Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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RUES VILLEHARDOUIN, DES DOUZE PORTES
IIIème arrondissement de Paris

(Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, Charles Lefeuve, 1875)

Notice écrite en 1859. La rue des Douze Portes n'avait rien encore de commun avec la mémoire du chroniqueur Geoffroi de Villehardouin ; qui exerça un commandement militaire dans la IVe croisade. Commençant : rue Saint-gilles, 24. Finissant : rue de Turenne, 56. Précédemment, rue Neuve Saint-pierre dans une partie et rue des Douze Portes dans l'autre. La rue Neuve Saint-Pierre s'appela, à l'origine, rue Neuve Saint-pierre, puis rue Neuve des Minimes (1655). Elle fut également appelée rue Neuve. Elle se prolongeait alors au-delà de la rue Saint-Claude ; une partie en fut supprimée et réunie aux hôtels de Turenne et de Guénégaud (lettres patentes enregistrées le 26 août 1656). La rue reprit à cette époque le nom de rue Neuve Saint-pierre. La rue des Douze Portes porte ce nom sur le plan de Gomboust (1652) ; elle a également été appelée, au XVIIe siècle, rue Saint-Nicolas. Origine du nom : Geoffroi, sire de Villehardouin, chroniqueur du XIIe siècle ; voisinage de l'ancienne rue Saint-Louis, aujourd'hui rue de Turenne.

Les Familles Le Jay, de Harlay, Duperron, de Meslay, Feydeau, de Mesmes, Frémin, Lequesne. – Mlle Scarron. – Crébillon le tragique. – Ses doubles Obsèques.

On-t-elles jamais été douze, les portés de cette rue, qui fut d'abord dédiée à saint Nicolas par Nicolas Le Jay, que le parlement de Paris eut de 1640 à 1666 pour premier président ? Du moins il s'en fallait de peu au moment où la seconde désignation remplaça la première, et qui sait même si la subdivision n'y suffisait plus entièrement ? Ne dépend-il pas encore de nous de compter comme incorporée à la rue une propriété qui fait le coin de la rue Saint Louis au Marais (actuellement rue Turenne), et que décore une Notre-Dame, dans l'enfoncement pratiqué sur l'arête ? Dame Yvonne de la Vogardre, veuve de Charles Solu de Moulineaux, brigadier des armées du roi, en était locataire au temps de la Régence ; Chefcier, un marchand tapissier, lui succéda en 1738.

De Louis Auguste Achille de Harlay, conseiller d'Etat, intendant de Paris, cette propriété passa, ainsi qu'une autre dans la rue, à la présidente de Crévecoeur ; sa fille, seulement cette petite-fille du chancelier Boucherat, veuve d'un président à mortier, ne vivait nullement là, car elle était, entrée à l'abbaye royale du Val-de-Grâce, et elle transporta ses droits, dès 1734, à sa sœur, veuve de Louis-René de Vielbourg, marquis de Miennes, lieutenant pour le roi en ses provinces de Nivernois et Donzois. Cinq ans après mourait le père de ces dames, qui se trouvait le dernier mâle de sa race, puisque son unique fils, à l'âge de 47 ans, l'avait précédé dans la tombe. Les. héritières de l'ancien intendant de Paris, dont la succession comportait aussi d'autres biens, avaient pourtant eu à compter avec des créanciers, qu'il avait également laissés. Les abbé et religieux de Saint-Denis percevaient les droits de censet de lods et ventes sur ce côté de la voie.

La porte du 8 ferme arcade et les quasi-douze de la rue à l'origine étaient sur ce modèle une rampe de fer tournoie ascensionnellement à l'intérieur. Ce fut une des deux propriétés cédées en 1637 par le sieur Dublet à messire Guénégaud, trésorier de l'épargne, propriétaire à cette date rue Saint-Louis de l'hôtel Boucherat, plus tard d'Ecquevilly, où se trouve le couvent de Saint-Élisabeth depuis le règne de Charles X. Plusieurs maisons de notre petite rue, ne fût-ce que par le fait de l'acquisition Guénégaud, ont dépendu de l'hôtel dont le jardin les touche encore par-derrière.

