Vie quotidienne a Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de la vie quotidienne d'autrefois à Paris, consignant les activités, moeurs, coutumes des Parisiens d'antan, leurs habitudes, leurs occupations, leurs activités dont certaines ont aujourd'hui disparu. Pour mieux connaître le Paris d'autrefois dans sa quotidienneté.
magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Vie quotidienne
CLIQUEZ ICI

Noyades et asphyxies
(D'après Tableau de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)

Si l'on me demande comment on peut rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux entassés les uns sur les autres, au milieu d'un air empoisonné de mille vapeurs putrides, parmi les boucheries, les cimetières, les hôpitaux, les égouts, les ruisseaux d'urine, les monceaux d'excréments, les boutiques de teinturiers, de tanneurs, de corroyeurs ; au milieu de la fumée continuelle de cette quantité incroyable de bois, et de la vapeur de tout ce charbon ; au milieu des parties arsenicales, sulfureuses, bitumineuses, qui s'exhalent sans cesse des ateliers où l'on tourmente le cuivre et les métaux : si l'on me demande comment on vit dans ce gouffre, dont l'air lourd et fétide est si épais qu'on en aperçoit et qu'on en sent l'atmosphère à plus de trois lieues à la ronde ; air qui ne peut pas circuler, et qui ne fait que tournoyer dans ce dédale de maisons : comment enfin l'homme croupit volontairement dans ces prisons, tandis que s'il lâchait les animaux qu'il a façonnés à son joug, il les verrait, guidés par le seul instinct, fuir avec précipitation et chercher dans les champs l'air, la verdure, un sol libre, embaumé par le parfum des fleurs : je répondrai que l'habitude familiarise les parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs malfaisantes et la boue infecte.

Ensuite l'opéra, la comédie, les bals, les catins et les spectacles les consolent de la perte de la santé. Qu'importe que les liqueurs qui circulent dans nos veines, s'épaississent, se coagulent, forment des engorgements, pourvu que l'on voie danser Vestr-Allard ? On n'a plus besoin de force ni de courage, quand on ne parcourt plus d'autre espace que celui qui sépare les trois spectacles. Les parisiens ne sont pas trop jaloux de communiquer avec le firmament et ses beautés. C'est aux paysans à qui il appartient de contempler le ciel : pour eux, ils regardent le soleil sans admiration, sans reconnaissance, et à peu près comme le laquais qui les éclaire. Vivre aux bougies est même une distinction de l'opulence : on ne jouit qu'aux bougies ; on ne se rassemble qu'aux bougies ; tous les gens riches sont brouillés avec le soleil. Le jour n'est pas fait pour éclairer leurs plaisirs ; sa clarté est ignoble. C'est un peuple de morts, qui n'existe que dans des salons hermétiquement fermés, et au milieu des flambeaux.

Noyés. Vapeurs du charbon.
Il faut bien du temps pour amener l'ordre dans les parties les plus communes de la police la plus ordinaire. Qui croirait que, il n'y a pas vingt ans, lorsqu'on repêchait un noyé, au lieu de lui administrer promptement les secours propres à le rappeler à la vie, on le laissait à moitié corps dans l'eau, jusqu'à ce qu'un commissaire fût arrivé pour dresser son procès-verbal ? On n'osait y toucher avant cet acte ; le guet vous repoussait rudement. L'ignorance suspendait le noyé par les pieds, dans la fausse idée de lui faire rendre l'eau. Aucun n'échappait à la mort. Enfin, l'on a reconnu qu'au lieu d'un commissaire il était plus à propos d'appeler un chirurgien.

Le premier établissement humain en faveur des personnes noyées est dû au corps municipal ; ce qui a décidé l'attention de la police envers d'autres infortunés : ainsi ce n'est que par l'exemple que se perfectionnent les différentes branches de l'administration publique. On a employé différentes méthodes qui, plus ou moins heureuses, ont arraché des bras de la mort une foule de citoyens rendus à leurs familles par cette sage mais tardive précaution. La machine fumigatoire qui agit par le fondement, les frictions et l'insufflation, sont les principaux secours administrés, et sans lesquels les personnes submergées seraient certainement mortes.

On y joint l'eau-de-vie camphrée, prise à la dose d'une cuillerée, l'alkali-volatil-fluor, mais comme stimulant ; on l'introduit dans les narines avec des mèches de papier. De cent trente-huit personnes noyées à Paris, quatre-vingt-douze ont dû la vie au nouvel établissement qui a remplacé l'usage le plus inepte et le plus barbare. Cette date moderne prouve que l'on s'occupe depuis bien peu de temps de la conservation des citoyens ; mais enfin nous avons su rougir de notre indifférence. Ceux qui tombaient dans l'eau avant cette époque, perdaient inévitablement la vie, et de misérables formes judiciaires s'opposaient à leur salut ; on n'accordait rien à un marinier qui sauvait un noyé, et par une contradiction étrange on le payait quand il avait retiré un cadavre.

