RUE D'ARGENTEUIL,
Ier arrondissement de Paris
(D'après Histoire
de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)
Notice écrite en 1856. En 1564, une partie
de la rue d'Argenteuil était dénommée rue de la Haute
Voirie Saint-Honoré. Origine du nom : Ancien chemin d'Argenteuil. Si
la rue d'Argenteuil n'avait pas été condamnée sans jugement,
elle serait encore le temps d'interjeter appel : il n'y a que son n° 2
et son n° 4 d'exécutés.
Le Marché-aux-Chevaux. Emprunts
faits aux Titres de Propriété de cent Immeubles :
N'aime-t-on pas mieux à monter qu'à descendre,
dans les rues comme dans la vie ? C'est le mauvais côté de la
cinquantaine qui en est cause. Mais si les numéros commencent pour
les rues du côté de la Seine, c'est l'autre sens que prennent
bien des livres, qui ont pour domicile mortuaire la parapet des quais, et
le désespoir
peut entraîner jusqu'à l'auteur sur ce chemin de la rivière.
L'eau de nos ménages vient de la Seine, mais elle y retourne en tapinois,
après avoir baptisé, lavé, abreuvé deux millions
d'hommes altérés ; là tout commence, l'eau même
du baptême, et tout finit, jusqu'à la goutte suprême des
saintes huiles de l'extrême-onction. Il ne s'en évapore qu'une
partie réduite et rare comme la gloire que donnent tant d'écrits
qui ont fait couler des flots d'encre ! Le bas de la rue d'Argenteuil, bien
qu'il soit le côté des plus gros numéros, est celui que
nous choisissons pour entrer dans l'ancien chemin, toujours montueux, des
vignerons et des moines d'Argenteuil. Sous Louis Xlll le Marché-aux-Chevaux
se tenait entre les rues d'Argenteuil, des Moineaux et des Orties-Saint-Honoré ;
c'était l'embarcadère général de Paris, alors
qu'au lieu de prendre un chemin de fer, les voyageurs achetaient souvent
une mule ou un cheval, qu'ils revendaient fourbu en revenant. Il s'échelonnait
dans ladite rue 40 maisons et 11 lanternes au commencement du XVIIIe siècle.
Tout le côté droit en a vu, d'après un recensement fait
sous Louis XV, la propriété divisée comme il suit :
Aufroy, au coin de la rue Saint Roch. – Morel. – Ve Denis, à l'image
de Saint-Denis. – Begault, à la Tète Noire. – Effray, à la
Croix-Blanche. – Courtois, maison à porte cochère au coin
de la ruelle des Mulets. – Mme Saucé, deux maisons à l'autre
coin. – Rémy. – Boucher, deux maisons. – Mme Begaux,
deux maisons. – Guvain. – Maupas. – Faucier. – Mondain. – Marie
de Paris. – De Luynes, deux maisons au coin de la rue des Orties. – de
Labre, autre coin. – Dufort. – Daumalle. – Moreau. – Héritiers
Testar. Héritiers Gamard, à l'enseigne du Bourgeois-Trompé. – des
Hautes Brières, maison à porte cochère. – Drouin
de Lizierre, à la Belle-Image. – Du Besloy. – Clermonté,
serrurier. – Baillif, avec porte rue de l'Evêqué. – Ameline,
trois maisons.
D'un pareil état dressé sous
le, règne suivant nous extrayons, pour le même côté de
rue, ces noms nouveaux :
Britard, à la place de Mme Saucé. – Mlle
Oré, maison contiguë. – Mlle Tenel, au-dessus. – MlleFouré,
encore au-dessus. – Simon, porte cochère, à la hauteur
du maître-autel de Saint Roch ;
Pour le côté oppose, la liste malheureusement
incomplète que voici :
Saint-Roch. – Séguin. – Molière. – les religieuses
de Sainte Arme. – la fabrique de Saint-Roch.– deux maisons dont
une sur le passage Saint-Roch. – Mme de Bray. – Pelletier de la
Houssaye. – Hautefeuille. – Mirebeau. – Mercier de la Pomerie,
prédécesseur de Montessuy, petit hôtel.
Le Parc-aux Cerfs de 1793.
