Vie quotidienne a Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de la vie quotidienne d'autrefois à Paris, consignant les activités, moeurs, coutumes des Parisiens d'antan, leurs habitudes, leurs occupations, leurs activités dont certaines ont aujourd'hui disparu. Pour mieux connaître le Paris d'autrefois dans sa quotidienneté.
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LE BOURGEOIS
(D'après Tableau de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)

Par la même raison que l'on ne donne à La Haye que le nom de village, parce que cette ville n'est point murée, on pourrait appeler ainsi Paris, qui n'a point de murailles. C'est le pays de tout le monde : le parisien natif n'y a pas plus de privilèges que le chinois qui viendrait s'y établir : si je disais mon droit de citoyen, je ferais rire jusqu'aux officiers municipaux. Le parisien s'échauffe d'abord avec une espèce de frénésie ; le lendemain il tourne tout en ridicule, parce qu'il ne cherche que l'amusement. Il est tombé depuis près de cent ans dans une espèce d'insouciance sur ses intérêts politiques ; poison moral, qui gâte les cœurs, énerve les entendements, atténue et fait trouver trop fort tout ce qui est énergique : on y a peur de tout ce qui est sublime en tout genre. On se borne au persiflage superficiel des ridicules, et l'on a rendu odieuse la censure utile des vices.

Le régent ayant bouleversé toutes les fortunes, il y a soixante ans, a produit le même bouleversement dans les mœurs : c'est à cette époque qu'a commencé l'oubli des vertus domestiques. Le bourgeois est marchand ; mais il n'est pas négociant : livré à une conduite mercantile, les spéculations grandes et généreuses lui échappent ; il fait des affaires de tout : il est vrai que la douane obstrue et fatigue horriblement le commerce. Dès qu'on est sur le pavé de Paris, on voit bien que le peuple n'y fait pas les lois : aucune commodité pour les gens de pied ; point de trottoirs. Le peuple semble un corps séparé des autres ordres de l'état ; les riches et les grands qui ont équipage, ont le droit barbare de l'écraser ou de le mutiler dans les rues ; cent victimes expirent par année sous les roues des voitures. L'indifférence pour ces sortes d'accidents fait voir que l'on croit que tout doit servir le faste des grands. Louis XV disait : si j'étais lieutenant de police, je défendrais les cabriolets. Il regardait cette défense comme au-dessous de sa grandeur.

Que l'on dise à un tranquille habitant des Alpes, qu'il y a une ville où des citoyens poussent leurs chevaux à toute bride sur le corps de leurs concitoyens, qu'ils en sont quittes pour payer une légère somme, et qu'ils peuvent recommencer le lendemain ; il taxera le parisien de mensonge, et n'osera faire entrer dans sa mémoire l'image de cette barbarie. Le peuple est mou, pâle, petit, rabougri ; on voit bien au premier coup d'œil, que ce ne sont pas là des républicains : à ceux-ci appartient un autre caractère qu'au sujet d'un monarque. Que celui-ci soit poli, sybarite, sans mœurs fortes ; il n'a d'autre consolation que les jouissances trompeuses du luxe. Ce n'est que le républicain qui déploie cette rudesse, ce geste tranchant, cet œil animé, qui conservent l'énergie des âmes, et soutiennent le patriotisme. Si le citoyen ne marche point sur le pavé, la tête haute, prêt au pugilat, il perdra sa valeur réelle : tant les vertus orgueilleuses des états tiennent à une certaine rudesse ! Elle peut offenser un œil efféminé, mais elle n'en est pas moins la sauvegarde des empires qui veulent rendre leurs forces respectables.

Le nerf, et, s'il faut le dire, l'insolence du peuple sera toujours le gage de sa franchise, de sa probité, de son dévouement. Dès que le peuple cesse d'être agreste et clamateur, il devient sérieux, vain, débauché, pauvre, et conséquemment avili. J'aime mieux le voir, comme à Londres, se battre à coups de poings et s'enivrer à la taverne, que de le voir, comme à Paris, soucieux, inquiet, tremblant, ruiné, n'osant lever la tête, livré aux plus laides catins de l'univers, et incessamment prêt à faire banqueroute. Il est alors licencieux sans liberté, dissipateur sans fortune, orgueilleux sans courage ; et la misère et l'esclavage vont le charger de leurs fers honteux. Le bâton règne à la Chine ; c'est la populace la plus timide, la plus lâche et la plus voleuse de l'univers. à Paris elle se disperse devant le bout d'un fusil, elle fond en larmes devant les officiers de la police, elle se met à genoux devant son chef ; c'est un roi pour toute cette canaille. Elle croit que les anglais mangent la viande toute crue ; qu'on ne voit que des gens qui se noient dans la Tamise ; et qu'un étranger ne saurait traverser la ville, sans être assommé à coups de poings.

Tous les chapiers de la terrasse des tuileries, ou de l'allée du Luxembourg, sont des anti-anglicans, qui ne parlent que de faire une descente en Angleterre, de prendre Londres, d'y mettre le feu ; et qui, quoique jugés souverainement ridicules, n'ont guère sur les anglais des idées différentes de celles du beau monde. Nous ne pouvons à Paris ni parler ni écrire, et nous nous passionnons à l'excès pour la liberté des américains, placés à douze cents lieues de nous : il ne nous est jamais arrivé, au milieu de ces applaudissements donnés à la guerre civile, de faire un retour sur nous-mêmes ; mais le besoin de parler entraîne le parisien, et les premières classes comme les dernières sont soumises à des préjugés déplorables et honteux. Le parisien a changé à bien des égards. Il était, avant le règne de Louis XIV, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui ; les descriptions des écrivains, fidèles dans le temps où elles furent écrites, ne peuvent plus convenir à présent.

Il a de l'esprit et des lumières ; il n'a plus ni force, ni caractère, ni volonté. Le parisien a le singulier talent de faire poliment une question désobligeante à un étranger ; il allie l'indifférence à la réception la plus gracieuse ; il lui rend service sans l'aimer, et l'admire par mépris. Le propos de ce danseur qui se nommait immédiatement après un monarque législateur, après un homme d'un esprit universel, et qui disait, je ne connais que trois grands hommes, Frédéric, Voltaire et moi, a été répété comme le propos d'un appréciateur, d'un distributeur de la renommée ; et tout parisien, jusqu'au faiseur de cabrioles, se croit en droit d'indiquer à la gloire les noms qu'elle doit couronner.


 

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