Personnages pittoresques Paris
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LE MAPAH (M. Gannau)
(D'après Les célébrités de la rue, paru en 1868)

Le mouvement intelligent de 1828, qu'on peut appeler orgueilleusement la Renaissance française du dix-neuvième siècle, eut cela de particulier qu'il s'étendit sans exception à toutes les formes du génie humain. Si la littérature ouvrit la marche lumineuse, la peinture, la sculpture, l'architecture, la gravure l'y suivirent. L'économie sociale et politique ne restèrent pas en arrière, et la théologie elle-même se ressentit de cette effervescence qui enflammait les esprits et les cœurs.

Si l'humanité est perfectible, elle est finie, et quand un illuminé est prêt à entrevoir la vérité dans ces splendeurs surnaturelles où le guide son hallucination, une main invisible jette un bandeau sur ces yeux fixés vers l'infini, et tout devient ténèbres.

Il est une exaltation poétique et d'un désordre pittoresque qui passionne les masses et compte des prosélytes par milliers ; telle fut celle de Fourier, qui, un moment, menaça de devenir une religion ; telles furent, à un degré différent, les doctrines d'Enfantin, celles de Pierre Leroux, les utopies généreuses de Considérant, celles des Saint-Simoniens, dont l'association a poussé dans notre société de vigoureuses racines qui, sans doute, ne germeront plus, mais ont conservé assez de sève pour qu'il existe entre ceux qui étaient membres de l'association une confraternité dont les résultats sont efficaces pour tous.

Je n'ai pas parlé de l'abbé Chatel, qui voulait réformer l'Église, et, nouveau Luther, entraîner tout le catholicisme à sa suite ; et je ne cite qu'en passant les noms des dieux, des ministres et des prophètes que vit éclore cette belle époque littéraire. L'homme qui écrira l'histoire de ces divinités d'un jour aura fait un des livres les plus curieux de ce temps-ci : mais pour moi je ne crois pas trop m'éloigner de mon sujet en parlant du Mapah, qui eut son heure de célébrité et se décerna à lui-même son brevet d'immortalité.

Je veux pourtant que le lecteur sache bien qu'un sourire ironique ne plisse pas mes lèvres en parlant de ce pauvre inspiré qu'animait une conviction sincère : s'il figure ici entre un homme-orchestre et un monomane, c'est qu'il fut vraiment un homme de la rue et qu'il m'appartient comme tel.

Le vrai nom du Mapah est Gannau ; il était fils d'un chapelier qui avait fait une assez belle fortune, et, comme tous les chapeliers d'ici-bas, rêvait pour son fils une carrière libérale. Gannau fit de bonnes études classiques ; il avait horreur des spécialités, et dispersa un peu ses forces ; il voulut être un savant et s'adonna aux sciences exactes ; un humaniste, et s'adonna aux belles-lettres ; un docteur, et passa tous ses examens de médecine. Pendant qu'il cherchait sa voie, le vieux chapelier mourut, et son fils, qui se trouvait à la tête d'une fortune honorable, commença à mener joyeuse vie et à dépenser sans compter.

Il était élégant et bien fait ; il trouva trop vite des compagnons de plaisir qui l'aidèrent à dissiper la fortune que son père avait lentement acquise. Il fut un instant l'un des héros du boulevard et l'un des sectaires les plus fervents de Frascati et du Cent-treize. Gannau était joueur jusqu'au délire, et comme tous les joueurs, il avait des alternatives de splendeur et de misère. Quand la fortune l'avait favorisé, tout le Paris qui s'agite entre la Chaussée-d'Antin et le faubourg Montmartre s'en apercevait aussitôt. C'étaient des soupers sans fin, des cavalcades, des décamérons perpétuels.

Il était, en 1852, l'un des habitués du Café de Paris, et il lui arrivait parfois de passer des semaines entières entre le Palais-Royal et le boulevard sans songer à rentrer chez lui.