L'Agrafe avalée :
Aujourd'hui le n° 50
nous a tout l'air d'un ci-devant hôtel de petite robe : Un ancien valet
de pied de Monsieur, comte de Provence, trouva moyen d'y avoir son Parc-aux-Cerfs
en 1793, et le jacobinisme de ce malfaiteur, qui se donnait pour voué à la
régénération des lois, des idées et des mœurs,
ne rend sa mémoire que plus odieuse. Martial était son nom, auquel
il avait substitué celui de citoyen Mucius. Il se mettait le soir à l'affût
dans la galerie de Bois, dans le passage Feydeau, et il y volait des petites
filles dont il dénonçait le père en toute hâte à la
Commune, comme agent des complots liberticides. Au 48, façade du même
genre s'était retiré, un ci-devant baron, chevalier de Saint-Louis
chef de partie dans les jeux de hasard tenus par l'ambassadeur d'Angleterre,
qui naviguait pourtant en apparence dans les eaux révolutionnaires ;
il portait une large cocarde et des habits qu'il avait achetés de rencontre,
pour afficher moins d'aristocratie. Ce diable fait ermite avait découvert à quels
jeux innocents se livrait son voisin, et il n'attendait qu'un moment de calme
pour en aviser le juge de la section ; mais on a tort de croire dans le quartier
que Mucius prévint le coup, en empoisonnant le ci-devant. Ce crime,
il ne le commit pas, mais il allait peut-être le commettre quand le hasard
fut assez bon pour lui en éviter la peine et lui en adjuger le profit.
Le baron dînait à midi, un jour de fête, dans la rue, bien
qu'il fît très froid ; sur une table dressée devant sa
porte et, comme c'était d'usage dans ce temps d'agapes populaires, il
offrit un couvert à un lampiste qui passait, ainsi qu'à son voisin
Mucius. L'agrafe de son collet était mal attachée, car elle tomba
dans son assiette à soupe, et il eut beau tousser, tousseras-tu, un
hoquet ne la fit entrer que plus avant dans son gosier, et de là dans
son estomac, que les veilles de l'ambassade avaient délabré.
Le lampiste et Mucius d'en rire, ce qui empêcha le baron de demander
un vomitif : il garda tout ce qu'il avait pris. Le lendemain on publia sa mort,
dont les circonstances avaient dénoncé les ravages du poison à l'apothicaire
et au médecin, mais qu'expliquait assez le vert-de-gris dont il fallait
que l'agrafe tût chargée.
M. et Mme
Perlet. La Prison :
Les 43 et 41 datent d'environ 1740 ; mais
ils ne remplacent aucunement le cimetière de Saint-Roch, que
couvre la chapelle du Calvaire à l'église. Le 36 fut
bâti pour le serrurier de Louis XVI, et ce monarque lui-même
fabriquait des serrures avec une sorte de passion. Le château
des Tuileries n'était pas éloigné de l'hôtel
de ce fournisseur dont le roi prenait les avis, et qui révéla,
après le 10 août, le secret de l'armoire de fer contenant
les papiers du souverain. C'est le 35 que le siècle dernier
connut à la famille d'Hautefeuille, et le 28 au comte de Dufort,
secrétaire du roi, président en sa chambre des comptes,
qui vendit avant la Révolution à Fouet, marchand mercier,
cette maison à l'enseigne de la Grande-Barbe. Le chiffre 25
est le signe particulier d'une habitation qu'on a construite en grande
partie avec des pierres provenant de la démolition de la Bastille.
Il y à quinze ans il s'y voyait encore de hautes bornes qui
avaient fait partie du même convoi de matériaux. L'acteur
Perlet et son épouse Virginie Tiercelin, quand ils possédaient
cette maison, auraient sans doute préféré que
les murs en eussent été formés des débris
du For-l'Évêque. Fit-on jamais aux meilleurs comédiens
l'honneur de les incarcérer dans l'aristocratique citadelle,
principalement ouverte aux hommes d'État et aux écrivains
? Il est entré plus de vilains à la Bastille en un seul
jour que dans toute son histoire, et cette popularité a commencé le
dernier jour, 14 juillet 1789.
Par exemple, plus d'un comédien fut mis sous
les verrous dans la rue d'Argenteuil elle-même. Le 19 ne servit-il pas
de succursale au For-l'Évêque,
d'abord comme geôle de la juridiction épiscopale, et puis comme
pénitencier disciplinaire des acteurs et actrices qui avaient manqué aux
devoirs de leur état ? C'est qu'alors on se fût bien gardé d'arrêter
et d'emprisonner de la même manière Béranger, l'archevêque
de Pradt, Vidocq, la Bancal du procès Fualdès et Mlle Mars, si
cette grande comédienne eût oublié un soir que son nom était
sur l'affiche. Cette unité pénitentiaire, qui est de création
moderne, n'a dégradé ni le chansonnier, ni l'homme d'État,
ni l'artiste ; mais elle a élevé le malfaiteur, qui joue maintenant
un véritable rôle et captive l'attention publique à chaque
instant. L'honnête homme, au contraire, où l'honnête femme
se défend dans l'ombre et le silence contre des besoins et désirs
qu'il est censé ne pas éprouver et son foyer ressemblé aux
anciennes oubliettes qui se cachent sous la maison dont nous parlons. Des anneaux,
solidement scellés en six pieds de mur, y ont été retrouvés
en 1847 dans des caveaux, ainsi. que des têtes de morts dans des basses-fosses,
et quelques-uns de ces chefs avaient conservé leur chevelure depuis
un temps que nous devons supposer antérieur au règne de Henri
IV.
