RUE BERCY-FAUBOURG-SAINT-ANTOINE,
naguère rue Bercy-Saint-Antoine, aujourd'hui rue de Bercy
XIIe arrondissement de Paris
(D'après Histoire
de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)
Notice écrite en 1857. Le Chemin de fer de
Lyon occupe maintenant tout un côté, dépourvu de maisons
de la ci-devant rue de Bercy-Saint-Antoine, à laquelle est ajoutée
la ci-devant rue de Bercy, qui y faisait suite à Bercy, avant l'annexion
de cette commune à Paris.
Comment aiment beaucoup de Médecins
:
Les médecins les plus ignorants craignent-ils de mourir
de faim ? Ils excellent eux-mêmes à se faire attendre, comme
le Messie, par des malades encore plus ignorants, pour vivre à leurs
dépens. Ceux qui en savent plus long percent toujours à l'âge
de raison ; ils portent moins leur croix sur le dos qu'à la boutonnière,
et la santé des femmes leur rapporte plus d'argent que celle des
maris, mais ceux-ci ont la bonhomie de payer jusqu'à des visites
dont ils demanderaient raison s'ils y voyaient un peu plus clair. Presque
tout le corps médical épouse des jeunes personnes sans
dot et néanmoins dote ses filles : cumul bien difficile dans les
autres carrières ! Ces femmes, devant tout à leur mari,
n'en reconnaissent pas mieux l'autorité et ne l'en aiment pas
davantage ; mais elles se résignent au rôle secondaire,
dans le ménage, plus facilement que celles qui ont le droit de
faire des scènes de jalousie, et le bonnet doctoral y gagne d'être
plus rarement aux prises avec l'autre bonnet. Quant aux princes de la
science à notre époque, ce qu'ils gagnent d'argent aurait
suffi aux fermiers généraux de l'ancien régime,
et pas un ne s'embarrasse d'une petite maison. Les autres personnages
en vue ont souvent des maîtresses qu'on cite ; mais la discrétion
fait souvent tous les frais des bonnes fortunes d'un médecin,
même en vogue.
Bordeu enlevé par une Grisette. A quoi
sert de tâter le Pouls :
Leur maître à tous, Théophile
de Bordeu, médecin de la cour de Louis XV, eut rougi de cacher son jeu
sous le manteau professionnel ; il était homme du monde et de son temps,
au point de faire la part de la galerie dans ses plaisirs intimes, et une gêne
relative le poursuivait, quels que fussent les succès de sa pratique à Paris, à Versailles
et dans les Pyrénées. Il trouvait même le temps de courir,
comme un simple mortel, après les bonnes fortunes, si elles ne tombaient
pas des nues. Mais la recherche des aventures l'exposait à des déconvenues
que lui eût épargnées un choix facile à faire dans
la clinique en ville des affections nerveuses. Un jour il fallait en rabattre
quand la lumière donnait sur un minois mal distingué dans la pénombre
; il arrivait un autre jour à l'innocence, qui s'était fait prier,
d'entraîner dans sa chute le masque de la jeunesse. Honneur, en revanche, à l'imprévu
les jours où le galant n'était mis en défaut qu'au profit
d'une curiosité, digne de son attention de philosophe, ou d'une bonne
action d accomplir !