Il avait voué un culte au dieu brelan, et le jeu devint un jour sa seule ressource. On ne s'attend pas à ce que je raconte les diverses péripéties de cette vie décousue ; on devine l'existence du joueur, et Gannau est un de ceux qui ont étonné, par la violence de son penchant, les croupiers inaltérables, bronzés à tous les feux de la passion du jeu.

Après avoir été plusieurs fois réduit à un complet dénuement, et s'être relevé par un de ces hasards qui donnent raison à ceux qui sont possédés du brelan, Gannau sentit le besoin de chercher des ressources dans une industrie moins aléatoire que la roulette et le biribi. Il avait adopté avec fougue les doctrines de Gall et s'occupait assez sérieusement de phrénologie ; il imagina de tirer des différentes propensions indiquées par les protubérances du crâne des déductions qui lui serviraient à prévoir l'avenir de chaque sujet. Le public, qui aime le merveilleux, vint volontiers consulter Gannau, qui avait pris un cabinet sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Un crâne servait d'enseigne ; sur le crâne était indiquée, en lignes bleues et rouges, la topographie cérébrale des facultés, des sentiments et des instincts.

Gannau, pas plus que Gall et Spurzheim, n'avait la faculté de prédire l'avenir, mais il avait beaucoup vécu, il était physionomiste et surtout savait la vie ; il concluait des tendances et des propensions aux faits eux-mêmes, et, se tenant dans des généralités vraisemblables, arrivait parfois à définir assez exactement les caractères et les tempéraments.

Dès que Gannau, dont les consultations étaient d'un prix modique, avait réuni une petite somme, il se dirigeait vers le Palais-Royal et tentait la fortune. Quelquefois, lorsqu'elle lui avait souri, il vivait avec une prodigalité sans exemple.

Un jour, il était redevenu forcément phrénologue ; une jolie cliente vint lui confier sa tête ; il signala des développements anormaux dans la protubérance amative, celle qu'on appelle vulgairement la nuque, et, distrait et rêveur, il laissa sa main courir sous les cheveux opulents de la jeune femme, qui frémissait voluptueusement.

Vous connaissez ce que Stendhal appelle le coup de foudre, dans son livre de l'Amour : c'est cette passion irréfléchie, spontanée, qui naît instantanément et vous saisit avec la rapidité du tonnerre, vous dominant avec autant d'empire et de certitude que si elle vous possédait depuis longtemps et se basait sur le raisonnement et le caractère.

La dame douée d'une si belle bosse jeta ses bras autour du cou de Gannau ; il était quatre heures quand elle sonnait à la porte de celui qui devait être un dieu ; à quatre heures un quart, elle jurait de l'aimer toujours et de mourir pour lui.

Cette dame, si riche en amativité, était mariée (naturellement), elle était riche, jeune et belle ; elle prit simplement une liasse de billets de banque dans le tiroir de son époux et vint jeter cette fortune noblement acquise aux pieds de Gannau.

Mais Gannau avait des principes ; il expliqua à sa bien-aimée que ce procédé manquait de délicatesse, et l'engagea à remettre au mari la somme qu'elle avait distraite. Grande exaltation de madame ', qui avait juré que Gannau l'enlèverait.

Le phrénologue, qui de jour en jour s'attachait davantage à sa maîtresse, n'attendait que le moment où elle reviendrait sans le moindre anneau nuptial au doigt et le plus léger billet de banque dans ses poches pour l'enlever d'une façon irrévocable. Madame *** quitta furtivement la maison conjugale et eut soin de ne pas prendre le moindre viatique. Gannau, qui la trouvait dans d'admirables conditions, l'enleva.

A partir de ce moment, le phrénologue mena l'existence la moins dorée et la plus dénuée de phrénologie (la jalousie de son amante était un obstacle insurmontable). Sans aucune ressource, il demanda encore au jeu les moyens de prolonger une existence chaque jour de plus en plus précaire. Après une année d'un bonheur très mélangé, madame' mourut, et Gannau, qui aimait sérieusement pour la première fois de sa vie, conçut un immense chagrin et devint bizarre. Une maladie longue et douloureuse, jointe à ce souvenir profond et ineffaçable qui le minait, spiritualisa, pour ainsi dire, le pauvre Gannau, qui, à partir de ce moment, fut complètement détaché des choses d'ici-bas.

