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Faiseurs de projets.
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Entrez dans un autre café ; un homme vous dit à l'oreille, d'un ton calme et posé : « Vous ne sauriez imaginer, monsieur, l'ingratitude du gouvernement à mon égard, et combien il est aveugle sur ses intérêts. Depuis trente ans j'ai négligé mes propres affaires, je me suis enfermé dans mon cabinet, méditant, rêvant, calculant ; j'ai imaginé un projet admirable, pour payer toutes les dettes de l'état ; ensuite un autre pour enrichir le roi, et lui assurer un revenu de quatre cents millions ; ensuite un autre pour abattre à jamais l'Angleterre, dont le nom seul m'indigne, et pour rendre notre commerce le premier de l'univers, ainsi qu'il appartient à la première nation de l'Europe ; ensuite un autre pour nous rendre maîtres des Indes orientales ; ensuite un autre pour tenir en échec cet empereur, qui tôt ou tard nous jouera quelque mauvais tour ; car j'ai deviné son ardente ambition, et sa secrète haine contre nous. L'évidence de ces utiles projets a frappé tous les ministres, car aucun d'eux n'a pu me faire la moindre objection ; et qui ne dit mot, approuve. Mais voyez leur peu de reconnaissance, leur ingratitude affreuse ; tandis que tout entier à ces opérations vastes, et qui demandent toute l'application du génie, j'étais distrait sur des misères domestiques : quelques créanciers vigilants m'ont tenu en prison pendant trois années ; et celui qui devait relever la gloire du nom français, n'a pu rien obtenir des ministres qu'un misérable sauf-conduit. Ils attendent ma mort pour s'emparer de toutes mes idées ; mais je proteste d'avance contre ce vol inique ; tout le bien qui se fera d'ici à cent ans sera mon ouvrage, soyez-en bien sûr. Mais, monsieur, vous voyez à quoi sert le patriotisme, à mourir inconnu, et le martyr de la patrie. » Ainsi il y a dans Paris de fort
honnêtes gens, économistes et anti-économistes, qui
ont le cœur chaud, ardent pour le bien public ; mais qui malheureusement
ont la tête fêlée, c'est-à-dire, des vues courtes,
qui ne connaissent ni le siècle où ils sont, ni les hommes
auxquels ils ont affaire ; plus insupportables que les sots, parce qu'avec
des demies et fausses lumières, ils partent d'un principe impossible,
et déraisonnent
ensuite conséquemment : l'un part de l'évidence morale, qui
doit avoir une force physique, celui-ci n'admet qu'un système immuable,
tandis que la politique est mobile par sa nature ; chacun d'eux s'étonne
que tout aille encore si mal, après les magnifiques plans qu'il
a conçus.
Le mécanicien leur dira pourquoi leurs projets ne sont que rêves
; c'est que lui, lorsqu'il veut resserrer un fleuve, élever une
digue, faire tourner une roue, il estime, et la force d'impulsion, et la
force de résistance, et la loi des frottements, qui détruit
la plus belle machine ; et que, pour vaincre une puissance physique, il
appelle constamment à son
secours une force physique. |
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