Un soir, en sortant d'une maison de
la place Royale, Bordeu vit luire deux yeux si grands ouverts qu'ils le retinrent
sous les arcades. Ils prévenaient en faveur d'une jeune fille, qui
se disait brodeuse de son état, mais qui n'en accepta pas moins, sans
la plus petite hésitation, une place dans le carrosse qui attendait
le médecin. Elle parut même enchantée que le cocher,
sur l'ordre de son maître, prit la direction de la Rapée, et
il était logique d'en conclure qu'elle connaissait les bosquets de
la fameuse guinguette de ce nom, et qu'elle en aimait la friture. Le ravisseur,
qui aurait préféré que l'enlèvement fût
un peu moins facile, en prit néanmoins son parti, et la victime dardait
sur lui des regards tellement scrutateurs qu'il en aurait été lui-même
intimidé s'il avait fait plus clair. Les propos qu'il tenait, du reste, à l'ouvrière étaient
enjoués, sans manquer aux égards qu'il aurait eus pour une
femme du monde dans une situation aussi risquée. La voiture roulait
rue Contrescarpe quand la jeune fille demanda y descendre, parce qu'elle
logeait dans la rue de Bercy, alors de la Rapée, où ce bel équipage
ne pouvait que la compromettre. Bordeu obtint sans peine la permission de
la reconduire jusqu'au bout ; mais elle lui tendit une main si froide, pour
mettre pied à terre, que la sienne en demeura glacés.
Or une bonne poignée de mains suffisait au
grand médecin, auteur
du Traité sur le Pouls, pour deviner bien
des secrets ; il tâtait
le pouls aux gens sans qu'ils s'en aperçussent, et les pulsations lui
indiquaient chez les malades, la nature de leur maladie, chez les filles, si
elles étaient sages, et chez les femmes, plus qu'elles-mêmes n'en
savaient.
A peine l'a-t-elle introduit dans un galetas, si mal meublé que pas
une autre fille n'aurait le courage d'y approcher une allumette du chandelier
boiteux qui lui-même va être vide : – Ma belle enfant, lui
dit Bordeu, je te supplie de me répondre avec franchise. N'y a-t-il
pas deux jours que tu n'as pris de nourriture et de sommeil ?
–Vous me connaissez donc ? répond-elle
en s'appuyant au mur pour fondre en larmes.
– Déjà trop, reprend le savant, car
je sors souvent sans argent, et je ne saurais à l'instant même pourvoir au plus pressé.
Mais viens dans mon hôtel, rue de Bourbon, et mon garde-manger aura
bien du malheur s'il sonne aussi creux que ma bourse.
– Impossible ! fait l'ouvrière en baissant la voix, et en conjurant,
par un geste, le visiteur d'en faire autant. Je n'ai pas
encore osé vous
dire que j'allais de porte en porte à la recherche d'un médecin,
pour le supplier de me suivre, lorsque le suisse d'un hôtel m'a vivement
conseillé de vous attendre sous les arcades, en jurant ses grands
dieux que je ne pouvais mieux m'adresser.
– Mademoiselle, réplique le médecin en se mettant au
même
diapason, ce brave homme aurait dû aussi vous faire savoir que d'habitude
je commande partout où il y a des gens qui souffrent.
– Alors, lui dit plus bas encore la jeune
fille en le saisissant par le bras,
vous ne sortirez, pas de la maison sans voir quelqu'un
qui vous a probablement entendu de la chambre voisine, et qui doit être
bien plus malade que moi : il n'a plus faim. C'est presque un inconnu dans
la maison. Ses gémissements
m'ont appelée à son aide, et il prétend être guéri
depuis avant-hier que je veille à son chevet ; mais il s'épuise à me
cacher qu'il souffre, et j'ai peur que le mal n'augmente a mesure que les
forces diminuent. Sauvez, docteur, sauvez ce malheureux !
– Son nom ?
– Je ne lui connais que le nom de Mathurin il n'y a pas plus de huit
jours que le hasard nous a rendus voisins.
– Son état ?
– Peintre paysagiste. Ses couleurs lui auront fait mal, et vous entendez
comme il tousse ! N'est-ce pas effrayant, docteur ?
– Non, mademoiselle, c'est la toux d'un malade qu'a nous deux nous allons
sauver, car je sais déjà qu'il est jeune et qu'il est aimé,
Mathurin, quoique vous n'en touchiez pas mot ! Je vous en veux pourtant, petite
futée, d'avoir douté de mon empressement à remplir un
devoir d'humanité. Pourquoi m'avoir si bien caché qu'il s'agissait
d'une bronchite aiguë ? Vous mériteriez, chère enfant, que
je vous la fisse attraper. Mais vous êtes pour ça trop belle fille
et trop bonne garde-malade. Chargez-vous des deux ordonnances, que je vais
signer dans la chambre d'à côté : l'une pour mon apothicaire
et l'autre pour le traiteur de la Rapée, nommé Raynal, qui ne
me connait que trop. Je les renouvellerai chaque jour tant que vous n'aurez
pas accepté mon invitation à souper, avec votre convalescent.