D'une douceur évangélique, d'un fatalisme et d'une abnégation sans limites, le malheureux Gannau n'essayait pas de convertir par la force, il en appelait à la conviction. Il avait dépouillé le vieil homme et secoué la fange qui l'entourait. Il s'était transfiguré et avait même abandonné son nom, ce nom vague, dont la fonction se bornait à l'empêcher d'être confondu avec quelque autre.

Il s'appela simplement Celui qui fut Gannau.

La vie du Mapah est consignée dans des brochures devenues aujourd'hui extrêmement rares et publiées par le prophète du Mapah, Celui qui fut Caillaux.

L'Arche de la Nouvelle Alliance est le nouvel évangile qui raconte la passion de Gannau.

La religion que voulait fonder le Mapah avait pour principe l'androgynisme. Il fusionnait le principe mâle et le principe femelle ; il reconnaissait son union dans toute la nature. Comme tel, il s'indignait de cette absorption de la femme par l'homme, qui lui ordonne de sacrifier son nom à celui qu'elle épouse.

La religion de Gannau s'appelait l'évadisme, et ce nom était bien caractéristique, puisqu'il réunit les deux noms : Eve, Adam. Lui-même s'était décerné le titre de Mapah, nom symbolique qui contient les deux premières syllabes des mots latins pater et mater ; l'h est pour la forme, et cette désinence originale donne à ce titre je ne sais quelle tournure indienne.

Dans le système de Gannau, le fils devait à sa naissance prendre un nom composé de la première ou des deux premières syllabes du nom paternel, combinées avec la dernière ou les deux dernières syllabes du nom maternel.

Le Mapah fit école, et ce temps, qui engendrait des prosélytes pour toute pensée ardente et généreuse, et pour toute manifestation du génie ou de la folie, trouva des sectaires fervents qui se groupèrent autour de Gannau. Félix Pyat, l'auteur dramatique et le représentant de la Montagne, était du nombre ; Thoré, qui a joué un rôle pendant la révolution de 1848, et qui est encore aujourd'hui un de nos meilleurs critiques d'art, fut aussi son disciple. Je ne cite que les plus célèbres. Hetzel, qui, sous le pseudonyme de Stahl, est un de nos écrivains humoristiques les plus fins et les plus ingénieux, sans être en aucune façon sectaire de l'évadisme, contribua par pure obligeance à répandre cette doctrine, en prêtant à Gannau le concours de sa publication.

Le temple était obscur, et les splendeurs étaient tout intimes. On officiait, professait, rédigeait et sculptait (car la sculpture a joué un rôle en tout ceci) dans un grand atelier, froid et triste, situé dans un rez-de-chaussée de l'île Saint-Louis. C'est là que se réunissaient les disciples autour du grabat du Mapah ; c'était l'île de Patmos de cet illuminé, c'était son Sinaï.

Caillaux, le prophète du Mapah, l'assistait, il passait ses jours et ses nuits à modeler des bas-reliefs contenant, en signes hiéroglyphiques, toute l'histoire de sa religion ; il avait symbolisé l'androgynisme, et cette notice n'aurait vraiment tout son intérêt qu'en y joignant la reproduction de l'une de ces tables mystiques qu'on prendra dans cinq cents ans pour des bas-reliefs égyptiens de Denderah ou de Louqsor. Nous avons fait tous nos efforts pour les retrouver, sans y parvenir, et pourtant, depuis 1844 jusqu'à 1846, le Mapah en inonda Paris. Les députés, les pairs de France, les hauts fonctionnaires et les préfets en recevaient périodiquement des exemplaires accompagnés de la brochure de Celui qui fut Caillaux : - l'Arche de la Nouvelle Alliance.

