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Le Pont-Neuf. Pont Royal.
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Le pont-neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain, le centre du mouvement et de la circulation ; le flux et le reflux des habitants et des étrangers frappent tellement ce passage, que pour rencontrer les personnes qu'on cherche, il suffit de s'y promener une heure chaque jour. Les mouchards se plantent là ; et quand au bout de quelques jours ils ne voient pas leur homme, ils affirment positivement qu'il est hors de Paris. Le coup d'œil est plus beau de dessus le pont royal ; mais il est plus étonnant de dessus le pont-neuf. Là, les parisiens et les étrangers admirent la statue équestre de Henri Iv, et tous s'accordent à le prendre pour le modèle de la bonté et de la popularité. Un pauvre poursuivait un homme le long des trottoirs ; c'était un jour de fête : au nom de saint Pierre, disait le mendiant, au nom de saint Joseph, au nom de la vierge Marie, au nom de son divin fils, au nom de Dieu. Arrivé devant la statue d'Henri IV, au nom d'Henri IV, dit-il. au nom d'Henri IV ? tiens, et il lui donna un louis d'or. Un de ces hommes qui vendent des médailles de plâtre, en portait deux, l'une devant, l'autre derrière ; c'était le médaillon de Henri IV et celui de Louis XIV. Combien le premier ? Six francs, dit le vendeur. Et l'autre, le vendez-vous de même ? Je ne les sépare point, monsieur ; sans le premier je ne vendrais jamais le second. On croit dans les provinces, qu'on ne saurait traverser le pont-neuf la nuit, sans courir risque d'être jeté à la rivière . On parle des attentats de Cartouche comme si ce voleur subsistait encore : c'est le passage le plus sûr qui soit à Paris. Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, se plaisait à voler des manteaux sur le pont-neuf, et la mémoire s'en est conservée. Au bas du pont-neuf sont les recruteurs, racoleurs, qu'on appelle vendeurs de chair humaine. Ils font des hommes pour les colonels, qui les revendent au roi : autrefois ils avoient des fours où ils battaient, violentaient les jeunes gens qu'ils avoient surpris de force ou par adresse, afin de leur arracher un engagement. On a supprimé enfin cet abus monstrueux ; mais on leur permet d'user de ruse et de supercherie pour enrôler la canaille. Ils se servent d'étranges moyens : ils ont des filles de corps de garde, au moyen desquelles ils séduisent les jeunes gens qui ont quelque penchant au libertinage : ensuite ils ont des cabarets, où ils enivrent ceux qui aiment le vin : puis ils promènent, les veilles du mardi gras et de la s Martin, de longues perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles, de levrauts, afin d'exciter l'appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure. Les pauvres dupes, qui sont à considérer la samaritaine et son carillon, qui n'ont jamais fait un bon repas dans toute leur vie, sont tentés d'en faire un, et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait résonner à leurs oreilles un sac d'écus, et l'on crie, qui en veut ? Qui en veut ? C'est de cette manière qu'on vient à bout de compléter une armée de héros qui seront la gloire de l'état et du monarque. Ces héros coûtent au bas du pont-neuf trente livres pièce : quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d'artisans croient affliger beaucoup leurs pères et mères en s'engageant : les parents les dégagent quelquefois, et rachètent cent écus l'homme qui n'en a coûté que dix ; cet argent tourne au profit du colonel et des officiers recruteurs. Ces recruteurs se promènent la tête haute, l'épée sur la hanche, appelant tout haut les jeunes gens qui passent, leur frappant sur l'épaule, les prenant sous le bras, les invitant à venir avec eux, d'une voix qu'ils tâchent de rendre mignarde. Le jeune homme se défend, les yeux baissés, la rougeur sur le front, et avec une espèce de crainte et de pudeur ; ce qui commande l'attention, la première fois qu'on est témoin de ce jeu singulier. Ces recruteurs ont leurs boutiques dans les environs, avec un drapeau armorié, qui flotte et qui sert d'enseigne. Là, ceux qui sont de bonne volonté viennent donner leur signature. Un de ces recruteurs avait mis sous son enseigne ce vers de Voltaire, sans en sentir la force ni la conséquence : le premier qui fut roi, fut un soldat heureux. J'ai vu ce vers bien imprimé pendant six semaines ; puis le vers a disparu, sans qu'aucun des enrôlés sous cette devise l'eût peut-être compris. Autrefois le gros Thomas, le coryphée des opérateurs, tenait ses séances sur le pont-neuf. Voici son portrait fidèlement tracé, pour la satisfaction de ceux qui ne l'ont pas vu. « il était reconnaissable de loin par sa taille gigantesque et l'ampleur de ses habits ; monté sur un char d'acier, sa tête élevée et coiffée d'un panache éclatant, figurait avec la tête royale d'Henri IV ; sa voix mâle se faisait entendre aux deux extrémités du pont, aux deux bords de la Seine. La confiance publique l'environnait, et la rage de dents semblait venir expirer à ses pieds. La foule empressée de ses admirateurs, comme un torrent qui toujours s'écoule et reste toujours égal, ne pouvait se lasser de le contempler ; des mains sans cesse élevées imploraient ses remèdes, et l'on voyait fuir le long des trottoirs, les médecins consternés et jaloux de ses succès. Enfin, pour achever le dernier trait de l'éloge de ce grand homme, il est mort sans avoir reconnu la faculté. » un anglais, dit-on, fit la gageure, il y a cinq ans, qu'il se promènerait le long du pont-neuf pendant deux heures, offrant au public des écus neufs de six livres à vingt-quatre sols pièce, et qu'il n'épuiserait pas de cette manière un sac de douze cents francs, qu'il tiendrait sous son bras. Il se promena criant à haute voix, qui veut des écus de six francs tout neufs à vingt-quatre sols ? je les donne à ce prix. Plusieurs passants touchèrent, palpèrent les écus, et continuant leur chemin, levèrent les épaules en disant : ils sont faux, ils sont faux. Les autres souriant comme supérieurs à la ruse, ne se donnaient pas la peine de s'arrêter ni de regarder. Enfin une femme du peuple en prit trois en riant, les examina longtemps, et dit aux spectateurs : allons, je risque trois pièces de vingt-quatre sols par curiosité. L'homme au sac n'en vendit pas davantage, pendant une promenade de deux heures ; il gagna amplement la gageure contre celui qui avait moins bien étudié que lui, ou moins bien connu l'esprit du peuple. Les marches du pont-neuf s'usent visiblement vers le milieu, et en peu d'années, sous les pieds des innombrables passants. Elles deviennent glissantes, et l'on est obligé de les renouveler. Des marchandes d'oranges et de citrons ont au milieu du pont, des boutiques qui forment un coup d'œil agréable : car ce fruit est aussi sain qu'il est beau. Pont royal. Mais ce qui surprend davantage encore, c'est que ce cloaque dégoûtant
est borné d'un côté par le palais bourbon ; et de l'autre,
par le beau quai des théatins. La galiote de Saint-Cloud part régulièrement
du Pont royal ; et la modicité du prix y attire les fêtes et les
dimanches une foule de parisiens. Le départ et l'arrivée de ce
bateau ne donnent pas une bien haute opinion des talents nautiques des matelots
de la Seine, par leur maladresse à partir et à aborder. D'autres
parisiens, arrivés trop tard pour profiter de la galiote, se jettent à corps
perdu dans des batelets particuliers, oubliant dans de si frêles bâtiments,
que le filet d'eau de la Seine peut les engloutir, comme les gouffres du vaste
océan. Ceux qui ont accoutumé de parcourir les mers, tremblent à la
vue de cet embarquement dangereux. |
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