Lantara :
L'artiste que Bordeu eut effectivement le
bonheur de rappeler à la vie, dans cette maison de la rue de Bercy, n'était
autre que Benjamin Lantara, un pauvre diable, qui lui-même avait du génie.
Il aima trop le cabaret pour s'attacher exclusivement à une fille qui
n'y remplissait pas son verre. Le talent lui venait toujours, comme l'amour,
entre deux vins, sans que la tendresse et la gloire le dégoûtassent
d'une ivresse moins exigeante, plus constante que la leur. Il mourut encore jeune à l'hôpital,
en attendant les honneurs du vaudeville qui, avec la Clé du Caveau, ouvrit
son Panthéon à l'air de Lantara.
Recensement local en 1720. Les Doctrinaires
:
Le plan que Jaillot, contemporain de Bordeu et de
Lantara, a donné de
la partie méridionale du quartier Saint-Antoine, marque dans cette rue
de Bercy plus de 20 propriétés. Mais quelques-unes ont pour toutes
constructions de quoi loger le jardinier d'un marais ou le gardien d'un chantier
; et la plupart donnent aussi sur le quai, comme la guinguette précitée,
qu'un passage y sépare de la chapelle Saint-Bonnet, ou bien sur une
des rues qui partent du quai.
Ladite n'est encore en 1714 qu'un chemin sans
pavé et sans lanterne, d'après l'abbé Lacaille, qui
n'y reconnaît pas plus de 5 maisons. Opposons à ce petit nombre
une division tout autre, qui date de six années plus tard.
Propriétaires du côté droit : Un
marchand de bois, chantier. Un autre marchand de bois. Un autre. Un autre
encore. Grangé. Un marchand
de bois. Boudion, tanneur. Un marchand de bois. Hébert, procureur
de la cour, maison de la Rapée (La rue s'appelle alors de la Rapée
jusqu'à l'Habitation d'Hébert et rue de Bercy au-delà).
Delacroix. Orry, puis Mme de Parabère. Delacroix. De la Vieuville,
avec Mme de Maulevrier pour locataire. Mma Le Vayer. Pajot d'Onzembrai. Le
même. Le duc de Rohan. Le notaire Lechanteur. Le même.
Propriétaires du côté gauche : Un jardinier. Les pères de la Doctrine-chrétienne.
Delacroix.
La Grange-aux-Merciers, assise dans la vallée
de Fécamp et dépendant de la paroisse Sainte-Marguerite, avait été donnée
aux Doctrinaires, en l'année 1677, par Jacques Champion, qui avait plaidé au
parlement. C'était l'ancien chef-lieu du fief de Bercy, dont avait fait
partie une terre de la Rapée. La Doctrine-chrétienne de Bercy
avait pour chef d'ordre celle de la rue des Fossés-Saint-Victor à Paris,
maison mère de la congrégation. Les seigneurs de l'endroit avaient
fait célèbres la messe tous les jours de fête dans une
chapelle que remplaçait l'église des pères, sous l'invocation
de la Nativité de la Vierge. Nous reparlons de la Grange-aux-Merciers
dans l'historique du quai de la Râpée.
Le duc de Rohan, dont la propriété faisait
vis-à-vis à celle
des Doctrinaires, obtint par arrêt du conseil, le 12 décembre
1724, à la condition de payer 100 sols par année au Domaine,
la permission d'élever deux pavillons à droite et à gauche
de sa maison et d'en faire précéder l'entrée d'une seigneuriale
demi-lune, comme s'il avait droit de justice à Bercer. |
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