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Grandeur démesurée de la capitale.
Physionomie de la grande ville (D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Vu politiquement, Paris est trop grand : c'est un chef démesuré pour le corps de l'état ; mais il serait plus dangereux aujourd'hui de couper la loupe que de la laisser subsister ; il est des maux qui, une fois enracinés, sont indestructibles. Les grandes villes sont fort du goût du gouvernement absolu : aussi fait-il tout pour y entasser les hommes ; il y appelle les grands propriétaires par l'appât du luxe et des jouissances ; il y précipite la foule, comme on enclave des moutons dans un pré, afin que la gueule des mâtins ayant une moindre surface à parcourir, puisse les ranger plus facilement sous la loi commune. Enfin Paris est un gouffre où se fond l'espèce humaine ; c'est là qu'elle est sous la clef ; on n'entre, on ne sort que sous des guichets où règnent des yeuxd'Argus. Des barrières de sapin, plus respectées que ne le seraient des murailles de pierres bordées de canons, arrêtent les denrées les plus nécessaires à la vie, et leur imposent une taxe que le pauvre supporte seul ; car, dispensé de tous les plaisirs, il ne l'est pas du besoin de manger. Il ne tiendrait qu'au prince d'affamer la ville ; il tient en cage ses bons et fidèles sujets ; et s'il était mécontent, il pourrait leur refuser la béquée : avant qu'ils pussent forcer les barreaux, les trois quarts se seraient mangés, ou seraient morts de faim. Il faut que tout le monde vive ; car la première loi est de subsister. Je vois cette ville florissante, mais aux dépens de la nation entière. Ces maisons à six étages tous peuplés, aspirent les moissons et les vignes à cinquante lieues à l'entour ; ces laquais, ces baladins, ces abbés, ces batteurs de pavé ne servent ni l'état ni la société ; il faut cependant que tout cela subsiste, comme le dira mon premier chapitre sur la législation, intitulé, de l'estomac de l'homme. Il y a des maux politiques qu'il faut tolérer, tant qu'on ne peut y remédier d'une manière sûre ; telle est l'étendue de la capitale : on ne fera pas refluer sur les terres ceux qui habitent les chambres garnies et les greniers. Ils n'ont rien, pas même des bras, puisqu'ils sont énervés. Arrêterez-vous aux portes ceux qui entrent ? Conservez donc l'énorme loupe,
puisque vous ne pouvez l'extirper sans mettre en danger le corps politique
; d'ailleurs... mais n'anticipons point sur ce que nous avons à faire
sentir sur cette ville qui sera toujours chère à un gouvernement
dont la tête
est aussi disproportionnée que la capitale l'est au royaume. Je passerai sous silence sa position topographique, ainsi que la description de ses édifices, de ses monuments, de ses curiosités en tout genre ; parce que je fais plus de cas du tableau de l'esprit et du caractère de ses habitants, que de toutes ces nomenclatures qu'on trouvera dans les étrennes mignonnes. C'est au moral que je me suis attaché ; il ne faut que des yeux pour voir le reste. Je dois seulement considérer que son ciel en général est sujet à la plus grande inconstance, et beaucoup plus humide que froid. L'eau de la Seine est légèrement purgative ; et l'on dit proverbialement, qu'elle sort de la cuisse d'un ange. La fibre y est molle et détendue ; l'épaisseur de l'atmosphère en relâche le ton, et les couleurs vives sont rares sur les visages. Le quartier le plus sain est le faubourg Saint-Jacques, habité par le petit peuple ; et le quartier le plus malsain est celui de la cité. Pourquoi cette superbe ville n'est-elle pas située au lieu où est Tours ? Elle serait d'ailleurs au centre du royaume. Le beau ciel de la Touraine serait plus convenable à sa population : placée sur les bords de la Loire, elle aurait des avantages infinis qu'elle n'a pas, et que les richesses et le travail ne sauraient lui apporter. Ses environs sont variés, charmants, délicieux ; c'est la nature cultivée, sans que l'art l'étouffe ; on y trouve une foule de jardins, d'allées, de promenades, qu'on ne trouve que près de la capitale. A quatre lieues à la ronde, tout est
orné par
les mains de l'opulence ; et le cultivateur qui en féconde les
terres, n'est pas absolument malheureux. Mais on ne saurait aussi, à huit
ou dix lieues à la ronde, tirer un coup de fusil. les plaisirs
du roi et les terres des princes ont envahi tous les droits de chasse.
Les lois arbitraires faites à ce sujet, portent une empreinte
de sévérité,
pour ne pas dire de cruauté, qui contraste avec les autres lois
du royaume. Tuer une perdrix, devient un délit que les galères
seules peuvent expier. |
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