Remarquons que l'une des voisines dudit Dublet portait un nom auquel devait répondre, au même temps, la future marquise de Maintenon. La femme de l'auteur du Roman Comique était Mlle Scarron, comme celle de l'auteur de Tartufe était Mlle Molière. Je sais bien que la paralysie à mi-corps du spirituel épicurien le cloua longtemps sur sa chaise dans la rue de la Tixéranderie et qu'il fut enterré à Saint-Gervais ; mais le défunt avait pu demeurer rue des Douze Portes et être de cette paroisse. Je n'ignore même pas que la jeune épouse du cul-de-jatte dut avoir plus d'une homonyme Scarron avait été ruiné par des procès que gagnait sa, belle-mère, qui devait s'appeler comme sa femme, et nous lui connaissons, d'autre part, pour contemporain, habitant de la même ville, un J. B. Scarron, sieur de Saincton, qui pouvait n'être pas de la famille et n'en avoir que plus de parents. En tout cas, quand notre Scarron cessa de rire et de vivre, sa veuve eut intérêt à ne pas s'éloigner, ou à se rapprocher de ses meilleurs amis, qui faisaient groupe près de la place Royale. Or la rue des Douze Portes avoisinait la maison de Ninon de Lenclos, où Villarceaux fit la cour à la plus sage des amies de cette femme d'esprit et de cœur ouverts, et n'était pas plus loin des Hospitalières de la place Royale, où le poète Segrais nous raconte qu'il allait voir la veuve toutes les six semaines.

Brillon-Duperron, secrétaire du roi, conservateur des hypothèques, possédait le n° 4, dont le 9, n'est encore que le jardin son père s'en était rendu adjudicataire sur des poursuites exercées par l'union des créanciers du dernier Harlay. En 1781, un autre Brillon-Duperron, receveur des dîmes du diocèse de Paris, vendait à Laurent Gervais, conseiller du roi, contrôleur des rentes de l'Hôtel de Ville, grand-père de M. Frémin propriétaire actuel.

Mme Frémin la mère, née Gervais, est décédée il y a peu d'années, après avoir vécu plus d'un demi-siècle dans le même appartement de sa maison. De celle-ci ou avait fait bail précédemment à Mme Juvénal d'Arvel des Ursins de Trainel, femme de Regnault, comte de Barres, baron de Law, gouverneur d'Étampes, puis à Mme Chanut, veuve de Boissy.

Le moyen d'en vouloir au 9, de ce qu'il garde sa porte des premiers jours ! Un charbonnier s'en sert, à lui tout seul, car le passage des autres locataires est une allée qui donne rue Saint-Louis. Un petit hôtel garni se montre plus coquet, n° 7 : il est vrai qu'une marquise y payait loyer, sous Louis XV, à Massin, comte de Meslay, président en cour des comptes. Mérault, seigneur de Gif, grand-père de Mme de Meslay, avait la maison au commencement du même siècle, dont la 76me année y vit arriver le président de Gourgues, voisin dont le mur mitoyen était parallèle à la rue. Or ne savait-on déjà plus à cette époque, qui fut celle où monta Louis XVI sur le trône, à qui payer, pour cette propriété, la redevance censitaire ? On eût pu attribuer à M. de Lapalisse la teneur du contrat de vente à cet égard : « Étant ladite maison en la censive des seigneurs et dames de qui elle peut relever. »

Ne se fait-il pas temps d'en venir aux anciennes maisons de Nicolas Le Jay ? Elles sont trois, qui se suivent, au commencement de la rue, sur la gauche. L'un des premiers successeurs de ce propriétaire doyen est Claude-Joseph Le Jay, marquis de Maison-Rouge, gouverneur d'Aire en Artois, qui épouse vers la fin du XVIIe siècle la fille du contrôleur général des Postes Pajot d'Onzembrai et de Marie-Anne Rouillé ; il meurt en1736, laissant sa trinité de maisons à sa fille, qu'a épousée en secondes noces Paul-Esprit Feydeau de Brou, intendant de Paris, puis garde des sceaux en 1762, démissionnaire l'année suivante et décédé quatre ans après. Or un Feydeau de Brou, président au grand-conseil, a déjà marié sa fille au président de Mesmes, en 1695, et les deux mêmes familles se trouvent assez bien de leur double alliance pour revenir encore à la charge, l'année 1749. Cette fois le marquis de Mesmes, seigneur de Bougival, prend pour épouse une petite-fille du gouverneur d'Aire et du chancelier Feydeau le roi et toute la famille royale signent au contrat. Lesdits époux de Mesmes, à trenteet un ans de là, vendent à Fain, couvreur, les trois propriétés, savoir : le 1, habité alors par M. de la Mauselière ; le 3, par Mme de Waubert, et le 5, par M. de Sandrecour.

