Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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PLACE DES VICTOIRES
Ier, IIe arrondissements de Paris

(Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, Charles Lefeuve, 1875)

Notice écrite en 1860. Située au débouché des rues Croix Des Petits Champs, Catinat, La Feuillade, Vide-Gousset, d'Aboukir et Etienne Marcel. Monuments classés : sol de la place et statue de Louis XIV (statue équestre proprement dite due à François-Joseph Bosio ; piédestal orné de bas-reliefs ; soubassement circulaire ; grille de clôture). Au n° 1 : façade. Aux nos 1 bis, 5, 2, 4, 4 bis, 6, 10 et 12 : façades et toitures. Historique : en 1793, on l'a nommée place des Victoires Nationales. Origine du nom : place créée à l'initiative du maréchal de La Feuillade et de la Ville de Paris et consacrée aux victoires de Louis XIV.

Ses Ministres. – Ses Origines. – Ses Maréchaux. – Ses Financiers. – Sa Nôblesse. – Sa Centenaire. – La Reine de sa Façon. – Son Médecin. – Ce qu'elle a gagne aux Journées de Juillet 1830.

François d'Aubusson de la Feuillade, duc et pair, maréchal de France, colonel des gardes-françaises, prit un jour la résolution d'élever un monument à la gloire de son roi ; il donna donc 600,000 livres du grand hôtel de M. de Laferté-Sénecterre, autre duc et pair. Mais il n'y eut lieu d'en appliquer qu'une portion à l'accomplissement de son projet, qu'il avait fait adopter par la Ville. Celle-ci avait acheté un hôtel d'Emery, qu'une simple rue séparait du premier, et quelques petits héritages contigus. Là sans doute avait résidé Particelli d'Emery, seigneur de la Chevrette, épouse d'une Lecamus et ami de Marion Delorme, devenu argentier du roi, puis surintendant des finances, quoique fils d'un banquier qui avait fait banqueroute à Lyon.

L'architecte Prédot, sur croquis de Jules Hardouin-Mansart, et à la diligence des prévôt et échevins, construisit cette belle place des Conquêtes, puis des Victoires, qui fut inaugurée le 18 mars 1686, et sur laquelle se faisaient les publications de paix. M. de la Feuillade avait pourvu tout seul aux frais du groupe, oeuvre de Desjardins, où était due au talent de Gilles Guérin la statue pédestre de Louis XIV, drapé dans le manteau du sacre et foulait aux pieds la Discorde : la figure ailée de la Victoire déposait la couronne sur le front du monarque. Pour assurer la conservation de cet ouvrage, le maréchal constituait pour l'aîné de sa race une sorte de majorat, qui devait passer à la Ville en cas d'extinction de postérité male, et cet apanage consistait dans le duché de la Feuillade, produisant 22,000 livres de rente, à charge pour le bénéficiaire de réparer le monument tous les vingt-cinq ans.

Mort en 1691, La Feuillade laissait pour héritier principal son fils, encore mineur comme sa fille, et pour principal créancier le marquis de Clérambault, qui avait, hypothèque sur les biens du défunt, parmi lesquels figurait son hôtel, précédemment de Sénecterre ou Senneterre, et des maisons qu'avait données au duc le corps de Ville, en échange du terrain que lui avait ôté la place. De cet hôtel, que l'archevêque d'Embrun, évêque de Metz, se proposait d'acheter, un angle en saillie dérangeait la symétrie de l'architecture de la place et la perfection de son ovale ; l'édilité eut à donner une nouvelle indemnité pour en opérer le retranchement, nécessaire au couronnement de l'oeuvre de Mansart. La maison de La Feuillade recula donc, ce qui ne nous empêche pas d'en retrouver encore la porte, surmontée d'un joli balcon, rue La Feuillade, n° 4, et les derrières rue Neuve-des-Petits-Pères. Tant que le maréchal avait vécu, on avait négligé aussi de régulariser le cens pesant sur ce nouveau quartier : le contrôleur des domaines réclama. Tout l'ancien territoire de l'hôtel Senneterre et plusieurs des lots de l'autre hôtel, son contemporain, avaient porté antérieurement les fortifications de 1358 et relevaient, par conséquent, du roi.