Son Prevôt et ses Religieuses
:
Le 17, ancien hôtel du prévôt
de cette prison, a aussi ses deux berceaux de caves, qui autrefois faisaient
sans doute corps avec les cachots d'à côté. Provenchères
de Villiers, premier valet de chambre de la garde-robe de Monsieur, en était
le propriétaire avant 89, et l'habitait comme simple particulier.
Dans un salon à trois croisées il y a eu des peintures décoratives
de maître et il reste des boiseries sculptées, qui déposent
en faveur de l'état de fortune de Provenchères de Villiers.
De la prévôté, où se retrouve un commissaire de
police, on veillait sur des prisonniers, qui n'étaient pas toujours
voués à l'oubli mais il y eut un bon ange en face du mauvais.
Des religieuses, établies au n° 18, communiquaient aussi par des
souterrains avec les prisonniers, dont elles devaient être les sœurs
de charité, et la tradition orale, rien qu'en nous mettant sur leurs
traces, en dit plus long que les documents écrits. Ce bâtiment
remonte lui-même, à six cents ans, bien que sa porte soit moins
ancienne ; elle offre sur le devant des têtes de clous d'une facture
vigoureuse, dont les pointes sont recourbées comme des griffes à l'intérieur,
où une croix est restée fixée. La boutique actuelle d'une
crémière servait autrefois de parloir.
Les deux Corneille :
Les nos 16 et 14 de la
même rue, le 13 et le 15 de la rue de l'Évêque ne faisaient
qu'un jadis avec ce n° 18, qu'un autre souvenir a surtout rendu historique.
C'est là que mourut Pierre Corneille. En 1824, une inscription a été mise
aux frais de Louis-Philippe, alors duc d'Orléans, sur la façade,
et la voici :
LE GRAND CORNEILLE EST MORT DANS CETTE MAISON LE 1er OCTOBRE 1684.
Dans la cour se répète cette légende
au-dessus d'un buste, qui eût été salué avec transport
par tous les comédiens
réfractaires qui avaient à passer huit jours dans leur
maison de correction de la rue d'Argenteuil. Au-dessous de cette belle
tête
de laquelle est sorti armé de pied en cap notre théâtre
national on lit encore :
NÉ A ROUEN EN 1606. LE Cid EN 1636. Je
ne dois qu'à moi seul toute ma renommée.
Pierre Corneille avait fini par être le doyen
de cette Académie
qui avait commencé par le traiter de barbare. Les marchands de
son temps ne ressemblaient guère à ceux du nôtre,
puisque des chroniqueurs contemporains s'accordent à dire qu'il
avait l'air d'un homme livré au
commerce des rouenneries. Corneille n'en a pas moins donné des
leçons
aux rois, aux politiques, aux gentilshommes de tous les temps ! A l'auteur
du Cid survivait son frère Thomas, encore plus cadet, pour la
postérité,
que ne l'avaient fait dix-neuf années de moins. Thomas logeait
sous le même toit que Pierre, et ils avaient épousé les
deux sœurs, en gardant indivis les biens de famille. L'aîné ouvrait
souvent dans son plafond, avec une tête de loup, le judas qui trouait
le plancher du cadet, pour lui dire : Eh ! Thomas,
passe-moi une rime en ince... Pierre Corneille laissait
aussi. trois fils ; les deux aînés
furent tués officiers de cavalerie, et le troisième obtint,
comme prêtre, le bénéfice d'Aigue-Vive, près
de Tours.
La Barbe-d'argent :
La famille de l'acteur Cartigny disposait en 1786
de deux propriétés qui nous paraissent les mêmes que celles
dont nous venons de parler. Les façades qui suivent, et nous continuons à rebrousser
l'ordre numérique, auraient aussi de la barbe sans les ravalements qui
ont fait leur toilette. Un mascaron que nous avions aperçu dans la cour
du n° 8 nous paraissait l'équivalent d'une date et surtout un signe
de race ; mais cette figure, en bois badigeonné qui joue la pierre,
est rapportée : sa décollation a eu lieu rue Saint-Denis, où elle
contrevenait à l'alignement ; avec le visage peint couleur de chair
et la barbe argentée, au-dessus, d'un magasin de mercerie. L'immeuble
numéroté 4 appartint au marquis de Maupas, attaché à la
cour de Charles X et père du sénateur.
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