RUE D'AMBOISE,
IIe arrondissement de Paris
(D'après Histoire
de Paris rue par rue, maison par maison, paru en 1875)
Notice écrite en 1855. Origine du nom : Ouverte
en 1781 sur les terrains de l'Hôtel Choiseul ; doit son nom à la
seigneurie d'Amboise qui appartenait au duc de Choiseul.
Le Danseur de la Comédie Italienne
:
Des lettres patentes, datées du 14 octobre 1784, ont
autorisé le percement de cette voie de communication sur des terrains
appartenant au duc de Choiseul-Amboise. Louis XVI, qui a signé cet
acte, avait mis fin à l'illustre disgrâce de ce ministre
de Louis XV, exilé à Chanteloup, près d'Amboise
: Les dit maisons dont se compose la rue sont alignées et d'une
construction identique remontant à fort peu d'années avant
la grande disgrâce qui, à son tour, enveloppa la cour, la
noblesse et le clergé en masse. Toutefois Grangé, maître
des ballets de la Comédie Italienne, y a demeuré, au coin
de la rue Favart, pendant plus de la moitié du dernier règne
de l'ancien régime. Il était pensionnaire de S. A. S. le
grand-duc de toutes les Russies, un théâtre moscovite se
recrutant déjà à Paris au XVIIIe siècle.
La chaste Suzanne :
Les combles du n°7 ont été le
théâtre d'un petit drame peu connu, sous le Directoire. Une jeune
femme, qui brodait et faisait du filet pour vivre et nourrir un enfant, logeait
dans une mansarde, après avoir été séduite par
le fils d'un conseiller au parlement, à 14 ans, âge qui serait
celui des amours s'il nous fallait en croire les vers migrons de Parny, de
Dorat et d'autres poètes. La jeune fille n'avait connu que perdant vingt-quatre
heures le fils du magistrat ; c'était le 13 juillet, veille de la prise
de la Bastille, et depuis lors aucune visite, aucune lettre ne lui avait appris
ce qu'était devenu l'auteur du seul souvenir qui lui rappelât
cet amour d'un seul jour. Quelle que fût sa détresse, elle avait
refusé les secours accordés aux filles mères ; elle était
parvenue à élever sa petite fille, en ne quittant la fine aiguille
d'acier, quand ses yeux, mouillés de pleurs, se fatiguaient d'en suivre
l'agile mouvement, que pour saisir l'aiguille et le moule de buis qui servaient à multiplier,
sans frais de lumière, pendant une partie de la nuit, les larges mailles
de ses filets de commande.
Suzanne était son nom ; on l'appelait
la chaste Suzanne, dans le quartier, parce qu'elle
refusait d'écouter
deux vieillards, espèces de satyres, qui occupaient la mansarde voisine
: l'un était allumeur de réverbères, l'autre savetier.
Les gens de la maison croyaient tous fermement que l'un des deux finirait
par changer de camarade de chambrée, sans changer d'étage.
On finit par se faire effectivement à l'odeur du vieux cuir et de
l'huile à quinquet, à force d'habiter, sous les toits, près
des gens qui en distribuent ; mais c'était, en réalité,
la vertu de Suzanne qui la tenait en garde contre de nouvelles entreprises,
fussent-elles faites par des aspirants, en meilleure odeur. Elle aimait un
fantôme, dans l'espoir d'un revenant. Il se pouvait que son amant eut
reçu dans la mêlée un coup mortel, en se rendant près
d'elle avec l'idée de ne la plus quitter ; dans ce cas-là elle
croyait devoir à sa chère mémoire d'éternels
sacrifices. Si, au contraire, l'exil, le voyage, la prison peut-être,
retardait un rapprochement ardemment souhaité de part et d'autre,
ne devait-elle pas se tenir constamment prête pour le retour, ce qu'elle était
au moment du départ ?
Un soir qu'elle revenait, avec sa fille endormie sur les bras, du boulevard
où demeurait, dans une échoppe, le marchand de filets qui lui
donnait de l'ouvrage, elle s'arrêta devant une maison, à l'entrée
de la rue d'Amboise, où elle venait de voir entrer un homme, le menton
enfermé dans une large cravate, les cheveux débouclés,
la démarche avinée ; elle avait reconnu le fugitif dans cet incroyable à bottes
molles, à long habit et à collet, qui avait devant elle franchi
les premières marches de l'escalier fuyant. Retourner dans sa chambre,
y coucher son enfant et revenir seule, fut pour Suzanne l'affaire d'un moment.
