RUE BELLECHASSE,
VIIe arrondissement de Paris
(D'après Histoire
de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)
Notice écrite en 1857. C'était avant
que le nouveau boulevard Saint-Germain n'enjambât le quartier dont il
porte le nom, en attendant que sa trouée y soit faite, et ne sautait
du quartier latin rue Belle-chasse. Il y est entré du côté où elle
ne l'attendait pas, et la voilà rajeunie de force entre les n°s
22 et 36, 17 et 23 !
M. de Rubelles :
Pour passer en revue les anciennes maisons d'une rue, qu'elle
en soit riche ou non, il nous arrive parfois de commencer par les numéros élevés,
et les maçons seraient fort empêchés de procéder à notre
exemple, par le haut, à la construction d'un palais ou même
d'une bicoque. La démolition, par exemple, commence forcément
par le faite, et fatale, comme la mort, dont ses traits empruntent la
pâleur au plâtre volatilisé,
AEquo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres.
M. le comte de Rubelles a une maison, le n° 51
de la rue Bellechasse, naguère n° 7 de la rue Hillerin-Bertin,
que lui a vendue en 1840 Forest, homme d'affaires, ancien sous-préfet
de l'Empire, héritier par sa femme de Legay, et Legay avait acquis
du Dr Sue, adjudicataire de ce bien d'émigré. Il va sans dire
que M. de Rubelles, qui lui-même a été porté sur
la liste des émigrés, n'a traité de l'hôtel qu'après
avoir obtenu, par écrit, l'agrément de M. de Galliffet, qui
en avait été exproprié par la Révolution ; l'ancien
propriétaire s'est borné à se réserver la part
supplémentaire de dédommagement qui pourrait lui échoir,
en cas de répartition définitive, sur les 60 millions que le
gouvernement de Louis-Philippe avait détournés de leur destination
et qui étaient le reliquat du milliard de l'indemnité des émigrés.
Le marquis de Galliffet, prince de Martigues, dont l'hôtel était
rue du Bac, possédait non seulement cette propriété,
mais encore presque tout le terrain qui l'environnait. Le comte de Lassalle,
qui occupait avant 1830, ladite maison de la rue Hillerin-Bertin, y avait été précédé par
le comte de la Luzerne, pour lequel avaient été faites de grandes
réparations : d'aussi grands endommagements y avaient résulté de
l'explosion de la poudrière de Grenelle. La tradition ajoute que Bossuet
a demeuré lui-même sous ce toit.
Les La Trémoille :
Le
49 a sens doute le même point de départ.
Le 55 date du règne de Louis XVI ; mais il a été restauré.
Le 50, en revanche, ne remonte qu'à la fin de la Restauration et a servi d'habitation,
sous le gouvernement de Juillet, à la princesse de la Paix, seconde
femme de don Manuel Godoy, prince de la Paix, qui avait vendu l'Espagne à Napoléon.
Nous gardons quelques doutes sur l'âge du 46, qui appartient à Mme
la comtesse de la Trémoille. Au reste Charles-Amand-Réné de
la Trémoille, auteur des paroles et de la musique d'un opéra
intitulé : Les Quatre Parties du Monde,
demeurait rue Bellechasse, et un hôtel du même non s'y carrait
quelque part peu de temps après
le prolongement de cette voie de communication entre la rue Saint-Dominique
et la rue Grenelle, c'est-à-dire en 1806. Il se peut que le 52 ait
dépendu, comme la caserne des guides qui lui fait vis-à-vis,
de ce couvent de Bellechasse qui empêchait la rue d'ailler plus loin,
et ledit immeuble ne fut pas le seul dans ce cas sur la même ligne ;
il fait maintenant partie de l'hôtel du ministre de l'instruction publique.