Le Mapah rédigeait des bulles, des manifestes et des encycliques, et nous possédons une pièce extrêmement curieuse, qui n'est pas du reste unique et figure dans la collection de quelques amateurs ; cette pièce, émanant de Gannau, est datée : « De notre grabat apostolique ; » c'est le manifeste adressé au pape Grégoire XVI, par lequel le Mapah lui annonce son avènement et le prie de renoncer spontanément à la chaire pontificale.

Cette étrange communication, qui a les dimensions d'une brochure et ne peut figurer ici, est conçue dans les termes les plus convenables ; il y a par-ci par-là des récits de visions apocalyptiques d'un haut goût, et la conclusion, énoncée avec la sérénité qui sied à un dieu, est invraisemblable.

« Dès que vous aurez pris connaissance de ce manifeste, vous tous, fils du doute, qui semez la tristesse et qui recueillez l'angoisse, abandonnez le Vatican, foulez aux pieds la tiare, car les prophètes et les monuments se sont évanouis comme des ombres ; hier vous étiez peut-être la vie, aujourd'hui vous êtes la mort. N'évoquez plus le passé et laissez-le s'endormir dans la nuit de ses tombeaux et dans la poussière de ses solitudes. »

Le sacré collège tout entier devait fouler aux pieds la pourpre et renoncer aux pompes de l'Église catholique. Si cette étrange communication parvint, comme on l'assure, jusqu'à la rote suprême, quel sourire de pitié dut plisser les lèvres des Tosti, des Borroméi, des Consalvi ! on dut enfouir dans les catacombes des archives l'encyclique du nouveau dieu, côte à côte avec les projets avortés et les délirantes élucubrations des autres dieux de ce temps-là.

Le Mapah avait nécessairement dépouillé le vieil homme, il avait laissé croître sa barbe, se coiffait d'un feutre gris, revêtait la blouse et chaussait des sabots.

Celui qui fut Gannau avait été l'un des plus beaux hommes de son temps ; sa tête était restée belle et avait contracté, sous l'empire de la maladie, et par suite des jeûnes et des macérations forcées, une certaine noblesse qui affirmait sa divinité. Le teint était pâle et la face émaciée, le tissu avait pris une transparence ascétique, les yeux s'étaient voilés et le front, qui se dépouillait chaque jour, s'était ennobli en se découvrant.

A force de publicité et de prosélytisme, et peut-être sur la plainte de Mgr l'archevêque de Paris, que Gannau apostrophait chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, M. Delessert, le préfet de police, s'inquiéta de cette religion nouvelle, qui n'était pas un danger pour le catholicisme, mais tout au moins un scandale. MM. Zangiacomi et de Belleyme instruisirent un procès, à plusieurs reprises, contre le Mapah, qui répondit à ce tribunal préventif comme le Christ avait répondu à ses juges.

Le Mapah, au prétoire, défendu par quelque avocat célèbre de l'opposition d'alors, appelant à sa défense les principes humanitaires, évoquant des utopies grandioses et généreuses, des doctrines nouvelles plus pratiques que celle qu'il était chargé de défendre, c'était évidemment un danger pour le gouvernement de Louis-Philippe, parfois attaquable et toujours attaqué : aussi le ministère public renonça-t-il à poursuivre.

La révolution de Février éclata ; ces théories purement spéculatives devinrent trop impalpables pour des hommes qui, du jour au lendemain, par ce mouvement de bascule qui s'appelle une révolution, tenaient, au moins une heure, de temps à autre, le gouvernail de l'État ; le Mapah, qui regardait la révolution comme l'avènement de sa religion, perdit, au contraire, un à un tous ses disciples. Caillaux fut un de ses derniers adeptes.

L.-CH. CAILLAUX
Celui qui fut Caillaux, moins célèbre que Gannau, est, pour qui l'a étudié et a lu ses œuvres : Gémonies providentielles, Macairisme et enfin son apocalypse, l'Arche de la Nouvelle Alliance, une personnalité plus définie et un rêveur plus enthousiaste que le Mapah. - Pourtant Caillaux a toutes les qualités d'un séide, il est soumis, plein de foi, et exécute sans réflexion les ordres que lui donne le dieu ; sa douceur évangélique exclut toute initiative ; il est singulier que Caillaux n'ait été qu'un disciple ; mais des deux hommes, Celui qui fut Gannau et Celui qui fut Caillaux, c'est évidemment le second qui doit occuper le trône céleste...

