|
|
|
||||||||||||
VOISINAGE A PARIS
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
On est étranger à son voisin, et l'on n'apprend quelquefois sa mort que par le billet d'enterrement, ou parce qu'on le trouve exposé à la porte quand on rentre le soir. Deux hommes célèbres peuvent vivre vingt-cinq ans dans cette ville sans se connaître, ni se rencontrer : votre adversaire, votre ennemi sera comme invisible pour vous ; car en entrant dans une maison, vous saurez d'avance s'il y est ou s'il n'y est pas. Il ne tient qu'à vous de ne voir jamais sa face : aussi les parens les plus proches, quand ils sont brouillés, quoique demeurant dans la même rue, sont à mille lieues l'un de l'autre. On rapporte l'histoire de Dom Jacques Martin, bénédictin. M Deslandes, auteur de l'Histoire critique de la philosophie , avait critiqué ses ouvrages : Dom Martin, qui supportait impatiemment la censure, se répandait en invectives furieuses contre M Deslandes. Comme celui-ci avait l'esprit doux, liant et honnête, une dame imagina de faire goûter à M. Martin ce même homme contre lequel il déclamait avec tant de violence. M Deslandes prit le nom d'Olivier, et dîna souvent avec lui ; il mettait la conversation sur le chapitre de M. Deslandes, et Dom Martin de s'écrier : vous êtes un homme, vous, plein de science et d'esprit, qui raisonnez avec une justesse infinie ; mais ce Deslandes est bien l'homme du monde le plus ignorant et le plus pitoyable. Cette scène était des plus divertissantes, et je ne doute point qu'elle ne se renouvelât entre les auteurs qui se montrent les plus acharnés l'un contre l'autre, pour quelques atteintes portées à leur amour-propre. On avait proposé à Elie-Catherine Fréron, dont la physionomie n'était pas connue de François-Marie Arouet De Voltaire, d'aller à Ferney rendre une visite à ce grand poète, sous un nom supposé ; mais Fréron ne prit pas sur lui-même de jouer un tour semblable à l'auteur de l'Écossaise. Voltaire fuyait Piron dans cette immense ville ; il redoutait ses sarcasmes : il lui échappa tant qu'il fut à Paris ; et la rencontre que plusieurs plaisants attendaient et provoquaient, n'eut jamais lieu. L'inimitié n'y a pas l'ardeur qui distingue les haines si violentes dans les petites villes, parce qu'on échappe à son ennemi et à son adversaire, et ne le voyant plus, on l'oublie. L'animosité est passagère, ainsi que l'amour ; et les passions en général, soit en bien, soit en mal, n'ont pas ce caractère de profondeur qui les rend sublimes ou redoutables. Le parisien en province. Il aventure de pareils propos devant des personnes qui ont du sens et des années. Il faut qu'il prenne tous ceux qui l'écoutent pour des sots, ou que la manie de parler avantageusement de soi l'aveugle sur l'extrême facilité que l'on aurait à relever ses erreurs et ses mensonges ; mais il s'imagine se donner du relief, en ne vantant que Paris et la cour. Le vers fameux : elle a d'assez beaux yeux pour des yeux de province, le parisien l'applique à son insu à tout ce qui n'est pas dans sa sphère ; il dirait volontiers à Bordeaux et à Nantes : mais la Garonne et la Loire sont d'assez beaux fleuves pour des fleuves de province. |
|
|||||||||||||
:: HAUT DE PAGE :: ACCUEIL |
|