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LES ENFANTS-ORCHESTRE
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
A la fête à Saint-Cloud, on y vend de tout, même de l'émotion, c'est la reine des fêtes. Le parc lui prête ses ombrages, le murmure de ses cascades et le mystère de ses allées. C'est le paradis des bateleurs, des débitants de serpents mal portants, des nègres d'occasion, de Bobèches et des Galimafrés, des femmes à barbe et des écuyères, des clowns et des physiciens, des diseuses de bonne aventure et des hercules du Nord. C'est le triomphe du mirliton et des boutiques « à tout coup l'on gagne. » « Tournez donc la manivelle, ma petite dame ! Un joli service pour monter votre ménage. » La fête est immense et insondable comme la mer, les types y foisonnent, mais ils y prennent un certain vernis de civilisation, et bénéficient du voisinage du palais. On y retrouve le joueur de vielle et sa famille de dilettantes, le mangeur d'étoupes et la femme aux chèvres ; l'homme-orchestre n'y est plus. J'ai raconté sa mort, et les promenades de Paris sont veuves de ce pauvre musicien auquel Lablache fit un jour cette splendide aumône de chanter à sa place. J'ai avisé au coin d'un arbre un groupe singulier qui a réveillé en moi mes instincts de peintre des types de la rue, le voilà. C'est tout un tableau et c'est toute une histoire. Le tableau d'abord. Dans la grande avenue, à droite, près du cercle d'officiers, à une trentaine de mirlitons de la porte d'entrée, deux enfants ont amassé la foule autour d'eux. Ils sont vêtus assez décemment et coiffés de képis de collégiens. L'aîné a neuf ans et il attaque crânement « En revenant de Lyon, zim, zim, zim ! » L'autre a quatre ans et ses bras sont trop courts pour qu'il puisse démancher, il frotte consciencieusement son archet sur les cordes, et comme la vérité m'est sacrée, il joue aussi faux que ma voisine du second qui hurle Ay Chiquita ! depuis une heure. De temps en temps, il se gratte et jette sur la foule un regard étonné, sans se soucier de la mesure, ses yeux se ferment et son archet va lui tomber des mains. Ils lèvent tous deux le pied droit en cadence, et un instrument complexe attaché sur leur dos avec des bretelles qui tiennent à l'épaule, rend les sons les plus inattendus. C'est un engin de forme bizarre, inexplicable : étudiez-en la coupe et rendez-vous compte de la fonction de chaque instrument. À la base, un tambour, une caisse, qui résonnent sous le coup du tampon agité par le pied, au-dessus un jeu de carillon surmonté d'une cymbale, encore au-dessus un triangle, enfin en haut de la pyramide un chapeau chinois avec son pavillon, ses grelots et ses sonnettes. Vous le voyez, six instruments mis en jeu par la manivelle du pied, la partie a fait des progrès, le pauvre homme-orchestre n'en avait que cinq. Tout cela est l'œuvre de cet homme à la tête un peu dépouillée, ce borgne à l'air doux et honnête qui a mis sa casquette au pied des petits musiciens, et qui dirige leur exécution. C'est leur père. Passons à son histoire vraie ; du reste elle est simple et sans péripéties. George-Michel Kubler a cinquante-huit ans, il est né à Paris ; comme il ne faut rien inventer, force m'est d'avouer que ce n'est point au champ d'honneur qu'il a laissé son œil droit ; il était au 9e chasseurs à cheval ; un jour, de service à l'écurie, l'une de ces fourches qui séparent les chevaux, chassée par le coup de pied de l'un d'eux, est venue le frapper au visage. Kubler a été réformé, et la patrie, cette bonne mère, lui a accordé cent francs pour tout secours. Il est venu à Paris, s'est marié et a pris un métier, fabricant de manches de parapluies – oh ! le roman n'a rien à voir dans tout cela. – On a vécu, pendant quelques années, puis les enfants sont venus et avec eux la ruine de l'industrie. Les fabricants ont substitué aux manches en bois les manches en fer. Kubler n'a plus eu de travail et la famille augmentait toujours. Tous les malheurs arrivent à la fois, la mortalité est venue fondre sur les pauvres petits qui se suivaient dans la tombe. Le père n'a pas hésité, il a pris les deux qui restaient, un au berceau et l'autre à peine en âge de tenir l'archet ; ils ont émigré à Londres pour fuir la maladie. On avait bien songé avant à frapper à la porte de la patrie, mais la patrie était sortie et puis les pétitions coûtent deux francs chez l'écrivain de la rue de Lancry, et ça ne rapporte guère. Bref, voilà Kubler à Londres. Le bon temps est venu, ce petit Français de cinq ans qui jouait hardiment du violon pendant que son frère faisait des petits tas de sable, a séduit les Anglais, qui laissaient tomber dans la casquette de Kubler plus de schellings que de pennys ; mais vous concevez, l'Angleterre, c'est l'Angleterre, et le boulevard Saint-Martin, c'est le boulevard. Kubler est donc revenu, Édouard a grandi et joue très bien aujourd'hui. Kubler s'est mis à fabriquer les instruments de ses enfants ni plus ni moins que M. Sax sans e. Jules va suivre les traces de son aîné, et on finit par vivre. Kubler a cinquante-huit ans, mais il a encore des illusions ; il croit qu'il y a en son fils l'étoffe d'un Paganini, et le 15 août dernier, comme il jouait aux Champs-Élysées, Georges Hainl, l'éminent chef d'orchestre de l'Opéra, s'est approché du jeune violon et lui a dit qu'il se chargeait de lui trouver un maître gratuit. Je reconnais bien là Georges Hainl. Kubler m'a tiré de sa poche la carte de visite du maître à l'appui de ce qu'il me racontait, et je conçois qu'il ait quelque espérance s'il est ainsi patronné. Quant à Jules, il vient de dormir sur mon canapé pendant que son père posait à côté de son frère, et le pauvre petit ne comprend rien à ce que je lui demande. Cette tribu de jeunes musiciens à instruments bizarres a inquiété le cerbère qui veille à ma porte. En les voyant entrer, il prétendait qu'il fallait fièrement aimer la musique pour se faire donner des concerts à domicile ; mais comme il n'a point entendu vibrer les sonnettes, résonner la grosse caisse et pleurer le violon, il ne comprend rien à cette fantaisie qui me fait ramasser des gens mal vêtus dans les rues pour m'entretenir avec eux. |
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