L'archevêque de Paris gardait en sa censive plusieurs lots de l'hôtel d'Émery ; il demandait, en outre, des dédommagements pour la construction du Palais-Royal, pour la formation d'une place au lieu de l'hôtel de Vendôme, pour l'ouverture de celle des Victoires et en raison de la transformation de l'hôtel Séguier, le tout sis dans les mêmes parages et ressortissant, en général, mais pas exclusivement, des fiefs et censives de l'Archevêché de Paris : le conseil du roi avait chargé M. de Ponchartrain, contrôleur des finances, de lui présenter un rapport sur la validité de cette prétention. Quant au milieu de la place, des épigrammes suffirent à en faire ôter, avant la fin du XVIIe siècle, les quatre lanternes qui éclairaient le soir la figure d'un roi dont le soleil était l'emblème dans les beaux-arts. Cette auguste figure, du moins, était-elle immuable ? pas davantage. Un Louis XIV de Coysevox se présentait avec une telle autorité en tenue de Romain triomphateur, malgré sa perruque ample, qu'on donnait celui dont la pose rappelait saint Michel écrasant un dragon, à M. de Fourcy, le prévôt des marchands, qui le reléguait dans sa maison de campagne de Chessy.

Le n° 3, derrière lequel paraissent subsister des restes de l'hôtel d'Emery, fut acquis, dans l'année de la mort de La Feuillade, par Mme de Soyecourt, veuve de l'homme de cour qui avait servi de modèle au personnage du chasseur bavard, dans une pièce de Molière, Les Facheux. C'est le marquis de Brown qui occupait la maison de Mme de Soyecourt.

Nous n'aimons pas à nous inscrire en faux contre les traditions locales, car elles ont toujours une raison d'être directe ou indirecte. Le moyen, néanmoins, d'accorder au n° 5 l'honneur d'avoir logé Turenne ! Avant que le plan de la place fût tracé, le grand capitaine était mort, l'histoire de France dit comment, il n'avait pu avoir pour résidence que le logis préexistant. Rendons au 5 plusieurs Péreuse-d'Escars, qui lui ont mieux appartenu. Le Péreuse qu'avait anobli l'acquisition d'une charge de secrétaire du roi, en 1638, était médecin et était Courtenay de son nom patronymique.

Aussi bien les maréchaux de France ne brillaient que par leur absence dans les hôtels du pourtour. Le fameux Antoine Crozat n'y était séparé, comme propriétaire, que par M. Cormery du fermier général Jean Rémi Hénault, père du président et arrière petit-fils d'un laboureur. L'Hénault et le Crozat dont nous parlons furent condamnés, en l'année 1716 à restituer de profits illicites, celui-ci 1,800,000 livres, celui-là 6,600,000 livres : l'amende, élevée à cette puissance, quel brevet de solvabilité ! d'Entre M. Prudot et le marquis de Pomponne débouchait la rue Pagevin. Les autres propriétaires étaient M. Clérambaut, qui venait après le marquis, M. Nivet, M. Roland, Mme Pelet, Mme de Mailly, M. Raquin, Mine de Normando, M. Jérémie, Mme Pelet, M. Legras. Il suffisait, au reste, qu'un financier fût entré dans la place pour que d'autres suivissent.

Bientôt la caisse du chevalier Bernard était au 7. Ce traitant, beaucoup plus connu sous le nom de Samuel Bernard, avait fait sa fortune sous le ministère Chamillard ; Louis XIV, qui avait figuré parmi ses débiteurs, lui avait accordé des lettres de noblesse. M. de Boulainvilliers possédait encore, sous Louis XVI, la propriété de Bernard, son aïeul ; seulement un Voyer-d'Argenson y avait fixé sa demeure. M. Monchy et Lemée, qui étaient fermiers généraux, occupaient deux des autres maisons de la place, du vivant de l'opulent Samuel. Disons plus : le célèbre Law fut quelque temps au 2 et au 4, échus plus tard à M. Bergeret.

