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Où est le gouvernement féodal
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(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Où est le gouvernement féodal ? cette noblesse qui vivait il y a deux cents ans dans ses châteaux, répugnait à venir dans la grande ville : aussi que n'a-t-on pas fait en France pour lui faire déserter les donjons épars qu'elle habitait dans les campagnes ? De là elle bravait souvent des ordres arbitraires : elle avait un rang ; mais lorsque les grâces du souverain ne se sont plus manifestées que dans tel bureau ; lorsqu'un point unique, attractif et central s'est établi, où tout ce qui était dans le cercle devait aboutir, il a fallu quitter les antiques châteaux ; ils sont tombés en ruine, et avec eux la force des seigneurs. On les a étourdis avec toute la pompe qui environne les cours ; on a institué des fêtes pour les amollir ; les femmes, qui vivaient dans la solitude et dans les devoirs de l'économie domestique, se sont trouvé flattées d'attirer les regards ; leur coquetterie, leur ambition naturelle y ont trouvé leur compte ; elles ont brillé près du trône, à raison de leurs charmes. Il a fallu que leurs esclaves ne s'éloignassent point du séjour de leur puissance ; elles sont devenues les reines de la société et les arbitres du goût et des plaisirs ; elles ont vu avec indifférence leurs pères, leurs époux, leurs fils humiliés, pourvu qu'elles continuassent à s'agiter dans le tourbillon des cours ; elles ont transformé de pures bagatelles en importantes affaires ; elles ont créé le costume, l'étiquette, les modes, les parures, les préférences, les conventions puériles ; enfin elles ont renforcé la pente à l'esclavage. Les hommes conduits, dirigés par elles, peut-être à leur insu, n'ont plus eu d'autre ressource que de tendre des mains avides autour du dispensateur des grâces et de l'argent : l'art de faire fortune a été l'art du courtisan ; le monarque a mis à profit cette tendance de la noblesse, si utile à l'agrandissement de son pouvoir ; il a arraché aux peuples tout l'or qu'il pouvait leur enlever, pour le donner à ses courtisans transformés en serviteurs attentifs. Les héritages de l'antique noblesse sont donc venus se métamorphoser à Paris en diamants, en dentelles, en plats d'argent, en équipages somptueux. Le dépérissement de l'agriculture s'est fait sentir ;
le trône
a reçu plus d'éclat, et le bien de l'état en a
souffert : mais si les intérêts du corps politique ont
reçu des dommages
considérables par l'établissement des grandes villes,
quelques particuliers ont eu de rares privilèges : ils ont joui
de tous les arts rassemblés ; de toutes les ressources, et les
plus promptes ; de toutes les commodités, et les plus douces
; de tout ce qui peut enfin embellir la vie, diminuer les maux de la
nature, affermir la joie, la santé et
le bonheur... quelques particuliers ; mais la nation en gros !.... A dix-huit ans, quand j'étais plein de force, de santé et de courage, et j'étais alors très robuste, je goûtais beaucoup le système de Jean-Jacques Rousseau : Je me promenais en idée dans une forêt, seul avec mes propres forces, sans maître et sans esclaves, pourvoyant à tous mes besoins. Le gland des chênes, les racines et les herbes ne me paraissaient pas une mauvaise nourriture. L'extrême appétit me rendait tous les végétaux également savoureux. Je n'avais pas peur des frimas ; j'aurais bravé, je crois, les horreurs du Canada et du Groenland ; la chaleur de mon sang rejetait les couvertures. Je me disais dans ma pensée : là, je ne serais point enchaîné dans ce cercle de formalités, de chicanes, de minuties, de politique fine et versatile. Libre dans mes penchants, je leur obéirais sans offenser les lois, et je serais heureux sans nuire ni à l'avarice ni à l'orgueil d'aucun être. Mais quand cette première fougue du tempérament fut ralentie, quand, familiarisé à vingt-sept ans avec les maladies, avec les hommes, et encore plus avec les livres, j'eus plusieurs sortes d'idées, de plaisirs et de douleurs ; quand j'appris à connaître les privations et les jouissances ; plus faible d'imagination parce que je l'avais enrichie et amollie par les arts, je trouvai le système de Jean-Jacques moins délectable ; je vis qu'il était plus commode d'avoir du pain avec une petite pièce d'argent, que de faire des chasses de cent lieues pour attraper du gibier ; je sus bon gré à l'homme qui me faisait un habit, à celui qui me voiturait à la campagne, au cuisinier qui me faisait manger un peu par-delà le premier appétit, à l'auteur qui avait fait une pièce de théâtre qui me faisait pleurer, à l'architecte qui avait bâti la maison commode où je trouvais bon feu dans l'hiver, et des hommes agréables qui m'enseignaient mille choses que j'ignorais. Alors je vis les sociétés sous
un autre jour, et je me suis dit : il y a moins de servitude et de
misère à Paris
que dans l'état sauvage, même
pour les plus infortunés, qui participent ou peuvent participer
aux bienfaits des arts ; ou du moins il n'y a point de milieu, et il
faut être tout à fait
un homme errant dans les bois, ou il faut vivre à Paris dans
la bonne compagnie ; c'est-à-dire, dans celle que je fréquente
: car chacun appelle ainsi la société qu'il s'est choisie....
je pensais cela ; attendez, lecteur, jusqu'à la fin du livre,
pour savoir si je pense encore de même. |
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