Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places, quartiers de Paris : comment ils ont évolué, comment ils sont devenus le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places, quartiers de Paris dont un grand nombre existe encore.
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PLACE DES VOSGES
(D'après Les rues de Paris. Paris ancien et moderne : origines, histoire, monuments, costumes, mœurs, chroniques et traditions, sous la direction de Louis Lurine, paru en 1844)

Quarante-sept jouteurs, y compris les trois vents, les nymphes et les romains, s'étaient réunis avec les cinq tenants pour lutter à qui briserait le mieux une lance contre un poteau (on se souvenait du roi Henri II tué pour ainsi dire à la même place). Les mieux faisant de ces journées gagnaient les prix, et quelques-uns de ces prix valaient quatre cents pistoles.

Le second jour de cette fête héroïque, le palais de la félicité tira un feu d'artifice

Festivités de 1612 à l'occasion de l'inauguration
de la place Royale et du mariage du roi.
au bruit de deux cents pièces de canon. Le troisième jour était destiné à la course de la bague. Le soir venu, la cavalcade toute entière se mit à parcourir la ville à la lueur de mille lanternes qui mirent à peine le feu à deux maisons.

Pendant bien longtemps on ne parla que de la place Royale et de ces divertissements fameux dont le récit a suffi à composer un gros volume in-4°. Cette place Royale fut à la mode si fort, qu'il eût été de mauvais goût d'aller se battre ailleurs. Les raffinés y venaient vider, l'épée à la main, leurs petits différents. On ne faisait pas mieux dans les jardins même de l'hôtel des Tournelles, quand M. de Jarnac et M. de la Chataigneraie s'y portèrent, devant le roi, ce cruel défi qui se termina dans la forêt de Saint-Germain par la mort de M. de la Chataigneraie.

Un peu plus tard, et c'est à peine si la place Royale était tracée, six bons amis vinrent s'y couper la gorge selon l'usage des temps (Castres contre Antragues, Maugiron contre Ribirac, Lèvarot contre Schomberg). Les plus belles épées et les plus alertes ont été tirées sur la place Royale. M. de Bouteville se fiant à son nom de Montmorency, s'en vint lui aussi à la place Royale pour y braver l'ordre du roi contre les duels. L'infortuné jeune homme paya de sa tête cette folie.

C'était mourir bien jeune et bien cruellement pour un petit crime ! Mais le cardinal de Richelieu se plaisait à ces exécutions sanglantes. Il aimait à s'entourer d'épouvante et de terreur. Que de mauvais jours il a fait passer aux beaux esprits de la place Royale, mais aussi comme les beaux esprits de la place Royale lui faisaient payer en sarcasmes et en malédictions tout le noble sang qu'il avait répandu !

Quand vous marchez sur ces dalles sonores, vous vous faites peur à vous-même, et vous détournez la tête pour savoir si quelqu'un ne vient pas derrière vous, des héros d'autrefois, La Trémouille, Lavardin, Condé, Lauzun, Benserade ? Dans cette obscurité et dans ce silence, vous vous demandez à vous-même pourquoi donc les gens de M. de La Rochefoucauld, de Gabrielle d'Estrées et de madame de Montespan, n'ont pas allumé leurs torches pour éclairer le carrosse ou la chaise à porteurs de leurs maîtres ?

Silence, d'où vient ce bruit de musique et de petits violons ? il vient de la rue du Parc ; et cette foule de bourgeois à l'air empressé, où vont-ils ? eh donc ! ils vont où les appelle Molière, leur ami ; ils vont où les convie la comédie, cette émotion toute nouvelle ; ils se rendent en toute hâte à l'hôtel Carnavalet pour y voir jouer le Georges Dandin de Molière. Et tous ces grands hôtels que je vois là, dont les portes sont fermées, silencieuses, et toutes ces hautes fenêtres où nul ne se montre, sinon quelque servante en haillons, comment s'appelaient-ils autrefois ?

C'était l'hôtel Sully, l'hôtel Videix, l'hôtel d'Aligre, l'hôtel de Rohan, l'hôtel Rotrou, l'hôtel Gueménée, nobles maisons changées en hôtels mal garnis, contre lesquelles le savetier du coin et l'écrivain public ont placé leurs échoppes ! Que peuvent-elles penser ces nobles murailles à se voir ainsi dévastées, silencieuses, dédaignées ?