« Ignores-tu que l'humanité ne vit que dans l'avenir ? Qu'importe au présent l'oriflamme de Bouvines ? Ensevelissons-le auprès de tes ancêtres, immobiles sous leurs monuments ; aux hommes du présent, il faut une autre bannière.

« Or, je m'en suis allé vers les grèves arides que l'Océan blanchit de son écume. Les mouettes saluaient de leurs cris sauvages les rochers de la côte, et la grande voix de la mer était plus douce à mon oreille que le langage des hommes... »

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En lisant ces strophes, qu'il pourrait croire empruntées à Lamennais ou à Pierre Leroux, tellement elles sont amples et nobles, le lecteur se fera une idée du ton dans lequel est écrite la brochure de Caillaux, l'Arche de la Nouvelle Alliance. Une analyse minutieuse de l'œuvre du ministre du Mapah serait à coup sûr intéressante, et servirait au moins à donner une idée de l'exaltation de ces deux esprits montés au paroxysme de l'exaltation ; on assisterait à des visions apocalyptiques, à la célébration de mystères tout aussi ténébreux que ceux d'Isis ; on entendrait des hymnes et des imprécations, des De profundis et des Hosanna ; mais, je le répète, cette compilation revient de droit à celui qui écrira l'histoire des Dieux modernes. J'essaye seulement de faire revivre un type étrange et d'initier le lecteur à la vie et aux idées d'une doctrine qui fut bizarre sans doute, mais qui eut son côté élevé.

Écoutez un instant la voix de Caillaux, le sourire s'arrête sur les lèvres ; ce n'est pas un croyant vulgaire qui a pu écrire les lignes qui suivent :

« Il y a cinquante ans, une femme apparut belle entre toutes : elle se nommait Liberté ; elle s'incarna dans un peuple ; ce peuple s'appelait France. - Et sur le front de cette femme s'étendit, comme dans l'antique Eden, un arbre aux rameaux verts, et cet arbre se nomma Arbre de la Liberté. Et désormais, France et Liberté ne font plus qu'un seul et même terme, qu'une seule et même idée !

« Et me présentant une harpe suspendue au-dessus de sa couche, il ajouta :

« Chante, prophète !

« Et voilà ce que m'inspira l'esprit de Dieu :

I
« Pourquoi te lèves-tu avec le soleil, ô France ! ô Liberté ! et pourquoi tes vêtements exhalent-ils une senteur embaumée ? Pourquoi montes-tu dès le matin sur la montagne ?

II
« Est-ce pour voir à l'horizon les faucheurs dans les champs de blé mûr, ou la glaneuse qui se courbe sur les sillons comme un arbrisseau battu par les vents ?

III
« Est-ce pour écouter le chant de l'alouette ou le murmure du fleuve, ou pour contempler l'aurore, belle comme une vierge aux yeux bleus ?

IV
« Si tu te lèves avec le soleil, ô France ! ô Liberté ! ce n'est pas pour voir à l'horizon les faucheurs dans les champs de blé mûr, ni la glaneuse qui se courbe sur les sillons.

V
« Ce n'est pas pour écouter le chant de l'alouette ou le mur-mure du fleuve, ni pour contempler l'aurore, belle comme une vierge aux yeux bleus.

VI
« C'est que tu attends ton fiancé, ton fiancé aux mains puissantes, aux lèvres plus roses que le corail des mers d'Ibérie, et au front plus uni que le marbre de Paros.

VII
« Descends de la montagne, ô France ! ô Liberté ! ce n'est pas là que tu trouveras ton fiancé. Tu le rencontreras dans la cité sainte, au milieu de la multitude.