Le Couvent : Aussi
bien le couvent prieuré des chanoinesses
du Saint-Sépulcre de Jérusalem, dites religieuses de Bellechasse,
avait été transféré de Philippe-ville, alors en
Lorraine, sur ce terrain, voisin du Pré-aux-Clercs, que des chasseurs
avaient sans doute baptisé, et qu'elles devaient principalement aux
libéralités de Barbier, fameux traitant. Le couvent absorbait
non-seulement la rue qui nous occupe, dans son parcours entre les deux grandes
rues déjà citées, mais encore tout le territoire de l'église
Sainte-Clotide, des rues Las-Cases, Martignac et Casimir-Périer. On
appelait d'abord Filles à Barbier ces religieuses, suivant la règle
de saint Augustin, qui n'étaient qu'au nombre de vingt ; pourtant, dans
le plan de Paris que Jacques Gomboust dressa en l'année 1640, elles
sont qualifiées Filles de Lorraine. Le
nombre des religieuses s'élevait
a quarante-cinq, dans les derniers temps, et la dot était le plus souvent
de 6,000 livres ; la pension et l'habillement portaient les trais du noviciat à 1,000.
Au reste, deux corps de bâtiment, tout à fait séparés
l'un de l'autre, étaient réservés par les sœurs
aux dames et aux jeunes personnes qui restaient passagèrement leurs
pensionnaires, celles-ci pour apprendre, celles-là pour oublier.
Il
devint même de bon ton d'aller à Bellechasse, ou plutôt
d'y avoir été, comme il en est depuis d'une saison passée à Interlaken, à Bade
ou aux Pyrénées. La princesse de Bauffremont, si elle avait à s'absenter,
confiait ses filles, pour deux mois, aux religieuses de Bellechasse. M de
Saint-Vincent se réfugia chez elles, pour échapper aux indiscrétions
de la foule et à des embarras de contenance, lorsqu'elle eut avec
son amant mécontent, le maréchal de Richelieu, un si vilain
procès.
La comtesse de Genlis y continuait, au moment de la Révolution, l'éducation
des princes d'Orléans et de la princesse Adélaïde, leur
sœur. La gouvernante de Louis Philippe n'avait pourtant pas été jusqu'à prendre
au grand jour des religieuses pour former ce jeune prince aux usages du monde
; elle ne leur avait demandé, pour elle et ses élèves,
qu'un pavillon particulier, qui se retrouve rue Saint-Dominique, derrière
l'hôtel du ministre. On assure qu'avant d'émigrer, la comtesse
y fut en butte aux brûlantes assiduités de Pétion, maire
de Paris, qui ne la trouvèrent pas de marbre.
Jusqu'en l'an 1850 la rue actuelle, dans tout
ce qui dépasse la rue de Grenelle, porta le nom d'Hillerin-Bertin, propriétaire
de terrains, qui vendit à Louis XIV, mais non pas en totalité,
de quoi bâtir les Invalides. Cent quarante ans avant de s'effacer, la
rue Hillerin-Bertin, dite également de Saint-Sauveau n'alignait encore
que 4 maisons et 2 lanternes. Quant à la rue Bellechasse de cette époque,
les deux habitations dont elle se composait se passaient le soir d'y voir clair
; le reste n'était que bois flotté, en piles dans de grands chantiers,
jusqu'au port de la Grenouillère.
Hôtels Broglie :
Au
coin de la rue Saint-Dominique se dressait l'un de ces deux hôtels, seuls encore en l'année 1739, et l'autre
s'appelait de Broglie. Le 17 et le 49 pouvaient correspondre encore il y a
peu d'années, par une porte souterraine, rappelant qu'ils turent élevés
simultanément par le comte de Broglie ; fils du maréchal de Broglie,
pour ses deux sœurs, peu de temps avant ou après la mort de Louis
XIV. La duchesse de Boufflers, plus tard, laissa le n° 19 à ses
héritières, Mmes de Guides, Charles de Broglie et de Vaudemont,
toutes trois nées Montmorency ; mais avant que la succession fût
liquidée, la Nation séquestra l'hôtel. En 1845 M. le comte
de Choiseul l'acheta du marquis de Frémeur. La fortune du 17 n'ayant
pas été meilleure à l'époque révolutionnaire,
M. de Larochefoucauld, duc de Doudeauville, racheta ensuite cette maison, construite
pour sa grand-mère, Mme de Larochefoucaud-Surgère, née
Broglie. Mme la marquise de Bassompierre en est maintenant propriétaire,
et elle y a apporté un chef-d'œuvre, le portrait du maréchal
de Bassompierre peint par Van Dick.
