aussi rare sujet. Récemment, dans son volume la Rue, M. Jules Vallès a étudié aussi cette curieuse figure.

Doué d'une voix d'une sonorité et d'un volume invraisemblables, l'Homme au pavé, dès qu'il a installé son chétif appareil sur la place qu'il choisit pour son théâtre, hurle un récitatif ou un couplet â la mode avec une telle force que le promeneur du Luxembourg, perdu dans les massifs les plus épais et les plus éloignés, lève forcément la tête.

Son costume est sordide : un maillot jadis couleur chair, aujourd'hui d'un ton douteux ; un caleçon étoilé dont les paillettes sont décousues. Le maillot monte jusqu'au cou et laisse voir un tronc noueux d'un haut relief. La taille est très élevée, le dos est un peu voûté, l'anatomie compromise et l'économie générale du bonhomme mal répartie : les biceps sont trop développés et les jambes sont maigres ; l'estomac est saillant et les pectoraux ne sont pas à leur place. Enfin, pour rendre ma pensée par une expression empruntée à la langue des ateliers, le sauvage n'est pas d'ensemble.

Quant à la tête, elle est ravagée ; le modelé est négatif, la face ne présente que des cavités, le crâne est très allongé, et comme les cheveux collés sur le crâne sont très longs, le sauvage les retient par un ruban rouge, ce qui donne un singulier caractère à la physionomie et complète le costume. Le masque de l'Homme au pavé rappelle le masque du Faune antique, mais le Faune interprété par Daumier, un sacripant de Sylvain qui s'est attardé sous les tonnelles.

Les exercices du sauvage sont variés : ils consistent à enlever, à l'aide d'un mouchoir dont les extrémités sont serrées entre les dents, un pavé qui doit peser au moins trente livres. Après cette opération, le pavé, balancé avec force, est rejeté vigoureusement par-dessus l'épaule. Cet exercice a valu à notre industriel le nom sous lequel nous le désignons.

L'exercice du pavé s'est perfectionné de jour en jour ; après l'avoir enlevé à la force des dents, l'acrobate imagina de le placer sur une table, de la surmonter d'une chaise, et, là, d'opérer ses dislocations. La tête, complètement retournée en arrière, arrivait à baiser la terre ; puis, de plus fort en plus fort, il finissait par saisir avec les dents le mouchoir dans lequel était noué le pavé. Par un effort qui surprenait la foule, il se soulevait graduellement et reprenait son équilibre. Tout cela pour la somme de cinquante centimes, dix sous jetés un à un, péniblement sortis de la poche des assistants, sans conviction, sans enthousiasme.

Vers la fin de cette exhibition, la séance se compliquait d'un singulier exercice, qu'aurait dû interdire le préfet de police le moins ami de l'humanité.

Le sauvage, afin d'éblouir ses spectateurs par un dernier coup d'audace, plaçait symétriquement sur le sol quatre bouteilles et faisait reposer les quatre pieds de la table sur ce frêle édifice : c'était la pointe de piment nécessaire à toute foule blasée.

La table vacillait, le sable criait sous les bouteilles, le sauvage déployait un luxe de précautions qui faisaient grimacer son masque de satyre ; il se dressait enfin en équilibre sur ce château branlant, et vociférait à la grande joie de la foule.

L'Homme au pavé n'est pas fort en gueule, ses boniments sont assez fades, ils se résument en un dialogue entre lui et l'être ténébreux qu'il appelle sa femme ; mais il vivra par le côté plastique. C'est un hercule épileptique, un géant grotesque ; son Olympe est un cabaret, et son trône une table branlante.

Le jour où la place de l'Observatoire sera veuve de ses chants extravagants, elle aura perdu l'un de ses plus beaux ornements ; mais il y fait encore pendant à l'Homme au lièvre, devenu l'Homme aux souris, malgré les alignements, les nouveaux tracés, les expropriations et les squares, qui dépossèdent chaque jour un de nos héros ou assignent à ses ébats des limites restreintes.

Les temps sont changés, je n'efface cependant point ces lignes, elles sont une date. L'Homme au pavé a passé, l'Homme au rat a disparu avec lui, et le Luxembourg lui-même a subi les empiètements de nos Édiles. Je ne sais sur la foi de quel renseignement M. J. Vallès dit que l'Homme au pavé est devenu un bon bourgeois. Il n'y avait pas en lui l'étoffe d'un bourgeois.


 

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