Cette place Royale, après avoir été, pour ainsi dire, le plus vaste et le plus puissant salon de l'Europe, n'est plus, à deux siècles de distance, que l'écho lointain et silencieux de l'esprit d'autrefois. On ne sait même pas les noms des hommes qui ont rempli cette enceinte du bruit de leurs noms et de leur esprit. Et cependant ils ont tous passé sous ces arcades, les uns et les autres.

Scarron s'y faisait porter, pendant que sa femme jeune et belle appuyée sur la portière de sa chaise, le suivait d'un pas déjà grave et solennel, ne se doutant guère qu'un jour elle aurait, en présence de toute une armée, S. M. Louis XIV, la tête nue, pour escorter sa chaise à porteurs. Mais déjà autour de cette femme se partagent l'attention, le silence, l'obéissance, le respect. On faisait grâce aux vives saillies de son mari en faveur de l'esprit correct et sérieux de sa femme.

Dans cette pauvre maison, si obscure au dehors, si pleine d'éclat et d'esprit au dedans, nul n'avait le droit de pénétrer, s'il n'était, avant tout, homme d'esprit et de home compagnie. Ni les titres, ni la richesse, ni la naissance, ne suffisaient à vous introduire au milieu de ce cercle d'hommes choisis entre tous. Mais aussi il suffit de citer quelques-uns de ces noms-là, et vous pourrez juger de cette toute-puissance :

M. de Vivonne, qui avait tout l'esprit de sa maison ; le chevalier de Matta, dont chaque bon mot était répété de la ville à la cour ; le chevalier de Grammont, le héros de Hamilton, son digne historien ; Charleval, le plus élégant des poètes négligés ; Coligni, héros en Hongrie, à Paris le prosélyte de Ninou, l'émule du grand Condé à la cour ; Ménage, si savant et si bel-esprit ; Pelisson, si laid avant qu'il n'eût parlé ; Désivetaux, si naïf qu'on le trouvait rustre et crédule ; Renault, le maître de madame de Deshoulières et le traducteur de Lucrèce ; l'abbé Tètu, le complaisant de toutes les femmes, sans être ni leur amant, ni leur dupe.

Montreuil, dont on lit encore les madrigaux ; Maigny, dont on regrette les chansons ; le marquis et la marquise de la Sablière, celui-ci d'un esprit délicat et fin, celle-là d'un grand courage et d'un grand cœur ; madame la duchesse de Lesdiguières, elle avait grande envie de plaire, et nonobstant cette grande envie, elle plaisait tout comme si elle n'y eût pas songé ; madame la comtesse de La Suze, qu'elle était faible, mais aussi qu'elle était charmante ! Et madame de Sévigné, c'est tout dire, elle à créé, en se jouant, la riche langue du grand siècle ; et mademoiselle de Scudéry, si honnête homme.

Dans ce salon tout rempli d'un certain abandon poétique inconnu même à l'hôtel de Rambouillet, régnait, sans qu'on y prît garde, madame Scarron, éclatante, superbe, admirée, admirable. Là point de conversations futiles, point de récits de ruelle, peu ou point de petits vers ; chacun, excepté le maître de la maison qui n'y prenait pas tant de garde, se faisait honneur de parler le langage de la raison, de la sagesse et du bon sens.

Par cet unique rendez-vous des beaux esprits et des grands seigneurs, vous pouvez juger de tous les autres, car pas un nom des deux règnes, pas un prince de Louis XIII, pas un poète de Louis XIV, ne manque à cette galerie de la place

Scarron et sa femme jeune et belle appuyée sur la portière
de sa chaise, sous les arcades de la Place Royale
Royale : M. le duc de La Rochefourauld, madame de Lafayette, la duchesse de Lesdiguières, le prince de Coudé.

