Vie quotidienne a Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de la vie quotidienne d'autrefois à Paris, consignant les activités, moeurs, coutumes des Parisiens d'antan, leurs habitudes, leurs occupations, leurs activités dont certaines ont aujourd'hui disparu. Pour mieux connaître le Paris d'autrefois dans sa quotidienneté.
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COUP D'ŒIL GÉNÉRAL
(D'après Tableau de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)

Un homme à Paris, qui sait réfléchir, n'a pas besoin de sortir de l'enceinte de ses murs pour connaître les hommes des autres climats ; il peut parvenir à la connaissance entière du genre humain, en étudiant les individus qui fourmillent dans cette immense capitale. On y trouve des asiatiques couchés toute la journée sur des piles de carreaux, et des lapons qui végètent dans des cases étroites ;
des japonais qui se font ouvrir le ventre à la moindre dispute ; des esquimaux qui ignorent le temps où ils vivent ; des noirs qui ne sont pas noirs, et des quakers qui portent l'épée. On y rencontre les mœurs, les usages et le caractère des peuples les plus éloignés ; le chimiste adorateur du feu ; le curieux idolâtre, acheteur de statues ; l'arabe vagabond, battant chaque jour les remparts, tandis que le hottentot et l'indien oisifs sont dans les boutiques, dans les rues, dans les cafés.

Ici demeure un charitable persan qui donne des remèdes aux pauvres ; et sur le même pallier, un usurier anthropophage. Enfin, les brachmanes, les fakirs dans leur exercice pénible et journalier n'y sont pas rares, ainsi que les groënlandais qui n'ont ni temples ni autels. Ce qu'on rapporte de l'antique et voluptueuse Babylone, se réalise tous les soirs dans un temple dédié à l'harmonie.

On a dit qu'il fallait respirer l'air de Paris, pour perfectionner un talent quelconque. Ceux qui n'ont point visité la capitale, en effet, ont rarement excellé dans leur art. L'air de Paris, si je ne me trompe, doit être un air particulier. Que de substances se fondent dans un si petit espace ! Paris peut être considéré comme un large creuset, où les viandes, les fruits, les huiles, les vins, le poivre, la cannelle, le sucre, le café, les productions les plus lointaines viennent se mélanger ; et les estomacs sont les fourneaux qui décomposent ces ingrédients.

La partie la plus subtile doit s'exhaler et s'incorporer à l'air qu'on respire : que de fumée ! Que de flammes ! Quel torrent de vapeurs et d'exhalaisons ! Comme le sol doit être profondément imbibé de tous les sels que la nature avait distribués dans les quatre parties du monde ! Et comment de tous ces sucs rassemblés et concentrés dans les liqueurs qui coulent à grands flots dans toutes les maisons, qui remplissent des rues entières (comme la rue des Lombards), ne résulterait-il pas dans l'atmosphère des parties atténuées qui pinceraient la fibre là plutôt qu'ailleurs ? Et de là naissent peut-être ce sentiment viif et léger qui distingue le parisien, cette étourderie, cette fleur d'esprit qui lui est particulière. Ou si ce ne sont pas ces particules animées qui donnent à son cerveau ces vibrations qui enfantent la pensée, les yeux, perpétuellement frappés de ce nombre infini d'arts, de métiers, de travaux, d'occupations diverses, peuvent-ils s'empêcher de s'ouvrir de bonne heure, et de contempler dans un âge où ailleurs on ne contemple rien ?

Tous les sens sont interrogés à chaque instant ; on brise, on lime, on polit, on façonne ; les métaux sont tourmentés et prennent toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le creuset toujours embrasé, la lime mordante toujours en action, aplatissent, fondent, déchirent les matières, les combinent, les mêlent. L'esprit peut-il demeurer immobile et froid, tandis que, passant devant chaque boutique, il est stimulé, éveillé de sa léthargie par le cri de l'art qui modifie la nature ? Partout la science vous appelle et vous dit, voyez. Le feu, l'eau, l'air travaillent dans les ateliers des forgerons, des tanneurs, des boulangers ; le charbon, le soufre, le salpêtre font changer aux objets et de noms et de formes ; et toutes ces diverses élaborations ; ouvrages momentanés de l'intelligence humaine, font raisonner les têtes les plus stupides.