Malgré cela, les bas-reliefs du 3 et sa petite porte ne sont pas d'un temps éloigné du nôtre. L'abbé Fournier, chanoine de Notre-Dame, vient de mourir au 5, où il logeait depuis le Concordat. M. Lequesne, sculpteur distingué et joueur d'échecs dont les parties se notent, est le fils du propriétaire de l'immeuble angulaire de même provenance et le petit-fils de M. Garand, directeur général des subsistances militaires, dont le citoyen Snoble fut le prédécesseur : ce dernier possédait également les deux propriétés précitées.

Mais quel souvenir encore se rattache à la maison Lequesne ! Le nom de Crébillon père pourrait s'y lire, il aurait plus de signification que l'étiquette numérale de Douze Portes ; mais une plaque municipale l'a donné à une autre rue, et c'était bien le moins que dût la Grèce moderne à son Eschyle. Crébillon le tragique disait : – Corneille a le ciel ; Racine, la terre ; il ne me reste que les enfers… Le genre terrible adopta donc l'auteur d'Atrée, qui le lui rendit bien. Au beau milieu de sa réputation, il en était réduit à ses traitements d'académicien et de censeur de la police ; la totalité en suffisait mal à l'appétit de sa nature robuste, à remplir de tabac sa pipe, car il fumait comme Jean-Bart, et surtout à nourrir la ménagerie d'animaux de toute espèce qui faisaient partie de sa maison. Que si vous lui demandiez d'où venait cet amour pour les bêtes, il ne vous mâchait pas le mot : – Depuis que je connais trop bien les hommes… Aussi fut-il traité en misanthrope par tous les Philintes, ses confrères, auxquels toutefois il crut rendre service en provoquant un arrêt du conseil, qui jugea que les produits de l'esprit les droits d'auteur, n'étaient pas effets saisissables.

Cette jurisprudence fit tomber le peu de crédit qu'avait eu jusque-là Crébillon. Fort heureusement Mme de Pompadour, pour humilier un peu Voltaire, sauva Crébillon du découragement, lui fit avoir 1, 000 fr. de pension du roi et une place à la Bibliothèque, outre la réimpression de ses œuvres à l'imprimerie royale du Louvre, édition déchargée de tous frais. Pour un poète si peu courtisan, que de faveurs ! Elles faisaient honneur à Louis XV, qui, à la nouvelle de la mort du vieux poète dramatique, envoya lui-même prendre le corps rue des Douze Portes, pour le faire inhumer à ses dépens dans l'église Saint-Gervais.

La pompe de cette cérémonie dépassait fort les espérances du défunt, qui s'attendait encore moins à ce qu'il en fût donné une seconde représentation. L'autorité ecclésiastique s'était opposée à ce que les acteurs, interprètes des tragédies de Crébillon, assistassent en corps à ses royales obsèques, et ceux-ci tenaient d'autant plus à rendre les derniers devoirs à l'auteur d'Atrée et de Rhadamiste que le temps et l'occasion leur semblaient venus de secouer le préjugé qui excommuniait le théâtre.

Voulant faire les choses aussi bien que le roi, ses comédiens ordinaires fixèrent au 6 juillet la célébration d'un service itératif pour le repos de l'âme de Crébillon, qui avait rendu le dernier soupir le 18 juin de la même année (1762), et l'église Saint Jean de Latran, qui relevait de l'ordre de Malte, ayant bien voulu se montrer plus tolérante, plus libérale que Saint-Gervais, directement soumis à la discipline du diocèse, se tendit entièrement de noir et illumina à l'heure dite ses ténèbres artificielles. Mlle Clairon menait le deuil, en manteau long, et il ne manqua que les dépouilles mortelles du poète tragique à ses nouvelles funérailles.

L'archevêque de Paris déféra pourtant la conduite que le curé de Saint Jean de Latran avait tenue en cette affaire, à un consistoire qui s'assembla, dans les règles de la juridiction, en conflit avec la sienne, chez l'ambassadeur de l'ordre de Malte ; le curé y fut condamné à trois mois de séminaire et à 200 francs d'amende au profit des pauvres.



 

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