Rues et places de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des rues et places de Paris : comment elles ont évolué, comment elles sont devenues le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des rues et places dont un grand nombre existe encore.
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PLACE DE LA BASTILLE
(D'après Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)

Notice écrite en 1857.

Les prisons, ce porte-respect dont l'unité de pouvoir a fait le monopole légal du souverain, étaient éparpillées jadis dans toutes les maisons seigneuriales, dont le droit de justice haute et basse avait pour dernier mot le pilori et le gibet. Toutes les juridictions, même du ressort féodal ou du ressort ecclésiastique, avaient une origine ou une sanction royale, plus encore que le droit de propriété ; quoique les rois eussent fait tant et tant de concessions territoriales ; mais ils n'ont consenti à perpétuer pour leurs sujets la faculté de posséder, lorsqu'elle s'est divisée à l'infini, qu'en ressaisissant pour eux seuls le pouvoir de faire rendre la justice en leur nom, autrefois attaché aux fiefs qui tenaient au sol.

De même, qu'un gentilhomme, avant 89, ne sortait pas sans épée au côté, de même au Moyen Âge il n'était pas de château fort, pas de fief, pas de couvent qui n'eût ses culs de basse-fosse, comme le Châtelet sa geôle. Depuis Henri IV, par exemple, les rois de France ont prodigué à pleines mains les titres, les honneurs, les crachats et les rubans, qui ne coûtent jamais le diable, mais aussi l'argent de leurs sujets, parce qu'ils n'avaient plus de terres à donner en récompense des bons et loyaux services ; à la faveur dé ces munificences, peu à peu ils ont ressaisi de droit divin celui de justicier, sans toucher presque à la propriété, si ce n'est indirectement. Les lettres de cachet n'ont été qu'une transition indispensable, dans ce lent et curieux mouvement de réaction. Seulement cette impulsion royale commençait réellement à perdre la vigueur que le génie du cardinal de Richelieu lui avait imprimée un siècle et demi auparavant ; quand la révolution française, en reprenant la même initiative, sous la forme d'un terrible revirement, vint faire plus pour la monarchie que Richelieu et Louis XIV.

D'un rempart, élevé d'abord pour la défense de l'hôtel royal de Saint-Paul, la politique du bon plaisir avait fait une prison d'État, la plus forte, la plus grande et la plus proche, la seule peut-être dont les rois. eussent toujours gardé la clef ; le peuple a renversé cette citadelle, avec le concours de bien des gentilshommes et aux applaudissements de presque tous les autres, aussi bien que de la compagnie irrégulière des jaloux chansonnant la cour ou la harcelant de libelles, qui avait été, elle aussi, justiciable de la Bastille.

Puis la monarchie est tombée, avec les privilèges de la noblesse et du clergé, dans une hécatombe sans pareille. Mais les constitutions de 1791, de 1793, et de l'an III avaient beau se promulguer au nom du peuple souverain, cette périphrase ingénieuse sauvegardait un principe dans un mot de l'ancien régime. Était-il possible que la royauté ne relevât pas la tête, dans un pays qui a toujours traité d'anarchique ce qu'ont fait les parlements eux-mêmes, pendant les, interrègnes ? Une fois la crise passée, le premier souverain, qui reparut se sentit bien débarrassé, car on avait fait table rase de toutes les concessions que s'étaient laissé arracher plus de soixante rois qui l'avaient précédé. Tant y a que leur titre ne lui suffisait plus.

En 1830 et en 1848, le rêve a moins duré ; le réveil n'a pas été autre. Une colonne d'action de grâce était bien due au génie révolutionnaire qui se borné à changer les dynasties ; Louis-Philippe avait raison de l'élever, une charte nouvelle à la démolition avait entraîné l'abrogation définitive d'une quantité, d'anciennes chartes.

N'ayant pas à écrire l'histoire des monuments renversés ou à renverser, rappelons de préférence que la place aujourd'hui nommée de la Bastille s'appelait tout simplement, avant la grande journée du 14 juillet, place de la Porte-Saint-Antoine. Puis revenons à nos moutons, c'est-à-dire aux maisons dont les toitures, hérissées de cheminées, moutonnent à perte de vue, sous les yeux du curieux qui contemple Paris du haut de la colonne de Juillet. Les révolutions trop souvent ont renouvelé les arbres d'alentour ; mais les jours de tranquillité dont elles ont été suivies ont largement permis d'y remplacer les vieilles maisons par des neuves.

Parmi celles qui datent d'avant la prise de la Bastille, nous ne remarquons guère que le 6, le 10 et le 12. La maison du n° 10, construite sous Louis XVIII sur des terrains ayant appartenu aux religieux de l'abbaye Saint-Antoine, fut confisquée à la Révolution et vendue à Jean-Jacques Arthur en 1792 ; mais il paraît que l'acquéreur paya mal, ou se trouva du moins débiteur de l'État à un titre quelconque, car la propriété lui fut reprise et remise que chacun ait payé sa tournée de glorias. Le restaurant d'à côté est plus ancien et jouit d'une certaine réputation locale ; Chamarante, qui est à la tête de ses casseroles, n'a pas toujours commandé en chef ; on l'a connu gâte-sauce chez Lefèvre, pâtissier, qui a créé l'établissement. Quant au n° 12, il remonte à 1770, et porte la désignation de cour Damoy ; c'est une cité ouvrière, ou pour mieux dire industrielle, qui commence à la place et finit rue d'Aval, n° 7 ; ces mêmes auvergnats ; dont nous vous parlions tout à l'heure, l'habitent en assez grand nombre, et y font le commerce excessivement lucratif des vieux clous de souliers et des ressorts de voiture hors d'usage.

Depuis le milieu du règne de Louis XIV la place séparait la Bastille de l'hôtel royal des chevaliers de l'Arquebuse ; mais elle s'appelait encore de ce côté rue de la Roquette.


 

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