VIII
« Le voici qui s'avance vers toi, la démarche fière et la poitrine couverte d'un triple airain ; tu lui passes au doigt l'anneau nuptial ; à tes pieds se trouve une couronne tombée dans la fange ; tu la lui places sur le front, et tu le proclames empereur. Ainsi paré, tu le contemples avec orgueil et tu lui dis :

IX
« - Mon fiancé, vous êtes beau comme le premier homme. Ôtez de dessus mon front mon bonnet phrygien, et remplacez-le par un casque ondoyant ; ceignez mes reins d'une épée flamboyante, et poussez-moi tout armée à travers les nations, afin que j'accomplisse dans la douleur le mystère de l'amour, selon qu'il a été écrit, et que par moi la tête du serpent soit écrasée !

X
« Ce qu'ayant entendu ton fiancé, il répond : « Que ta volonté soit faite, ô France ! ô Liberté ! » Et il te pousse tout armée, afin que la parole de Dieu soit accomplie.

XI
« Pourquoi ton front est-il si pâle, ô France ! ô Liberté ! et pourquoi ta blanche tunique est-elle souillée de sueur et de sang ? Pourquoi marches-tu péniblement comme une femme en travail ?

XII
« C'est que ton fiancé ne te donne pas de relâche et que l'enfantement est proche.

XIII
« Entends-tu à l'horizon le vent qui mugit et la grande voix du fleuve qui se plaint dans sa prison de granit ? Entends-tu le gémissement des vagues et le cri des oiseaux de ténèbres ? C'est que l'enfantement est proche.

XIV
« Comme au jour de ton départ, ô France ! ô Liberté ! revêts-toi de tes plus beaux habits ; répands sur tes cheveux les plus purs parfums d'Arabie ; vide avec tes disciples la coupe des adieux, et achemine-toi vers ton calvaire, où doit être scellée la délivrance du monde.

XV
« Comment se nomme cette colline que tu gravis au milieu des éclairs ? Cette colline, c'est Waterloo ! Comment se nomme cette plaine toute rouge de ton sang ? C'est la plaine de la Belle-Alliance ! Sois bénie à jamais entre toutes les femmes, entre toutes les nations, ô France ! ô Liberté ! »

Je retrouve dans l'Arche de la Nouvelle Alliance un portrait du Mapah tracé par son disciple ; c'est le document le plus authentique que nous puissions consulter.

« Je le suivis et je pus le considérer à loisir : c'était un homme du peuple au dos arqué et aux membres puissants ; sur sa poitrine flottait une barbe inculte, et sa tête nue et presque chauve attestait un long travail et de rudes passions. Il marchait, portant sur son épaule un sac de plâtre dont le poids courbait ses reins. Ainsi voûté, il passait à travers la foule. »

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« Et pourtant le maître de cette demeure n'avait pas les allures d'un ouvrier vulgaire. C'était bien encore l'homme au sac de plâtre, à la barbe inculte, à la blouse déchirée, qui m'avait abordé d'une façon si inattendue ; c'était bien la même puissance de regard, la même largeur d'épaules, la même force de reins ; seulement, sur ce front sillonné, sur ces traits granitiques, sur tout cet ensemble indescriptible, planait une majesté sauvage, devant laquelle je m'inclinai. »

On se formera, par ces diverses citations, une juste idée des œuvres de L.-Ch. Caillaux ; quand on s'est élevé avec lui sur cette montagne du haut de laquelle il entonne d'une voix prophétique des hymnes au fils du chapelier, c'est vraiment pitié de retomber si bas et de se trouver seul dans l'abîme où on roule brutalement. On doit pourtant remarquer avec étonnement que pas un instant le langage de Caillaux ne devient vulgaire, c'est un enthousiasme qui se maintient toujours au même niveau, c'est une exaltation qui se traduit dans une langue prophétique d'une belle forme.

Celui qui fut Caillaux est le type absolu du dévouement et de la conviction. Le Mapah meurt en 1851, en tenant étroitement serrée dans sa main la main de celui qui fut son apôtre sur cette terre ; touchante abnégation, qui honore autant le dieu que son prophète, exemple bien rare d'un dévouement fidèle jusque dans l'abandon et le malheur.

