|
|
|
||||||||||||
LE MARAIS
(D'après Tableau
de Paris, par Louis-Sébastien Mercier, paru en 1782)
Ici, vous retrouvez du moins le siècle de Louis XIII, tant pour les mœurs que pour les opinions surannées. Le marais est au quartier brillant du palais royal, ce que Vienne est à Londres. Là règne, non la misère, mais l'amas complet de tous les vieux préjugés : les demi fortunes s'y réfugient. Là, se voient les vieillards grondeurs, sombres, ennemis de toutes les idées nouvelles ; et des conseillères bien impérieuses y frondent, sans savoir lire, les auteurs dont les noms parviennent jusqu'à elles : on y appelle les philosophes des gens à brûler. Si on a le malheur d'y souper, on n'y rencontre que des sots ; et l'on y cherche en vain ces hommes aimables, qui ornent leurs idées du brillant de l'esprit et du charme du sentiment : tel homme assis dans un cercle, est un fauteuil de plus, qui embarrasse un salon. On y voit des meubles antiques, qui semblent concentrer les préventions et les usages ridicules. Les jolies femmes même, qu'un astre fatal a reléguées dans ce triste quartier, n'osent recevoir d'autre monde que de vieux militaires ou de vieux robins, et le tout par décence ; mais ce qu'il y a de curieux pour l'observateur, c'est que tous ces sots réunis se déplaisent et s'ennuient réciproquement. Ils n'aperçoivent que de loin la lumière des arts ; et réduits au mercure de France pour toute nourriture, ils ne connaissent rien au-delà. Si cependant un homme d'esprit, égaré par hasard dans ces fastidieuses sociétés, s'avise de faire jaillir quelques étincelles, vous les verrez, au bout d'une heure, sortir de leur lourde apathie, et sourire niaisement au feu qui les étonne ; mais les cartes bientôt prennent le dessus, et ils n'apprendront que dans une année révolue la nouvelle du lendemain. J'ai peu vu ces maisons presque cloîtrées, où l'on se livre, faute d'autre amusement, à l'éternelle occupation de battre et rebattre les cartes pendant les plus belles heures du jour, et même dans les plus belles saisons de l'année. Je ne blâme les goûts de personne ; mais il y a dans ce canton de terribles douairières, qui se sont incorporées aux coussins d'un fauteuil, et qui ne s'en détachent plus : souvent, au milieu d'un jardin agréable qui invite à la promenade, on a beau regarder à travers les fenêtres la lumière brillante qui dore les arbres, on a beau bâiller et puis prêter l'oreille au chant des oiseaux ; on a beau contempler d'un œil d'envie la porte ; on vous fixe malgré vous sur un siège, et l'on vous oblige à filer ennuyeusement des cartes jusque bien avant dans la nuit ; vous ne pouvez pas plus jouir de la douce clarté de la lune que des rayons du soleil. On ne m'y rattrapera plus. J'aime mieux relire nos longs romans, l'Astrée, Clélie, Artamene, pendant les longues soirées de l'hiver ; je suivrai les mœurs, les vertus de l'antique chevalerie ; je verrai passer sous mes regards nos bons aïeux, faisant l'amour un peu différemment de nous. Mais ils étaient heureux à leur manière, et ils savouraient plus l'amour dans leurs soupirs longuement prolongés aux pieds de l'inhumaine, que nous dans nos rapides jouissances. Avons-nous gagné en abrégeant ? Portrait d'une dévote du marais. |
|
|||||||||||||
:: HAUT DE PAGE :: ACCUEIL |
|