Parcs, jardins et squares de Paris
Cette rubrique vous livre les secrets de l'histoire des parcs, jardins et squares de Paris : comment ils ont évolué, comment ils sont devenus le siège d'activités particulières. Pour mieux connaître le passé des parcs et jardins dont un grand nombre existe encore.
magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Parcs/Jardins
CLIQUEZ ICI

LE CÈDRE DE GIGOUX A PARIS
(D'après Chroniques et légendes des rues de Paris. Édouard Fournier, 1864)


Le cèdre du Liban au Jardin du Roy (Jardin des Plantes), « frère jumeau » duCèdre de Gigoux

C'est alors que vint le comte d'Artois. Non seulement il s'empara de tout le terrain dont on avait précédemment disposé pour le dessein de l'hôtel des monnaies et pour l'éphémère Colisée, mais il prit encore ce que la congrégation de l'Oratoire possédait de ce côté. Une rue de ce quartier pris, à cause de cette propriété des Oratoriens, le nom de rue de l'Oratoire.

Tout à l'entour de notre cèdre, survivait intact de l'ancienne Pépinière, et de plus encore, tout le terrain de la nouvelle. Du reste, il paya bien. M. de Saint-Florentin, qui lui vendit la nouvelle pépinière, reçu une belle somme et M. de Langeac, les pères de l'Oratoire et les entrepreneurs du Colisée, qui lui cédèrent le reste, n'eurent pas non plus à se plaindre. L'espace était immense. Ce terrain dépendait de l'hôtel que M. de Saint-Florentin possédait au coin de la rue des Saussaies et de celle de la Ville-l'Évêque. Il existe encore, presque intact, sous le nom d'hôtel Molé, qu'il doit au célèbre homme, d'État, qui l'habita longtemps.

Le roi le reconnut comme fief d'Artois, et le prince qui en fut ainsi déclaré seigneur feudataire ne perdit pas de temps pour y rêver les plus coûteuses fantaisies. Il eut le projet d'y faire construire un vaste square à l'anglaise, ou, pour mieux dire, toute une ville de jolis cottages uniformes, dont chacun pour mille écus de loyer au plus vous eût procuré, sans l'ennui de quitter paris, le vrai confort de la vie anglaise. Ce quartier neuf se serait appelé la Nouvelle Londres. Il ne fut pas bâti tel du moins que l'avait rêvé M. le comte d'Artois.

Un quartier plus prosaïque fut la réalité de son projet, et les noms donnés aux rues qu'on y traça sont le seul souvenir qui y reste de lui la rue de Ponthieu s'appelle ainsi à cause de l'un des comtes qui étaient dans l'apanage du privée ; la rue d'Angoulême dût son nom à l'aîné de ses fils ; tandis que le plus jeune déversait le parrain de la rue de Berry, en 1778, l'année où on le baptisait lui-même. L'un des premiers habitants de cette rue fut le futur président des Etats-Unis, Jefferson. Il y habitait en 1789, comme ministre de sa république en France, un fort joli pavillon avec magnifique jardin. Quant au nom de la rue, des Écuries d'Artois, il porte avec soi son étymologie, pour qui sait ce que nous venons de dire.

La partie des terrains, qu'on trouvait en montant vers l'Étoile et dont on n'avait pas disposé pour ces rues nouvelles, fut achetée par Beaujon, et la coquette solitude qu'il avait osé parer de l'austère nom de la Chartreuse, y étala ses mille fantaisies. C'est de ce côté-là que se trouvait le cèdre. Qu'était-il devenu, après la suppression de la Pépinière, et lorsqu'on lui eut enlevé le voisinage des arbustes et des fleurs au milieu desquels il avait grandi ?

D'abord, comme tout le reste, il fut sérieusement menacé. Mais on le trouva si beau qu'on le garda. Que voulait-on d'ailleurs créer dans ce quartier ? Des lieux de plaisirs, des lieux enchantés. C'était le rêve du comte d'Artois, c'était aussi le rêve de Beaujon, qui était venu après lui semer des millions sur ce terrain pour qu'il en sortit des merveilles, et où il ne poussa que des folies. Notre admirable cèdre ne pouvait rien déparer ; il eût orné le plus beau jardin du monde. On le laissa donc vivre pour orner celui-ci.

Mais voilà qu'on se prend un jour ici, comme partout, de la rage de bâtir. Le jardin devient un quartier. C'en est donc fait du cèdre. Un prince en eut pitié, un financier l'a épargné, un maçon va-t-il donc le faire jeter par terre ? Pas encore. On lui laisse un petit coin, tout au plus assez grand pour contenir son ombrage, mais il y est toujours en compagnie excellente.

Une jolie maison d'artiste lui fait cadre. L'hôte, un peintre célèbre, un homme d'esprit, M. Gigoux, fait les honneurs du logis et de son arbre avec une grâce charmante. On va voir le cèdre, on l'admire comme il convient ; on le déclare plus beau que son frère de la rive gauche, qui n'a plus depuis longtemps sa flèche, et ne s'étend que de côté, tandis que lui n'a rien perdu de son élévation ni de son ampleur.

