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ISABELLE, la bouquetière du Jockey-Club
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
Si l'illustre Mangin fut l'idole des titis, Isabelle est la coqueluche des élégants. Isabelle, qui était déjà un type lors de la publication de ma première édition, est devenue une véritable célébrité. Eugène Chapus lui a consacré une étude spirituelle dans son journal le Sport ; Paul de Saint-Victor, le fin coloriste, et Nestor Roqueplan, habile à lancer le trait, ont tracé sa silhouette à la plume. M. de Pène la cite à tous moments ; elle appartient à la chronique, elle fait partie du Tout-Paris. Nous avons tous vu Isabelle, pour la première fois, au perron de Tortoni et à l'entrée particulière des cabinets de société de Bignon ; elle avait alors seize ans. C'était une de ces grandes gamines très fraîches, assez mal attifées, dont les paysans disent : « le beau brin de fille ! » Elle avait les mains rouges et l'œil un peu impudent. Les dîneurs et les soupeurs sortaient rarement sans accepter le bouton de rose qu'elle leur présentait, et donnaient en échange une pièce blanche dont jamais ils ne demandaient la monnaie. Un jour, sans qu'on y prît garde, les mains d'Isabelle devinrent un peu plus blanches, la taille s'arrondit, la jupe s'allongea, les cheveux prirent un lustre qui leur était inconnu. Elle entendit parler du jockey. C'était le moment où les membres du Cercle de l'Union abandonnaient le coin du boulevard et de la rue de Grammont pour leur somptueux hôtel du boulevard de la Madeleine. Les membres du Jockey-Club vinrent s'installer à leur place. Isabelle, qui, du perron de Tortoni, voyait, bien avant dans la nuit, briller les lampes à travers les épais rideaux de velours, prit l'habitude de stationner à la porte où s'arrêtaient les brillants équipages. Les plus jeunes parmi les membres du cercle la protégèrent et s'habituèrent à la voir chaque jour à la même place. Un jour de course, à l'heure où les voitures à noms bizarres, attelées à quatre chevaux et couvertes de poussière, ramenaient les sportsmen, le duc de M... lui demanda pourquoi on ne l'avait pas vue à la tribune du Jockey : c'était une révélation, et Isabelle avait trouvé sa voie. Aidée des conseils de quelques jeunes élégants, elle se tailla une toilette qui procédait tout à la fois de l'amazone et de la vivandière, et, au steeple-chase suivant, elle fit son apparition sur le turf. Elle y fut accueillie avec enthousiasme ; elle se familiarisa bientôt avec le nom des plus célèbres sportsmen. Douée d'un certain instinct et habituée au bagoul des turfistes, elle appela de leur vilains noms anglais les hommes et les choses du monde hippique : elle était lancée. Isabelle se rendait sur le champ de course avec son panier de fleurs, ses ciseaux de bouquetière suspendus à la taille par une longue chaîne d'acier, sa bourse en bandoulière, la jupe relevée par des tirettes, le corsage à basques orné de boutons d'acier, et coiffée d'un petit chapeau dont elle varie la forme suivant la mode, et des bottines de chasse en cuir noir, le tout élégant et soigné. Aujourd'hui, elle porte les couleurs du vainqueur du prix du Derby et elle inscrit sur le ruban de son chapeau le nom du cheval gagnant. Le jockey, dont elle était la créature, l'avait décidément prise sous son patronage ; on s'inquiéta de son costume, on lui fit des mots, on parla d'elle, elle fut tout un jour la lionne de ces lions et devint indispensable comme le baron de la Rochette ou M. de Greffulhe. Elle pariait pour the Ranger, La Toucques ou Seampson, mettait à la poule des paris un louis qui lui rapportait toujours cent francs, et passait de Chantilly à Longchamp, de Longchamp à Vincennes, de Vincennes à Fontainebleau. C'est à ce dernier hippodrome qu'elle fut présentée un jour à l'Empereur, à l'Impératrice et au jeune Prince. L'Empereur porta pendant quelques heures à sa boutonnière la rose que lui avait offerte Isabelle, et la grande force de la jeune fille fut de ne point se laisser enivrer par ces succès. Un jour, on lui mit en tête d'aller aux courses d'Epsom ; elle assista au Derby et revint enchantée des gentlemen, qui pourtant n'avaient pas vidé son panier de roses. Désormais, elle était bien et dûment du Jockey, aussi suivait-elle partout les élégants qui hantaient ce cercle aristocratique. On la trouvait sous le péristyle de l'Opéra, et, les jours de bal masqué, la tête couverte d'une capeline rouge qui lui seyait à ravir, elle restait à la porte de la salle des Pas-Perdus, attendant la sortie des membres de l'ex-loge infernale. Elle appelait M. le duc de Grammont par son nom de