Mme de Wolcomte, sous l'un de ces deux toits, vécut 97 ans, existence emphytéotique à fin de bail vers l'année 1854 ! Quand cette vénérable dame remontait, par le souvenir, jusqu'à son enfance si lointaine, elle voyait, à la place de ceux qui vivaient, d'anciens propriétaires : n° 1, M. Autreau ; n° 3, Mlle Oré ; n° 6, M. Lenoir ; n° 8, les héritiers Plé ; n° 10, M. Gigault ; n° 12, M. Le Duc. Les initiales de ce dernier n'ont pas quitté la ferrure de sa porte ; il descendait d'un tailleur en réputation, lequel avait habillé Louis XIV, et la maison avait été bâtie par ce Dusautoy du grand siècle.

L'un des toits qui ont un versant du côté de la rue, ou de la place des Petits-Pères, a abrité M. Vénier, Je secrétaire particulier du cardinal Dubois, premier ministre. Cet ancien frère-convers avait été tiré de bonne heure de Saint-Germain-des-Près par le maître qui, en s'élevant, l'avait haussé, et le service qu'il avait à faire ne demandait pas moins de patience que de discrétion. Dubois s'emportait vite. Un jour entre autres, ce fut pour un papier qui ne se retrouvait pas, et jamais sa colère n'avait dégorgé plus d'invectives pour ses nombreux commis. – Si je n'ai pas encore assez de ces gens-là pour faire mes affaires, criait-il en jurant et en tapant sur la table de Vénier, j'en prendrai dix, trente, cinquante, cent de plus ; mais qu'on ne me perde aucune pièce. – Monseigneur, finit par lui dire avec froideur son secrétaire, ne prenez qu'un commis de plus ; mais, si vous m'en croyez, il sera chargé de sacrer et tempêter pour vous, les affaires s'en expédieront mieux et vous aurez du temps de reste… L'homme d'État s'apaisa en souriant, au lieu de se formaliser d'un franc-parler auquel Vénier n'avait jamais recours qu'à propos.

Oh ! par,exemple, il s'en fallait que la centenaire eût vu naître l'hôtel Pomponne, dont aucun historien de Paris n'a même soupçonné l'origine. Le prévôt de-Paris avait validé, en l'an 1660, un congé donné par les religieux de Saint-Martin-des-Champs à Pasquier l'archer de la maison avec jardin qu'il occupait rue des Petits-Champs, à l'enseigne du Cinge-qui-pisle, et les mêmes propriétaires en avaient fait bail à Pasquier le riche, le 31 octobre 1561. Jean Hénault, ancêtre du fermier général et du président de ce nom, avait pris cette propriété à ferme le 13 décembre 1578, avec renouvellement de bail le 15 novembre 1588.

Déjà le Singe-qui-pile s'était érigé en hôtel du Hallier quand les martiniens, en échange d'une rente de 200 livres, constituée par François de Béthune, comte d'Orval, et Jacqueline Caumont, son épouse, le cédèrent, par contrat du 15 septembre 1628, à messire François de l'Hospital, seigneur du Hallier, chevalier des ordres du roi, conseiller en ses conseils d'État et privé ; capitaine-lieutenant de sa compagnie de gendarmes, maréchal de ses camps et armées, gouverneur pour S. M. de Vitry-le-Français, qui habitait ledit hôtel, sur la paroisse Saint-Eustache. Ce Du Hallier, sur la fidélité duquel comptait Louis XIII, devint ministre d'État ; comme il s'était d'abord destiné à l'état ecclésiastique, Henri IV l'avait pourvu de l'abbaye de Sainte-Geneviève de Paris et de l'évêché de Meaux. Ses services militaires eurent de l'éclat ; il commanda l'aile gauche à Rocroi. Mais son intérieur n'avait rien d'honorable. Charlotte des Essarts-Sautour, sa première femme, avait été la maîtresse de Henri IV et d'un prince de Lorraine, dernier cardinal de Guise ; elle avait eu de celui-ci cinq enfants et de celui-là Jeanne-Baptiste de Bourbon, abbesse de Fontevrault.