Cette maison n'était autre que le plus ancien des sérails qui
cachent une cinquantaine de houris picardes, bordelaises et normandes, derrière
les jalousies toujours tombées de plusieurs maisons de l'a rue. On habilla
de soie à grands ramages, on décolleta et on farda Suzanne, sur
sa demande. Une fois dans le salon, ce qu'elle entendait dire, ce qu'elle voyait
faire à qui ne la reconnut pas, lui inspira un tel dégoût
pour cet homme, coutumier des galanteries faciles, passagères et bestiales,
auquel elle avait voué sa vie entière comme à un dieu,
qu'elle retourna dans sa mansarde, sans prendre le temps même d'essuyer
le rouge de ses joues. C'était la première fois qu'elle rentrait
tard, le portier lui en fit ses compliments en riant.
Le lendemain matin les deux vieillards regardaient par un trou, qu'ils avaient
pratiqué avec une vrille pour assister chaque jour à la toilette
de l'ouvrière. Son enfant et elle se taisaient. On enfonça la
porte. Toutes les deux avaient perdu la vie ; un réchaud plein de cendre
blanche, fraîchement éteinte, disait comment.
Quant au séducteur *** , il est mort conseiller à la
cour royale de Paris, sous le gouvernement de Louis-Philippe. Une semaine avant
de passer, il avait galamment acheté et inauguré un lit en noyer,
dans une chambre louée pour une toute jeune ouvrière, dont il
eût
pu être le bisaïeul. Cette jeune fille pleura sincèrement
l'ancien séducteur de Suzanne, parce qu'il lui avait promis une commode.
Deux Harems :
Faute
de conclusion morale, il résulte au moins du récit des
infortunes de Suzanne que la maison de la dame Petit date de plus d'un demi-siècle.
La fille qui attend le soir au coin des rues n'a pas plus de peine à prendre,
un autre état, qu'une maison de filles à changer de destination.
Des hommes sérieux et parfaitement placés ne craignent pas d'employer
les économies de leur famille, la dot future de leurs petits-enfants, à l'acquisition
en bonne forme d'un immeuble où l'amour s'achète en détail,
et d'en percevoir les loyers, par conséquent exorbitants, Il y aurait
de l'excès à nous montrer plus prudes que les familles honnêtes
de notre temps, et à ne pas souffler mot, par exemple d'un lupanar voisin,
dit des Anglaises, lesquelles sont recrutées exclusivement en Alsace.
Quelque vingt ans avant que ce fût un harem, l'immeuble ne coûta
que 6,000 francs en or à un amateur : c'était au temps des assignats.
Un serrurier du voisinage ayant prêté 45,000 fr. pour meubler
les chambres, l'impudicité y bat monnaie depuis et fait aller bien d'autres
commerces.
Mme Méni-Simon :
Indépendamment de ces sérails,
dont le Coran est un cahier des charges que leur impose la police, il y a eu
rue d'Amboise des maisons de jeu clandestines, que l'autorité a fait clore
; il y a eu aussi bien des tables d'hôte à femmes, et le tout donnait à cette
rue un caractère particulier, qu'elle n'a pas entièrement dépouillé.
Mme Méni-Simon n'y tint, de 1825 à 1840, une table d'hôte
et des tables d'écarté très fréquentées
qu'avec l'assentiment tacite de la police. Cette maison à parties avait
pour succursale une maison de campagne à Romainville. Mme. Méni-Simon était
la sœur aînée de Mlle Bourgoin, de la Comédie Française,
et elle vivait maritalement avec un général de l'Empire.
Schwartz et Blain : Maintenant
on s'habille rue d'Amboise encore plus qu'on ne s'y déshabille.
Il y a des tailleurs, somme toute, dans plus de la moitié des étages,
depuis les loges de portier jusqu'aux combles. C'est là que les maisons
Schwartz et Blain, depuis 1816, ménagent à leurs clients, en
les parant, des bonnes fortunes, qu'il faut payer de mine et d'audace.
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