|
|
|
||||||||||||
L'homme aux cent soixante millions.
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
J'étais dans un café, assis à côté d'un russe qui m'interrogeait curieusement sur Paris. Entre un assez gros homme en perruque nouée ; son habit était un peu râpé et le galon usé ; il s'assied dans un coin, et hume une bavaroise avec la lenteur de l'ennui et la langueur du désœuvrement et de l'inoccupation. Vous voyez bien, dis-je à mon voisin, cet homme-là qui bâille, et qui n'aura pas fait dans une heure ? – oui, me dit-il. – eh bien, c'est le soutien de l'état et du trésor royal. – comment ? – c'est lui qui donne au roi de France cent soixante millions et plus par an, pour entretenir ses troupes, sa marine et sa maison. Il a affermé les cinq grosses fermes ; avant-hier il en a signé le contrat avec le monarque ; les fermiers généraux sont ses agents, ses commis ; ils travaillent tous sous lui et sous son nom : ce nom qui remplit la France entière. Il arrête aux barrières les carrosses des princes, si bon lui semble ; il visite tout ce qu'il veut visiter ; il oblige les bourgeois à prendre de son sel contre leur volonté ; il empêche une villageoise, sur le bord de l'océan, de saler son pot avec l'eau de la mer ; il met son timbre sur tous les papiers de procédure ; il envoie, en son propre nom, des assignations au plus grand seigneur, comme au simple particulier ; il a un puissant crédit, car il gagne tous ses procès ; et ceux qui lui font quelque tort, sont envoyés aux galères, et quelquefois pendus : il a une juridiction toute particulière pour cela, et des juges qui le servent à ravir. Sa personne est bien précieuse, car elle répond au roi de sa créance ; s'il ne payait pas, le roi de France saisirait sa personne, pour se faire payer : mais il paie très bien ; et de plus, il est fort désintéressé. Qu'on dise que la régie ruine le royaume ! C'est un conte. Désabusez, je vous prie, les russes, quand vous serez à Pétersbourg. Cet homme perçoit cent soixante millions et plus, pour quatre mille francs par an ; il ne dépense pas un sol au-delà : c'est le modèle de l'économie la plus stricte et la plus sévère. Il est vrai qu'il a des commis un peu infidèles ; mais ces commis exercent toujours un peu de rapine : ils sont plus riches que lui, cela est encore vrai ; mais sa modération constante n'en est pas alarmée ; c'est toujours à sa requête que toute perception se fait. Avez-vous dans votre pays un homme qui vous ramasse et vous apporte cent soixante millions, pour quatre mille francs d'honoraires ? Il faut avouer que le roi de France est servi à bon marché, et qu'il a dans ce personnage un habile et fidèle serviteur. Le russe
ne savait ce que je voulais lui dire, il ouvrait de grands yeux avec étonnement
; il fallut que je lui expliquasse ce que c'était que Nicolas Salzard,
successeur de Laurent David et de Jean Alaterre. Quand il sut que c'était
un valet de chambre, jadis portier, qui avait pris possession du bail des fermes
générales, et qui en avait signé le contrat avec le souverain à la
face de l'Europe ; quoique poli, il ne put s'empêcher de rire au nez
de Nicolas Salzard. Celui-ci n'y fit pas seulement attention ; il se leva pesamment,
paya longuement, et sortit machinalement, ne sachant de quel côté tourner
son existence solidaire des revenus de l'état. |
|
|||||||||||||
:: HAUT DE PAGE :: ACCUEIL |
|