Veuf depuis deux années, le maréchal épousait en secondes noces, le 25 août 1653, Françoise Mignot, veuve de Pierre de Portes, trésorier du Dauphin, mais fille d'une blanchisseuse de Grenoble, qui l'avait eue pour apprentie. Il mourut en son logis à 77 ans ; c'était le 20 avril 1660. Son légataire universel était Georges d'Aubusson, seigneur de la Feuillade, archevêque d'Embrun ; seulement la maréchale restait sa donatrice et son exécutrice testamentaire. Elle ne changea pas de domicile, mais laissa bientôt se détacher de l'hôtel de l'Hospital les bâtiments ou le terrain de celui du Languedoc, inauguré par Le Secq, conseiller du roi, trésorier de la Bourse des Estats de la Province du Languedoc. A sa charge passait une part proportionnelle du droit de cens pesant sur la totalité au profit de Saint-Martin-des-Champs, et vers le même temps Duchesne avait pour successeurs Pierre et François Grand-Cerf, comme receveur-général des deux-tiers du revenu temporel du prieuré de Saint-Martin-des-Champs.

Françoise Mignot, en convolant de nouveau, monta plus que jamais en grade ; elle se mariait, le 4 décembre 1672, dans la chapelle de son hôtel, avec un roi de Pologne, représenté par son fondé de pouvoir ; malheureusement pour elle Casimir V, qui avait abdiqué, n'était plus qu'abbé commendataire de Saint-Martin de Nevers et de Saint-Germain-des-Près, outre qu'il rendit le dernier soupir à Nevers dans le courant du mois. La reine si peu reine aurait pu enterrer plus de trois maris ; elle ne s'arrêtait sans doute eu si beau chemin que pour ne pas redescendre ; mais ce n'est pas dans le même palais qu'elle a vécu jusqu'au 30 novembre 1711.

En son lieu, Jacques Lafosse, sieur de Villemaloux. président au bailliage de Meaux, était propriétaire et avait même pour successeur, avant la formation de la place, Jean Laguillaumie, membre des conseils du roi, secrétaire ordinaire de son conseil privé, qui transigea, sur un procès relatif aux droits seigneuriaux, avec M. Jules-Paul de Lionne, prieur commendataire de Saint-Martin-des-Champs, lequel demeurait à l'hôtel de M. de Lionne, le ministre, rue Neuve des-Petits-Champs. L'hôtel de la place des Conquêtes avait été attribué non seulement à ladite rue, mais encore aux rues Croix-des-Petits-Champs, des Fossés-Montmartre et des Bons-Enfants ; son numéro actuel, 48, ne compte même que pour la rue Pagevin. Il devint Pomponne, du chef de Simon Arnauld, marquis de Pomponne, ministre lui-même et secrétaire d'État, mari de Catherine Ladvocat, père du second Marquis de Pomponne, de l'abbé Arnauld et de la marquise de Colbert-Torcy. Ensuite ce fut l'hôtel Massiac, où s'installa en 1806 la Banque de France, ainsi que dans l'immeuble contigu de la rue des Fossés-Montmartre (Aboukir). Puis Ternaux, fabricant de châles, y eut de grands magasins.

Avant la Révolution, les 2 et 4 de la rue Vide-Gousset appartenaient : celui-ci à Mlle Pallu, fille ou nièce du conseiller d'État auquel, Voltaire avait adressé des épîtres, et celui-là à Mlle. Oré.

Plusieurs fois Mme de Wolcomte vit la statue elle-même changer de face. Dès 1790 ou arrachait de son piédestal les quatre esclaves qui formaient ses quatre angles et qui décorent l'hôtel des Invalides. Puis une pyramide en bois, portant le nom des citoyens morts dans la journée du 10 Août, remplaçait Louis XIV, place des Victoires-Nationales. Desaix venait ensuite. La restauration de Louis XIV, sur un nouveau modèle de Bosio, avait lieu en 1816.

L'éminent physiologiste Barthez, médecin consultant de Louis XVI, s'était retiré à Carcassonne pendant la Révolution ; il prit un appartement sur la place, en revenant à Paris, pour y rendre son dernier soupir le 16 octobre 1806 : Napoléon avait aussi nommé Barthez son médecin consultant. La mort du duc d'Orléans, père de Philippe-Egalité, n'en avait pas moins été imputée à la maladresse de ce praticien.

C'est seulement en 1830 que des enseignes commerciales purent barioler à leur aise ou dissimuler les arcades, soubassement sur lequel il s'élève un grand ordre de pilastres ioniques : des émigrants de la rue des Bourdonnais colonisaient la place des Victoires, le lendemain d'une révolution qui, devant un commerce de la reconnaissance, lui livrait, à titre d'acompte, une place jusque-là vierge d'inscriptions, comme la place Vendôme.

 


 

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