Molière, saint Vincent-de-Paule, le grand Corneille et Thomas son bon frère, La Fontaine, le duc de Montpensier, M. de Thou et M. de Cinq-Mars, ils y sont tous. Quel drame étrange et singulier s'est passé dans cette enceinte ! Quel entassement incroyable de passions et de noms propres ! Entendez-vous ces éclats de rire tout remplis de moquerie et de scepticisme ? C'est la Marion Delorme qui s'enivre d'amour, c'est Ninon de l'Enclos, le plus charmant enfant d'Épicure, et Chapelle et Bachaumont. Voilà pour les fous et pour les folles de leur esprit et de leurs corps ; les autres sont plus rares, ils se nomment et mademoiselle Delaunay, et mademoiselle Polallion, et madame de Montausier, madame de Gondran, madame de Vervins, le maréchal Deffiat, le P. Joseph, ce gentilhomme qui cachait fièrement sous l'humble robe d'un capucin un politique digne du cardinal de Richelieu.

Silence ! et qu'on s'agenouille ! Voici venir dans sa litière rouge, escorté par ses gardes du corps, son éminence monseigneur le cardinal en personne ! Qui encore ? le maréchal de Biron, le maréchal de Roquelaure, le marquis de Pisani, le duc de Bellegarde, le baron de Thermes, la princesse de Conti, le poète Desportes, le duc de Joyeuse. qui était un grand protecteur des gens de lettres, le cardinal Duperron, l'ami du poète Desportes, l'archevêque de Sens son frère, le duc de Sully, mademoiselle et monsieur de Senneterre, celle-ci, belle et bien faite, qui savait toutes les nouvelles, et qui, bien peu s'en faut, à été une femme de lettres, et son frère Senneterre, l'espion de Richelieu, l'ami de Mazarin ; le maréchal de la Force, le jour de la Saint-Barthélemy, on l'avait laissé parmi les morts.

Il était un des grands amis de Henri IV, et fort peu courtisan ; il avait quatre-vingt-neuf ans quand il voulut se marier pour la quatrième fois, alléguant que ne pouvant plus courir le cerf, il lui était impossible de demeurer seul à la campagne. Allons encore, allons toujours, voici le grand poète lyrique, François Malherbe, le pensionné de la reine Catherine de Médicis ; la vicomtesse d'Orchies, de la maison des Ursins, qui n'avait rien de beau que la gorge et le tour du visage, et qui croyait médiocrement en Dieu ; M. des Yvetots : il s'habillait fort bizarrement, il avait des chausses à bandes comme celles des suisses du roi, rattachées avec des brides, des manches de satin de la Chine, un pourpoint et un chapeau en peau de senteur, une chaîne de paille à son cou, et il sortait en cet habit-là ; tantôt il était vêtu en satyre, tantôt en berger, tantôt en dieu, et il obligeait sa nymphe à s'habiller comme lui, aujourd'hui bergère, le lendemain déesse.

Et aussi M. de Guise, le fils du Balafré : quand il quitta sa maîtresse, mademoiselle Marcelle, une personne de la meilleure grâce du monde, de belle taille, blanche, les cheveux châtains, qui dansait bien, qui savait la musique jusqu'à l'écrire, qui faisait des vers, et dont l'esprit était honnête et neuf. Mais le cruel ne revint pas, et la pauvre Marcelle mourut de douleur. Au reste, il était temps qu'elle mourût, il ne lui restait plus dans son escarcelle qu'un petit écu de trois livres.

Voici le connétable de Luynes, cet homme qui a volé sa fortune, le virulent assassin et le lâche successeur du maréchal d'Ancre ; il ne valait guère mieux que l'homme assassiné et dépouillé si lâchement ; voici le maréchal d'Estrées, le digne frère de ses six sœurs ; le président Chevry, le bouffon de M. de Sully ; M. d'Aumont, le visionnaire, le très bien venu à l'hôtel Rambouillet ; madame de Reniez, madame de Gironde, sa fille ; M. de Turin, inflexible magistrat. Le roi Henri IV lui dit un jour : « M. de Turin, je veux que M. de Bouillon gagne son procès. – Sire, répondit le bonhomme, rien n'est plus facile, je vous enverrai le procès, et vous le jugerez vous-même. »

Que si cependant cette longue liste de noms propres et ces nombreux souvenirs vous étonnaient à propos de la place Royale, je vous répondrais : Quoi d'étonnant ; souvenez-vous quels ont été les deux siècles qui ont glissé sous ces arcades ? Jamais, en effet, à aucune époque on n'a rencontré plus d'hommes importants : M. le chancelier de Bellièvre, qui ne s'est jamais mis en colère ; madame de Puysieux, qui chantait devant le cardinal de Richelieu toutes sortes de jolies chansons, dont il riait comme un fou.

