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Fonte des suifs. Boucheries. Fosses vétérinaires
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Fonte des suifs. Les exhalaisons qui sortent des fonderies de suif sont épaisses et infectes. Rien n'est plus propre à corrompre l'air que ces vapeurs grossières. Cette odeur désagréable devient encore très nuisible à la santé des citoyens : ces fonderies multipliées et renfermées dans l'enceinte de la ville sont un abus inconcevable ; il devrait exciter la vigilance du ministère public, en ce qu'il expose le quartier à de fréquents incendies et qu'il change en poison l'élément nécessaire à la vie de l'homme. Il serait donc à propos de reléguer l'établissement des fonderies hors de l'intérieur des villes, dans des lieux isolés, afin que les chaudières ne pussent ni empoisonner les voisins, ni mettre le feu à leurs maisons. Boucheries. Elles ne sont pas hors de la ville, ni dans les extrémités ; elles sont au milieu. Le sang ruissèle dans les rues, il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis. En passant, vous êtes tout à coup frappé de mugissements plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, et sa tête armée est liée avec des cordes contre la terre ; une lourde massue lui brise le crâne, un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde ; son sang qui fume, coule à gros bouillons avec sa vie. Mais ses douloureux gémissements, ses muscles qui tremblent et s'agitent par de terribles convulsions, ses débattements, ses abois, les derniers efforts qu'il fait pour s'arracher à une mort inévitable, tout annonce la violence de ses angoisses et les souffrances de son agonie. Voyez son cœur à nu qui palpite affreusement, ses yeux qui deviennent obscurs et languissants. Oh, qui peut les contempler, qui peut ouïr les soupirs amers de cette créature immolée à l'homme ! Des bras ensanglantés se plongent dans ses entrailles fumantes, un soufflet gonfle l'animal expiré, et lui donne une forme hideuse ; ses membres partagés sous le couperet vont être distribués en morceaux, et l'animal est tout à la fois enseigne et marchandise. Quelquefois le bœuf, étourdi du coup et non terrassé, brise ses liens, et furieux s'échappe de l'antre du trépas ; il fuit ses bourreaux, et frappe tous ceux qu'il rencontre, comme les ministres ou les complices de sa mort ; il répand la terreur, et l'on fuit devant l'animal qui la veille était venu à la boucherie d'un pas docile et lent. Des femmes, des enfants qui se trouvent sur son passage, sont blessés ; et les bouchers qui courent après la victime échappée, sont aussi dangereux dans leur course brutale que l'animal que guident la douleur et la rage. Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce et sanguinaire, les bras nus, le col gonflé, l'œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes et toujours prêtes à des rixes dont elles sont avides. On les punit plus sévèrement que dans d'autres professions, pour réprimer leur férocité ; et l'expérience prouve qu'on a raison. Le sang qu'ils répandent, semble allumer leurs visages et leurs tempéraments. Une luxure grossière et furieuse les distingue, et il y a des rues près des boucheries, d'où s'exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche. Elle n'est pas attrayante : ces femelles mouchetées, fardées, objets monstrueux et dégoûtants, toujours massives et épaisses, ont le regard plus dur que celui des taureaux ; et ce sont des beautés agréables à ces hommes de sang, qui vont chercher la volupté dans les bras de ces Pasiphaé. Fosses vétérinaires. Ce spectacle dégoûtant de chevaux
et d'animaux morts ou écorchés, de peaux, d'intestins, d'ossements,
de chairs, que des meutes de chiens venaient dévorer, et dont ils
emportaient des lambeaux, vient de cesser enfin. On a établi des fosses
vétérinaires
aux quatre coins de la ville, et à plusieurs milles de Paris. Ainsi
ce mélange de matières animales, qui augmentait prodigieusement
la putréfaction, n'infecte plus les faubourgs de la capitale. Nous
nous empressons de le publier, nous voyons qu'on s'occupe plus que jamais
du soin de remédier aux abus ; et cela nous donne plus de courage
pour achever ce tableau, où, comme dans ceux de Rembrant, les couleurs
noires dominent : mais ce n'est pas notre faute, c'est celle du sujet. |
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