Molé, Soyecourt, Guerchy, etc :
Au
commencement de l'Empire on distinguait encore, rue Bellechasse, les hôtels
Guerchy, Bénonville, Molé,
Saumeri. La famille Soyecourt avait aussi laissé son nom par-là,
mais à une résidence moins somptueuse que celle de la rue de
l'Arcade. « L'Hôtel Molé, dit d'Angerville
(Voyage pittoresque de Paris, par M. D. Paris,
chez de Bure, 1769-1770),
est du dessin de Lassurance, continué et orné sur ceux de Le
Roux... L'hôtel de Guerchy
est sur les dessins de Boffrand. Un ordre ionique décore l'entrée
de la cour, qui quoique, ovale n'ôte pas aux appartements leur forme
régulière. La façade est ornée d'une architecture
composite qui embrasse deux étages et qui est couronnée d'un
entablement ». Or Germain Boffrand, né à Nantes
en 1667, était
mort en 1754 ; ce qui nous prouve suffisamment que l'hôtel du lieutenant
général Claude-François-Louis Regnier, comte de Guerchy,
qui commandait avec tant de bravoure le Royal-Vaisseaux à Fontenoy était
cette maison du coin de la rue. Saint-Dominique, déjà visible
sur le plan de Paris de 1739. Le comte de Guerchy, revenu à Paris après
son ambassade à Londres, ferma les yeux en l'année 1767.
Les n° 36, 26, 13 et 6 sortent également
du dernier siècle. Le 30 est leur contemporain et la propriété de
M. Bourruet-Aubertot, riche marchand de nouveautés ; par malheur les
réminiscences qui sourient à nos chers lecteurs n'offrent absolument
rien qui intéresse cet honorable calicot, et les notes qu'il fait présenter
sans relâche aux chalandes de ses magasins sont les seuls titres qu'il
prenne le temps de consulter.
Le Comte de La Bourdonnaye : Le
comte de la Bourdonnaye, sous la Restauration, habitait la maison qui porte
le chiffre 22, et qui déjà n'était
plus neuve ; ce chef de la contre opposition était alors traité de
jacobin blanc. Il avait combattu pour le service du roi, bien avant que de
passer ministre ; mais il s'était dans l'intervalle, rallié à Napoléon,
qui l'avait fait maire d'Angers.
Le Duc de Saint-Simon et ses Successeurs : A cette élévation du côté des
numéros pairs, le terrain longeant la rue Bellechasse a été la
propriété du duc de Saint-Simon et d'Armand de Saint-Simon, duc
de Ruffec, deuxième du nom, qui l'avaient acheté en 1779 de la
Princesse de Poix, ainsi que de M. et de Mme de Hautefort. Après la
mort de ces acquéreurs, les droits des créanciers l'ont emporté, à la
barre du parlement, sur le crédit de MM. Charles de l'Aubespine, chevalier
de Saint-Louis, brigadier, des armées du roi, Charles-Anne de Saint-Simon,
le marquis de Saint-Simon, grand d'Espagne de première classe, et le
maréchal duc de Fitz-James, ce dernier étant légataire
universel et les autres étant héritiers de Mamie-Christine de
Saint-Simon de Ruffec, comtesse de Valentinôis, petite-fille du duc et
pair et nièce d'Armand de Ruffec. Partant le banquier Leduc, puis l'architecte
Gilbert ont acheté ce terrain, qui tenait d'un côté à la
propriété du prince de Chalais. En l'année 1787, Gilbert
en a vendu une portion à Durant, architecte de Mesdames et de l'intendance
de Champagne, lequel a édifié la maison n° 24, où a
demeuré le magistrat Jacquinot de Pampelune, et dont les quittances
de loyer sont actuellement revêtues du seing de M. Moreau, notaire honoraire,
longtemps député, maire et puis représentant du peuple, élu
dais le VIIe arrondissement de Paris.