La princesse d'Orange et le duc de Mayenne, qui joue son rôle dans l'Astrée. Qui encore ? madame d'Aiguillon, la nièce du cardinal, si avare. qu'on reconnaissait ses jupes à la crotte qui les couvrait ; le maréchal de Brézé, qui obéissait à sa servante ; le maréchal de la Meilleraie, un grand assiégeur de villes qui n'entendait rien à la guerre de campagne.

Et le roi Louis XIII, dont nous ne parlons pas. C'était un beau cavalier, il était bien à cheval, il mettait bien une armée en bataille, il eût enduré la fatigue au besoin. Ses amours étaient d'étranges amours : il n'avait rien d'un amoureux que la jalousie, un rien le rendait fou d'amour. Un jour, il vit une jeune fille qui plaçait une bougie dans un flambeau, et il lui envoya dix mille écus pour sa vertu. Un autre jour, mademoiselle d'Hautefort cache un billet dans son sein, le roi veut avoir ce billet, et il le prend avec des pincettes. Ah ! ce roi-là n'annonçait guère son fils Louis XIV, et ne ressemblait guère à son père Henri IV. Il serait mort

Mademoiselle d'Hautefort cache un billet dans
son sein, le roi Louis XIII veut avoir ce billet,
et le prend avec des pincettes.
plutôt que d'être amoureux pour tout de bon, comme il disait. Singulier prince, il mourut avec un grand courage ; on alla à son enterrement comme à des noces.

N'oubliez pas Beautru. Il ne s'est pas marié parce que, la reine l'appelait Beautrou, ce qui eût fait un vilain nom pour sa femme ; il à été un des beaux esprits de son temps ; il était hardi, insolent, grand joueur, de mœurs et de religion fort libertin, médisant à outrance ; le cardinal Richelieu l'aimait pour sa confiance. Il avait des réparties fort singulières. Un jour, comme il passait devant le crucifix, il leva humblement son chapeau : « Voilà, lui dit quelqu'un, qui est de bon exemple. – C'est vrai, dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Il disait aussi du roi d'Angleterre, Charles Ier : « C'est un veau qu'on traîne de marché en marché, jusqu'à ce qu'on le mène à la boucherie. »

Quelle fête est-ce donc et qui joue de la viole de si bon cœur ? Ne serait-ce pas le père de mademoiselle de Lenclos ? Non ; c'est Maugars, le joueur de viole du cardinal. Un jour, Bois-Robert, le bouffon du cardinal, fit donner à Maugars l'abbaye de Crâne-Étroit, et le cardinal de rire aux éclats de la bouffonnerie. C'était un bon diable, ce Maugars, plein de talent, d'invention, de petites ruses de pauvre diable, et avec cela, fier comme un poète qui eût été riche.

Ne sentez-vous pas une odeur de bergerie, les pâturages sont tout dressés, les agneaux bêlants appellent leur mère : c'est Racan qui chante ses idylles. Figurez-vous un berger gentilhomme, il était le digne disciple de Malherbe ; et, à tout prendre, un beau génie, mais distrait, et n'étant jamais où il devait être. Le jour où il fut reçu à l'Académie, il arriva avec un papier que son chien avait déchiré. Voilà, dit-il, mon discours, je ne puis pas le recopier et je ne le sais pas par cœur.

Maintenant que j'y songe, nous avons eu le plus grand tort d'oublier l'abbé Tallemand dans cette cohue dont il a été l'historien goguenard. Nous avons eu tort d'oublier Despréaux le satirique, le bon sens en personne, le bon sens inflexible et tout d'une pièce ; comme aussi ce serait grand dommage de tirer La Fontaine de cet isolement qui fait sa joie, de le mêler à ces beaux esprits si peu naïfs, de l'asseoir dans une ruelle, et de lui faire débiter les jolis petits lieux communs de chaque jour.


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