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LA MÈRE AUX CHÈVRES
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)
La Mère aux chèvres pourrait prendre place dans les types de la rue à côté du Berger en chambre découvert par Privat d'Anglemont ; on la rencontre au matin dans les quartiers qui avoisinent Notre-Dame de Lorette, mais on devine qu'elle vient de loin, la pauvre madame Rouger ! Elle conduit dix chèvres attachées les unes aux autres par une courroie qui se relie à un anneau central ; chacune des bonnes bêtes, par les temps froids, porte une couverture doublée d'étoffe chaude attachée sous le poitrail par une courroie bouclée. Chaque chèvre a son collier qui repasse sous le nez et se relie à la courroie qui les réunit toutes. Elle distribue la santé à domicile, réconforte les poitrinaires, les enfants, les femmes frêles, et, suivant l'ordonnance de chaque médecin, donne à telle ou telle chèvre une nourriture destinée à modifier les conditions d'économie du lait qu'elle va fournir. Elle chemine, la brave femme, vêtue de noir, son bissac sur le dos, gardant son petit troupeau de tout encombre, s'arrêtant à chaque pas pour traire, par la pluie, le vent ou la grêle, sous les yeux d'un valet de chambre ou d'une bonne qui, chaque jour, à heure fixe, vient attendre sous la porte, la tasse de lait de madame. Sous ses doigts le lait sort écumant et de la tasse s'élève une chaude vapeur. Nous nous sommes rendu à la Chapelle-Saint-Denis chez madame Rouger, que les Parisiens connaissent mieux sous le nom de la Mère aux chèvres, et voici les notes que nous avons recueillies. L'établissement existe depuis vingt-huit ans ; les races que possède l'établissement sont de premier ordre et, de partout, comme dans un haras, moyennant rétribution, les boucs sont mis à la disposition des éleveurs. Les chèvres sont nourries comme dans toutes les étables, mais, à certaines heures, on mêle à leurs aliments les substances prescrites par les médecins. La science, qui a foi dans cette médicamentation, préfère les chèvres sans cornes, comme étant d'une race plus forte et donnant de meilleur lait ; aussi les chèvres de madame Rouger sont toutes de cette race. Quelques médecins vont même, dans cette étude spéciale, jusqu'à attacher de l'importance à la couleur de la robe. À trois heures et demie du matin, on garnit les râteliers de foin, un peu plus tard viennent le son, l'avoine, les croûtes de pain, puis on donne à toute la bande capricante une eau tiède mêlée de son ; enfin, pour distraire les chèvres jusqu'à leur sortie, qui a lieu à six heures et demie en hiver, on leur donne une botte de paille d'avoine. Alors, avant le jour, part le troupeau, une chèvre tenant l'autre, et la bonne femme les gourmandant. Quand, à la pâle lueur de l'aube, le Parisien sort du cercle les yeux battus, honteux d'avoir veillé si tard, vexé d'avoir perdu, il rencontre la Mère aux chèvres bien connue de l'ouvrier matinal et de la petite ouvrière qui trottine à son travail, son petit panier sous le bras. A midi, on rentre et on administre aux laitières une bonne nourriture tiède qu'on leur sert dans un baquet, elles mangent toutes ensemble dans la cour, puis elles rentrent à l'étable. L'été, les chèvres vont aux champs ; à l'étable, on remplace la ration de betterave par une ration d'herbe, et en toute saison la carotte domine dans l'alimentation. Voilà bien des détails, mais ce n'est point tout, et quand on écrit l'histoire, il faut entrer dans l'infiniment petit. La chèvre va faire son petit, on la couve, la pauvre bête, on la soigne, on débarbouille le chevreau, il boit du vin sucré à sa première heure, et on pratique l'insufflation dans la bouche ; quant à la mère, elle aussi a son sucre et elle va boire chaud pendant quinze jours. Les boucs, vous ne les voyez point, mais ils tenteraient Palizzi, ils auraient tenté Rose de Tivoli et Berghem, ils s'appellent Bébé, Benoîton, Rocambole. – Notez que je n'invente rien. Les chèvres ont leur conductrice et leur capitaine comme les mules espagnoles, ce sont Mémère et Nini. Les autres s'appellent Blanchette, Jeanne, etc. C'est là tout ce que je sais de la Mère aux chèvres et de son troupeau, et il faut s'habituer à voir dans ce troupeau-là une succursale ambulante de la faculté de médecine. Dans le même genre, j'avais dépisté une étable ambulante, une voiture à quatre roues, très longue, divisée à l'intérieur en boxes avec râteliers au-dessus desquels se lisait le nom de chacun des animaux. La voiture a disparu, ou je me lève trop tard : je ne la vois plus. Signalons encore à la hâte un fort curieux personnage qui habitait
l'avenue de Saint-Ouen, chez Rosset, et qui depuis vingt-cinq ans mène à heure
fixe des ânesses au domicile des malades. Il m'avait pris, celui-là,
dès mon enfance, par le côté plastique : il portait autour
de la poitrine un plastron à gaines rempli de bouteilles de lait d'ânesse,
et, monté sur un petit âne, les pieds ballants, touchant le sol,
coiffé d'un armet de Mambrin en guise de chapeau, il descendait des
hauteurs de Clichy et passait constamment devant le lycée Bonaparte.
Je le revois parfois le matin, accommodé désormais au goût
du jour, son fouet passé en cravate, à pied, habillé en
monsieur, et ayant répudié le caractère qui m'avait frappé.
La civilisation lui a fait du tort, et sa monture lui allait bien, c'était
un type, il est devenu un passant, « il aspire à descendre, » disait
Paul-Louis Courier, il n'ira donc point à la postérité relative
que je tente de donner à ces types de la rue, dérangés
dans l'exercice de leur industrie par le baron Haussmann. |
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