Au moment où cette étude allait paraître, L.-Ch. Caillaux, qui en eut connaissance, envoya à l'auteur des Célébrités de la rue quelques observations sur les doctrines du Mapah ; l'auteur a cru devoir les accueillir. C'est un document historique d'une haute authenticité, puisqu'il émane de l'auteur de l'Arche de la Nouvelle Alliance :

« Château des Anges (Cannes), 15 septembre 1863.

« Gannau ne s'est jamais cru un dieu.

« Il était sous l'obsession d'une idée qu'il croyait grande ; quand j'ai commencé à le connaître, sa pensée était une forêt de l'Inde, et l'expression s'en ressentait.

« De là une foule de locutions bizarres que je n'ai jamais approuvées : Evadah, - évadamisme -- Mapah. --- Tout cela pour arriver, en somme, à l'antichute, et au déisme, renfermant en lui un double principe créateur.

« Gannau était prodigieusement éloquent, et sa parole immense faisait passer toutes les étrangetés de ses néologismes.

« Quant à sa vie privée, monsieur, j'ai peu de chose à vous en dire : je ne l'ai connu qu'au moment où il allait dépouiller le vieil homme.

« La première fois que je le vis, il était sur son lit, déjà atteint de la maladie qui l'a emporté, et me fit l'effet d'un halluciné.

« La seconde fois, ce fut à l'Opéra ; il me pria de lui acheter un bouquet de violettes (il commençait sa vie de misère).

« Je lui achetai ce bouquet, et je le vis se diriger vers une loge, où il le donna à une charmante femme, c'était la femme dont vous parlez.

« Elle mourut quelque temps après comme vous le dites, mais non pas réellement... Elle mourut dans le cœur de Gannau, qui remplaça cette passion par une plus vaste, la passion de la vérité. Ce bouquet de violettes a été notre trait d'union.

« À partir de ce moment, nous avons vécu de la même vie, dans cet atelier de l'île Saint-Louis dont vous parlez, jusqu'au jour où je le quittai à bout de forces, et après avoir publié l'Arche, dont je n'ai plus qu'un exemplaire, et que je vous enverrai, si vous le désirez, en faisant mes réserves.

« Je le quittai... mais il lui restait une Madeleine (Antoinette-Marie), au front plus pur que celui des anges, qui l'a suivi jusqu'à la mort.

« Que vous dirai-je de plus de la vie privée de Gannau ?

Rien, sinon que son existence a été singulière et qu'il était capable de toutes les excentricités...

« je n'ai donc que peu d'objections à faire sur ce qu'on peut écrire de lui à ce sujet, car s'il revenait, il serait, je pense, le premier à me dire, comme il le disait de son vivant :

« Qu'importe la loque, pourvu que le jour se fasse sur les tendances du penseur..., du songe creux, si vous voulez ?... »

« Et je ne sépare pas mon songe du sien, car j'ai la conscience d'en avoir agrandi l'envergure et de l'avoir expliqué.

« je ne désire rien que la vérité ; j'accepterai avec reconnaissance la publicité, si vous jugez à propos de me l'octroyer ; je désire seulement qu'elle soit plus juste et plus sérieuse dans ses appréciations que celle de Dumas.

« Agréez, je vous prie, monsieur, l'assurance de mes meilleurs sentiments et de mes sympathies.

« L.-CH. CAILLAUX ».

M. Caillaux m'adressait par la même lettre de très belles pages sur sa doctrine, on les retrouvera dans les premières éditions, elles ont été supprimées dans celle-ci, destinée à un public plus épris du pittoresque que du côté social et philosophique.

Aujourd'hui, M. Caillaux, riche, considéré, vit dans le plus beau pays du monde, à Cannes, à deux pas de la ville d'Edmond Texier et de madame Juliette Lambert ; toujours fidèle à l'enthousiasme de sa jeunesse.


 

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