Mlle Bourgoin :
Que
si nous nous reportons au commencement du siècle, nous voyons Mlle Bourgoin,
de la Comédie Française,
installée dans la même maison, avec un assez grand luxe, par le
ministre Chaptal. Une lettre officielle de cet homme d'État, qui parait
le 28 décembre 1801 dans le Journal de Paris,
adresse des remerciements publics et une gratification à Mlle Dumesnil,
depuis longtemps retirée
du théâtre, pour avoir bien voulu, sur sa recommandation, donner
des conseils à Mlle Bourgoin. Que si la beauté de ses traits
va merveilleusement à Iphigénie sur la scène, sa gaîté vive
et ses réparties ne conviennent pas moins en ville à ses amis.
Un jour Napoléon s'écrie : – Quelle
est donc cette femme qui tourne la tête même à des chimistes
? Qu'on me l'amène... L'empereur
de nouvelle promotion la voit, et il comprend, dit-on bien moins encore l'engouement
de Chaptal, qui le lendemain quitte son portefeuille. On attribue toutefois
cette séparation brusque, datant de la fin de l'an
XII, à ce que Chaptal aurait refusé de mettre, dans un rapport,
le sucre de betterave au-dessus du sucre de canne.
Le Mécène de l'agriculture et
de l'industrie ne s'était pas contenté de cultiver simultanément
Mlle Bourgoin et la canne ; il leur avait voué un culte, qui l'a fait
reléguer au Sénat alors qu'il avait le plus besoin d'émerger
grassement au budget ministériel de l'Empire, et sa demi disgrâce
a semblé de loin une preuve qu'il restait exclusivement entiché de
la République. Voilà comme on écrit l'histoire ! De son
côté, l'actrice passa pour royaliste. Le feu et l'eau ! Il est
vrai qu'en Allemagne, où Mlle B.ourgoin eut l'honneur de douer comme
Talma, devant une réunion de rois étrangers, elle eut plus à se
louer de leur galanterie que de celle de l'autocrate français. Après
la rentrée de Louis XVIII, elle rivalisa doublement avec son chef d'emploi,
Mlle Mars, qui affichait des opinions bonapartistes.
Berthollet M. de Crouzas :
Un
autre chimiste illustre, Berthollet, qui, le premier, a analysé l'ammoniaque, a trouvé un autre secret,
qui ne s'est pas encore vulgarisé, celui de vivre sens se passionner
pour ou contre les idées de la Révolution. Peu de temps après
avoir fait la campagne d'Égypte, dans l'état-major des savants,
il a payé comptant l'immeuble coté n° 15, qui avait été confisqué par
l'État, puis mis en loterie et gagné par un Anglais. Une fois
membre du sénat, comme le comte Chaptal, le comte Berthoet se fatigua
bientôt des embarras de la représentation. L'empereur, en apprenant
que son chimiste venait de vendre ses chevaux et recommençait à se
servir des fiacres, comme s'il n'était encore que professeur et membre
de l'Institut, ne douta pas d'un état de gêne produit chez cet
autre savant par quelque autre surprise d'un cœur trop innocent malgré son âge
: – J'ai, lui dit-il, toujours cent mille, écus
au service de mes amis... Bérthollet, qui plus est, avait quitté la rue Belle-chasse,
où le remplaçait comme habitant, le sénateur Vimar, et
comme propriétaire le beau-père de M. de Crouzas, possesseur
actuel, et le même, si j'ai bonne mémoire, qui signe les billets
de banque, comme autrefois M. Garat.
Bernardin de Saint-Pierre : Sous
le même toit, dans les premières
années du siècle, vivait l'auteur célèbre de Paul
et Virginie, qui n'avait pas encore son logement au Louvre. En ce temps-là,
bien que déjà les honneurs et les pensions fussent venus jusqu'à lui,
Bernardin de Saint-Pierre, fort habile à tirer parti de ses ouvrages,
publia une lettre dans les journaux qui annonçait que, par suite de
pertes récentes, il ouvrait personnellement une souscription à une,
nouvelle édition de Paul et Virginie, d'une
belle impression, ornée
de gravures recommandables, et contant de 172 à 432 fr. chaque exemplaire,
selon le caractère des ornements.
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