Le cèdre, M. de Lamartine vous l'a dit, qui est un arbre pensant, ne laisse pas que d'être fier et heureux de tout cela. Mais rien de stable, hélas ! pour les arbres comme pour les hommes. Les plus solides sur leurs pieds ou sur leurs bases peuvent tomber. De nouvelles menaces commencent à gronder. Le terrain, où il enfonce si joyeusement et si profondément ses racines, va changer encore une fois de face. On parle d'un boulevard qui le traversera de part en part. Les alignements sont pris, et si le pauvre cèdre n'a pas le bonheur d'être, comme la tour Saint-Jacques, un peu en dehors de l'impitoyable ligne tracée, il tombera ; il est tombé.

Un moment on espéra qu'il serait conservé sur les ruines de son dernier jardin, pour servir de parure à quelque joli square placé à l'angle de la rue Balzac et du boulevard Beaujon. Le souvenir du grand romancier qui pare cette rue de son nom après l'avoir, sur la fin de sa vie, honorée de sa présence, se fût illustré de cet ombrage et s'en fût réjoui. La rue percée en 1825, où Balzac mourut le 20 mai 1850, et qui porte son nom depuis 1851, s'appelait au paravent rue Fortunée, du prénom de la célèbre madame. « Balzac, dit Théophile Gautier, habitait rue Fortunée, dans le quartier Beaujon beaucoup moins peuplé alors qu'il ne l'est aujourd'hui. Il y occupait une petite maison mystérieuse qui avait abrité les fantaisies du fastueux financier. Du dehors, on apercevait au-dessus du mur, une sorte de coupole repoussée par le plafond cintré d'un boudoir et la peinture fraîche des volets fermés. »

C'eut été charmant de voir le cèdre de Gigoux au milieu du square Balzac. Rien de tout cela n'a été pris en considération. L'alignement qui n'eut jamais le moindre penchant sentimental est passé avec son niveau, et le cèdre a été emporté, comme le reste. A Londres, on l'eût respecté, mais à Paris, où pour la moindre fantaisie de bâtisse, l'arbre le plus rare et le plus beau ne compte pas plus qu'un échalas ou qu'un pieu, on l'a sans pitié jeté par terre.

J'ai vu ainsi déraciner, il y a sept ou huit ans, dans une maison de roulage, de la rue Boucherat, au Marais, un marronnier immense qui datait certainement de l'époque où tout ce quartier était en culture, et qui devait être à peu près contemporain de son voisin le marronnier du Temple, « père de tous ceux que nous avons en France, » comme disait Sauval, Antiq. de. Paris, t. III, p. 45. Il y a deux ans, un gigantesque cotonnier, qui ombrageait le jardin de la maison de la rue de Navarin, n° 20, fut abattu par suite des mêmes exigences de bâtisse. Fechter, qui habitait la maison et avait la jouissance du jardinet de l'arbre, demanda, après la suppression de son cher cotonnier, la résiliation de son bail et des dommages et intérêts. On les lui accorda.

Le cèdre ne survit que par les regrets de ceux qui l'admiraient, et dont quelques-uns lui ont consacré quelques pages émues en façon d'épitaphe. Je choisirai, pour la citer ici, celle que j'ai trouvée sous la signature C. Desault, dans la vingt unième livraison de Paris qui s'en va.

Le quartier tout entier, dont le cèdre était la joie et la parure, a, dans cette curieuse page, son oraison funèbre, et notre petite histoire y trouvera fort à point son complément. Quand on aura lu ces quelques lignes, on saura tout ce qui reste à savoir sur ce terrain tant de fois métamorphosé depuis moins d'un siècle, où les derniers passants et les plus regrettés furent des artistes, à commencer par Houdon, qui, en 1788, avait son atelier dans la rue du Faubourg-du-Roule. C'était là, du reste, que se trouvait la grande fonderie d'où sortit la statue équestre de Louis XV, par Bouchardon ; avec les figures du piédestal terminées par Pigalle. Et à finir par les deux, Giraud et Théodore Gudin, les seuls, je crois, qui y logent encore. L'hôtel de Gudin n'est autre que l'ancien pavillon de la Chartreuse, bâti par Beaujon et où il mourut. C'est un hôtel-boudoir.

Béranger habita aussi ce quartier. Au mois de juillet 1851, la pension bourgeoise, qui lui servait de famille, ayant émigré de la rue d'Enfer n° 113, à la rue de Chateaubriand n° 5, il l'y suivit. V. sa Corresp., t. IV, p. 84, 107. « Il y passa, dit M. P. Boucau, Vie de Béranger, p. 222 , ses trois dernières années de bonheur et de santé..., il fit à Beaujon ses derniers vers, la noble pièce de l'Adieu, qui clôt si majestueusement le volume posthume. »

« Arrêtons-nous, une dernière fois peut-être, dit l'écrivain de Paris qui s'en va, au pied du jardin en terrasse où Gigoux a construit son atelier. Qui sait si le maître est encore là pour nous recevoir ? Oui, certes, il y est, car voilà le chien Loulou, le fidèle Loulou, assis gravement comme un sphinx et couronnant la grille d'entrée.