De là provenait la lenteur cruelle des bateliers à prévenir la submersion totale. Nous nous sommes élevés les premiers contre ces abus dans l'an deux mil quatre cent quarante, il y a près d'onze années ; et nous avons vu avec une joie secrète que nos plaintes publiques avoient été entendues. Aujourd'hui les frais qu'entraîne l'administration des secours sont à la charge de la police, et l'on délivre des gratifications à ceux qui ont directement ou indirectement contribué à rappeler à la vie les noyés. Je le répète, oh ! Que de temps il faut pour conduire un peuple aux notions les plus simples de la raison et de l'humanité ! La vapeur du charbon produit encore, surtout dans les faubourgs, des désastres plus fréquents. Outre les chagrins amers et renaissants attachés à l'extrême indigence, il est un accident familier aux malheureux qui ne sont pas assez riches pour acheter du bois.

Il faut savoir qu'il y a une nombreuse portion de citoyens qui n'habitent que des cabinets ou des recoins obscurs, où il n'y a point de cheminées ; et c'est ce qui m'a fait dire dans le premier chapitre intitulé coup d'œil général, qu'on trouvait à Paris des lapons végétant dans des cases étroites. Ces infortunés sont obligés, dans les rigueurs de l'hiver, de faire du feu au milieu de leurs chambres ; et le toit n'est pas percé, comme chez les sauvages. Il arrive souvent qu'ils sont surpris, eux et leurs enfants, et suffoqués par la vapeur du charbon. Personne n'est à l'abri de ces accidents imprévus ; car le voisinage d'un pauvre suffit pour tuer un riche. On dirait que l'un se venge de l'autre. Un médecin habile pense qu'en ce cas-là, l'usage trop répandu de l'alkali-volatil-fluor devient dangereux, et que dans cette espèce d'asphyxie il y a un excès de chaleur dans la tête ; que par conséquent il serait funeste d'irriter encore cette partie du corps et d'y déterminer une plus grande quantité de chaleur.

Il propose les frottements réitérés à la plante des pieds, et il a rendu la vie par ce moyen à plusieurs asphyxiés. Ne serait-il pas possible de donner au charbon de terre une préparation qui lui enlèverait ce qu'il a de meurtrier ? C'est à quoi l'on travaille, et je ne doute pas que l'administration ne veille à constater l'expérience. Pourquoi n'accorderait-on pas une médaille à tout homme qui, dans un danger pressant, aurait sauvé la vie à un citoyen ? Sa plus grande récompense assurément serait toujours dans son cœur ; mais la patrie ne serait pas quitte envers lui, et lui devrait une marque de reconnaissance pour avoir enlevé au trépas un de ses enfants. Avant les observations sur les asphyxies, avant les découvertes des moyens curatifs (on le dit en frémissant) la plupart des asphyxiés dans le fait étaient enterrés vivants.

Combien l'homme n'a-t-il pas besoin de la science, puisqu'elle seule sauve aujourd'hui de cet horrible danger, et les vidangeurs, et les cureurs de puits, et les fossoyeurs, et les maçons employés à la fouille des terrains, et tous ces hommes enfin, qui par leurs travaux sont si utiles, et à qui la société doit tant ! L'indifférence absolue sur leur sort n'était-elle pas un crime politique ? On sait aujourd'hui qu'il ne faut jamais saigner un asphyxié ; que l'aspersion d'eau froide au visage et quelques cuillerées de vinaigre le rappellent à la vie. On sait aujourd'hui qu'un brasier ardent peut désinfecter un lieu empoisonné ; qu'un tuyau adapté à un fourneau épuise l'air méphitique ; qu'avec quelques pelletées de chaux vive on corrige une vanne mortelle. L'attention paternelle du gouvernement vient de répandre sur cet objet un catéchisme pour l'instruction du peuple ; le peuple saura que ces morts apparentes ne sont pas des morts réelles ; il apprendra de quelle manière l'on peut rappeler à la vie les noyés et les asphyxiés ; il se familiarisera les remèdes dont l'extrême simplicité garantit le succès.

C'est M Le Noir, lieutenant général de police, qui a fait dresser ce catéchisme instructif, mis à la portée du peuple, et qui l'a fait distribuer aux curés des villes et des campagnes, afin qu'ils répandissent la méthode propre à combattre les fréquens et terribles effets du méphitisme (mot nouveau, qui signifie vapeur empoisonnée). Les curés ne dédaigneront pas de communiquer aux villageois ces importantes lumières ; car si le premier précepte de la religion est l'accomplissement des œuvres de charité et de miséricorde, son triomphe n'est-il pas de veiller à la conservation de l'homme ? Et pourquoi des procédés faciles, qui peuvent rendre un bon père de famille à la société, ne seraient-ils pas enseignés après la lecture des vérités évangéliques ? Quoi de plus honorable pour le ministère, que d'allier le salut des corps au salut des âmes ?


 

:: HAUT DE PAGE    :: ACCUEIL

magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Vie quotidienne
CLIQUEZ ICI