baptême, et tous ces messieurs la tutoyaient ; comme sa clientèle était trop nombreuse, on ne lui prêta pas le plus petit amant. Un jour, séduite peut-être par le luxe que quelques personnes plâtrées déploient les jours de courses, elle rêva de brillants débuts, et, grâce à des amitiés imprudentes, obtint de faire partie de ces représentations instituées à Latour d'Auvergne et à la Salle lyrique dans le but de se préparer au jeu plus sérieux des grandes scènes. je dois dire, en consciencieux historien, que si les princes de la critique furent indulgents pour son faible talent, elle brilla moins là qu'à la porte du Jockey ; ces tentatives se reproduisirent pourtant souvent, et chaque fois quelque journaliste faisait d'elle un éloge indulgent. Isabelle aurait tort de renoncer à sa profession de bouquetière. Comédienne, elle devient l'une des trop nombreuses baladines sans talent qui ne sont pas poussées par la vocation et se font de la scène un marchepied. Isabelle la bouquetière est l'oeuvre des Parisiens, des élégants, des sportsmen, des jeune-france, des lions, des dandys, et chacun de ses messieurs la considère un peu comme son élève. Madrid, Vienne, Saint-Pétersbourg, Florence, Londres, Stamboul et Berlin connaissent Isabelle ; on n'est rien, si on ne la salue pas ou si, dès qu'elle vous voit, elle ne vient pas passer un bouton de rose à votre boutonnière. Quelques célébrités la tutoient ; voilà le grand genre, ce qui est du dernier bien. On a conspiré contre Isabelle, et Isabelle a gardé son tonneau de velours sur le palier du Jockey : il est venu de la Forêt-Noire des Isabelle de contrebande, il en est venu de la Closerie-des-Lilas et des Batignolles, mais ce n'était plus Isabelle. On ne se fait point en un jour aux exigences du monde parisien. La bouquetière du Jockey sait nos tics et ceux de nos gentlemen ; elle sait que le comte aime le camellia blanc, que le baron veut une rose-thé, que le marquis consomme des bouquets qu'il faut porter rue de l'Arcade, qu'il n'aime point à cacher sa rosette d'officier sous un bouton de rose et que la fleur des champs ne brille point à sa boutonnière. Isabelle flatte nos penchants, nos manies, parle à celui-ci de son écurie, à celui-là de sa danseuse, s'enquiert des tableaux que le prince vient d'acheter, des armes rares qu'a découvertes le duc, caresse les tics et les faiblesses et ne commet jamais une erreur. Elle a de petits raffinements, des intentions tout à fait délicates ; elle souhaite la fête à celui-ci, fleurit la favorite de celui-là, s'enquiert à domicile de la santé d'un troisième. Isabelle sait bien des petits secrets, et si elle écrivait ses Mémoires, Dieu sait ce qu'elle pourrait dire ! On ne se gêne point avec elle ; la bouquetière entre dans le grand seize de la Maison d'Or, va dans les cabinets du Café Anglais et vous offre ses roses au dessert ; elle plante un camélia dans les cheveux d'une brune, un bluet derrière l'oreille d'une blonde et se sauve sans attendre sa récompense. C'est une fine personne, mademoiselle Isabelle : on lui rend au centuple ses galanteries fleuries ; on lui demande de mettre un louis dans votre jeu, et elle partage la bonne fortune des joueurs sans courir la chance de la mauvaise. A Chantilly, à Vincennes, à la Marche, au bois de Boulogne, elle entre au pesage, gravit l'escalier qui mène à la tribune du Jockey, complimente le vainqueur, dont elle portera demain les couleurs. Le Jockey-Club, Crockford-Club et Reform-Club la connaissent ; elle est du Derby, on la voit à Epsom, à Bade, au champ de course d'Iffizheim, à Trouville, à Deauville, partout. Je l'ai vue mettre un œillet blanc à la boutonnière du roi de Prusse, une rose à celle de M. de Bismark et une pensée à celle de M. de Roon. Pendant cette saison de l'Exposition où tout l'Almanach de Gotha a défilé devant les Parisiens, elle a fleuri l'autocrate et l'empereur d'Autriche, le commandeur des croyants et le descendant des Aménophis. Elle est l'amie des têtes couronnées du monde entier ; le prince de Galles l'appelle « ma chère, » les Romanoff lui envoient une boîte enrichie de diamants et les Habsbourg lui mettent une bague au doigt. A Paris, elle se tient, les jours d'Opéra, dans la grande salle d'attente,
coquettement encapuchonnée, et chacun de ces messieurs lui adresse un
sourire et un mot d'amitié. On la dit riche, c'est possible ; je ne
dis pas non, et il n'est pas invraisemblable qu'elle soit portée sur
le testament de quelque grand seigneur ; mais, en attendant, elle se tient
encore sur le palier du Jockey-Club, dans son petit fourreau de velours Pompadour. |
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