Du haut de son observatoire, Loulou domine tout le quartier Beaujon. Il aperçoit le désordre, précurseur d'un ordre nouveau : les alignements bizarres, les déblais, les démolitions et les terrassements qui, de toutes parts, menacent et enserrent de plus près l'atelier.

La grille s'ouvre et nous voilà sous la tonnelle, ombragée de vignes, qui forme l'escalier pittoresque de l'habitation. Rien n'est changé encore. A gauche, à l'entrée, dans la grotte obscure, voici l'antique petit enfant, qu'on ne petit rêver plus gracieux, mais qu'on pourrait souhaiter mieux élevé ; puis, à la sortie, voici deux statues de la cathédrale de Strasbourg : la vierge sage et la vierge folle. Quelle est la sage ? Quelle est la folle ?... Sans nous annoncer à l'artiste, et en attendant qu'il sorte spontanément du sanctuaire, nous nous reposerons sous le cèdre majestueux.

Combien de jolies villas d'habitation s'élèvent sur l'emplacement des jardins Beaujon ! Ce quartier plaisait aux étrangers, aux artistes et aux dilettantes. M. d'Orsay l'habita quelque temps, M. de Nieuwerkerke y venait travailler Lola. Montés y vécut légitimement mariée ; le duc de Brunswick y a enfoui ses trésors, mais son étrange et mystérieuse habitation touche à ses derniers moments. Déjà ont disparu, remplacés par la chaussée du boulevard : les ateliers de Dantan, son belvédère aux quatre vents, sa Pallas Athénée, enveloppée de vignes vierges, son jardinet dessiné, planté de ses mains et tout parsemé de sculptures et de surprises, comme les jardins de Pompéi ; le petit hôtel de madame la comtesse d'Agoult, construction de brique, originale et gaie, où le peintre Jacquand avait révélé un rare talent d'architecte ; et bien d'autres agréables retraites.

La petite ville de Beaujon, aujourd'hui presque complètement détruite, ne comptait pas vingt ans. Ainsi, en moins d'un siècle, la propriété du financier a passé par trois phases, dont la première, l'époque des labyrinthes, des eaux, des pelouses et des grands arbres, ne fut pas la moins belle assurément. Qu'en pense le cèdre, et quelle dut être son émotion, lorsque les premiers jalons posés et les premiers coups de pioche lui annoncèrent le morcellement du parc, dont il était un des splendides ornements ?

Cependant voici qu'une parcelle du domaine du financier est devenue le jardin de l'artiste. Le cèdre, cette fois, s'est trouvé en bonne compagnie. Il a vécu d'une vie digne de lui. Sous son ombrage hospitalier florissaient la paix et le travail, l'inspiration et les belles pensées, et l'on voyait à ses pieds les ennemis naturels réconciliés se livrer à des jeux familiers et à de familières causeries : le chien avec le chat, l'enfant avec l'oiseau, le musicien aveu le musicien, le peintre avec le peintre, l'homme de lettres avec l'homme de lettres.

Où les promeneurs habituels du petit jardin suspendu, Troyon, Barge, Chenavard, François, Baron, Mouilleron, tous les amis et les élèves de Gigoux, retrouveront-ils les gais propos aux heures de loisir ? Nous ne verrons plus croître le blé d'Égypte, recueilli auprès d'une momie, et cultivé avec tant de soin par le propriétaire de ces aimables lieux. Nous ne cueillerons plus la rose et la pervenche ou la grappe vermeille. Nous n'irons plus sous le vestibule toucher du doigt les naseaux frémissants des coursiers de Phidias, dont la seule vue émeut jusqu'aux larmes Ch. Blanc, le critique athénien.

Et puissions-nous retrouver ailleurs ce rare exemplaire de la Vénus de Milo, moulé sur l'original, pour le baron Gérard, et qui va, lui aussi, voyager au péril de ses jours ; nous ne viendrons plus, le dimanche, feuilleter la collection inépuisable de gravures et de dessins recueillis depuis des années par Gigoux ! Nous n'aurons plus de beaux concerts improvisés dans ces vastes ateliers, que regrettera longtemps le maître, et que regretteront encore plus les élèves qui ont reçu de lui conseils et appui ! »


PAGES 1/2 | 2/2 

:: HAUT DE PAGE    :: ACCUEIL

magazine d'histoire, chroniques anciennes, le Paris d'antan, périodiques du passé
de la rubrique
Parcs/Jardins
CLIQUEZ ICI