Trop impatient pour vous livrer à la pratique, voulez-vous voir la théorie ? Les professeurs dans toutes les sciences sont montés dans les chaires et vous attendent ; depuis celui qui dissèque le corps humain à l'académie de chirurgie, jusqu'à celui qui analyse au collège royal un vers de Virgile. Aimez-vous la morale ? Les théâtres offrent toutes les scènes de la vie humaine : êtes-vous disposé à saisir les miracles de l'harmonie ? Au défaut de l'opéra, les cloches dans les airs éveillent les oreilles musicales : êtes-vous peintre ? La livrée bigarrée du peuple, et la diversité des physionomies, et les modèles les plus rares, toujours subsistants, invitent vos pinceaux : êtes-vous frivoliste ? Admirez la main légère de cette marchande de modes, qui décore sérieusement une poupée, laquelle doit porter les modes du jour au fond du nord et jusque dans l'Amérique septentrionale : aimez-vous à spéculer sur le commerce ? Voici un lapidaire qui vend dans une matinée pour cinquante mille écus de diamants, tandis que l'épicier son voisin vend pour cent écus par jour, en différents détails qui ne passent pas souvent trois à quatre sols ; ils sont tous deux marchands, et leur degré d'utilité est bien différent.

Non, il est impossible à quiconque a des yeux, de ne point réfléchir, malgré qu'il en ait. Le baptême qui coupe l'enterrement ; le même prêtre qui vient d'exhorter un moribond, et qu'on appelle pour marier deux jeunes époux, tandis que le notaire a parlé de mort le jour même de leur tendre union ; la prévoyance des lois pour deux cœurs amoureux qui ne prévoient rien ; la subsistance des enfants assurée avant qu'ils soient nés ; et la joie folâtre de l'assemblée au milieu des objets les plus sérieux ; tout a droid'intéresser l'observateur attentif. Un carrosse vous arrête, sous peine d'être moulu sur le pavé ; voici qu'un pauvre couvert de haillons tend la main à un équipage doré, où est enfoncé un homme épais qui, retranché derrière ses glaces, paraît aveugle et sourd ; une apoplexie le menace, et dans dix jours il sera porté en terre, laissant deux ou trois millions à d'avides héritiers qui riront de son trépas, tandis qu'il refusait de légers secours à l'infortuné qui l'implorait d'une voix touchante.

Que de tableaux éloquents qui frappent l'œil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d'images, pleine de contrastes frappants pour qui sait voir et entendre ! La prodigieuse conformation de huit cents mille hommes entassés et vivant sur le même point, parmi lesquels il y a deux cents mille gourmands ou gaspilleurs, conduit au premier raisonnement politique. Le duc ne paie pas le pain plus cher que le portefaix qui en mange trois fois plus. Comment n'être pas étonné de cet ordre incroyable qui règne dans une si grande confusion de choses ? Il laisse apercevoir ce que peuvent de sages lois, combien elles ont été lentes à se former, quelle machine compliquée et simple est cette police vigilante ; et l'on découvre du même coup d'œil les moyens de la perfectionner sans gêner cette liberté honnête et précieuse, l'attribut le plus cher à tout citoyen.

Si l'on a le goût des voyages, tout en déjeunant dans une bonne maison, l'on se promène bien loin en imagination. La Chine et le Japon ont fourni la porcelaine où bouillonne le thé odoriférant de l'Asie ; on prend avec une cuiller arrachée des mines du Pérou le sucre que de malheureux noirs, transplantés d'Afrique, ont fait croître en Amérique ; on est assis sur une étoffe brillante des Indes, pour laquelle trois grandes puissances se sont fait une guerre longue et cruelle ; et si l'on veut être informé des faits de ces débats, en étendant la main l'on saisit sur une feuille volante l'histoire récente et fugitive des quatre parties du monde ; on y parle du conclave et d'une bataille, d'un vizir étranglé et d'un nouvel académicien ; enfin jusqu'au singe et au perroquet de la maison, tout vous rappelle les miracles de la navigation et l'ardente industrie de l'homme.

En mettant la tête à la fenêtre, on considère l'homme qui fait des souliers pour avoir du pain, et l'homme qui fait un habit pour avoir des souliers, et l'homme qui ayant des habits et des souliers, se tourmente encore pour avoir de quoi acheter un tableau. On voit le boulanger et l'apothicaire, l'accoucheur et celui qui enterre, le forgeron et le joaillier, qui travaillent pour aller successivement chez le boulanger, l'apothicaire, l'accoucheur et le marchand de vin.


 

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