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LE CÈDRE DE GIGOUX A PARIS
(D'après Chroniques
et légendes des rues de Paris. Édouard Fournier, 1864)
Pendant que nos soldats partaient, il y a trois ans, pour le Liban, avec une mission héroïque, à laquelle ne devaient faillir ni leur dévouement ni leur courage, un enfant perdu de ces belles contrées, un exilé de la célèbre montagne, qui depuis cent vingt-six ans s'était fait une patrie d'un petit coin de la terre parisienne, un admirable cèdre, était menacé de périr. Je dois vous dire d'abord, pour que vous ne soyez pas trop effrayé, que ce cèdre n'était pas celui du Jardin des Plantes, mais son frère jumeau. Où se trouvait-il ? dans un charmant jardin d'artiste du quartier Beaujon. Mais pourquoi s'y trouvait-il plutôt qu'ailleurs, tandis que c'est le Jardin des Plantes qui, si loin de là, possède encore l'autre ? Tout cela va deman-der quelques explications qui ne sont pas, je crois, sans intérêt. Je commencerai, s'il vous plaît, par quelques mots sur la grande famille des cèdres, dont celui-ci est un lointain rejeton, et qui couvrent de leurs derniers ombrages la quatrième et la plus élevée des zones du Liban. Il y a trois cents ans, ces contemporains des époques bibliques étaient encore au nombre de vingt-huit mais depuis lors la neige, qui s'éternise de plus en plus à leur base, les a décimés d'année en année. Il y a cent ans, Schultz n'en comptait plus que vingt, et M. de Lamartine, qui les visita au mois d'avril 1833, n'en trouva plus que sept. Ces arbres, a-t-il dit, dans son Voyage en Orient, sont les monuments naturels les plus célèbres de l'univers. La religion, la poésie, et l'histoire les ont également consacrés. L'Écriture sainte les célèbre en plusieurs endroits. Les Arabes de toutes les sectes ont une vénération traditionnelle pour ces arbres. Ils leur attribuent non seulement une force végétative qui les fait vivre éternellement, mais encore une âme qui leur fait donner des signes de sagesse, de prévision, semblables à ceux de l'instinct chez les animaux, de l'intelligence chez les hommes. Ils connaissent d'avance les saisons, ils remuent leurs vastes rameaux comme des membres, ils étendent ou resserrent leurs coudes, ils élèvent vers le ciel ou inclinent vers la terre leurs branches, selon que la neige se prépare à tomber ou à fondre. Ce sont des êtres divins sous la forme d'arbres. Ils croissent dans ce seul site des croupes du Liban ; ils prennent racine bien au dessus de la région où toute grande végétation expire. Tout cela frappe d'étonnement les peuples d'Orient. Chaque année, au mois de juin, les populations de Beschierai, d'Eden, de Kanobin et de tous les villages des vallées voisines, montent aux cèdres et font célébrer une messe à leurs pieds. Que de prières n'ont pas résonné sous ces rameaux ! et quel plus beau temple, quel autel plus voisin du ciel ! quel dais plus majestueux et plus saint que le dernier plateau du Liban, le tronc des cèdres et le dôme de ces rameaux sacrés, qui ont ombragé et ombragent encore tant de générations humaines prononçant le nom de Dieu différemment, mais le reconnaissant partout dans ses œuvres, et l'adorant dans ses manifestations naturelles ! Il se passa bien des siècles avant que l'Europe connût l'arbre syrien. Du temps des croisades, on essaya de l'acclimater chez nous, mais inutilement. Les cinq troncs de cèdres rapportés du Liban par saint Louis, et conservés « bruts et inutiles, dit Sauval, et vêtus de leur écorce » dans le trésor de la Sainte-Chapelle, furent tout ce qui resta de cette importation. L'arbre mort restait pour faire penser à l'arbre qui n'avait pu vivre. Dans la première moitié du règne de Louis XV, en 1734, la France ne possédait pas encore un seul cèdre. L'Angleterre, plus heureuse en voyait plusieurs croître dans ses jardins, et s'en montrait on ne peut plus fière. Bernard de Jussieu, qui était alors démonstrateur des plantes au Jardin du Roi (Jardin des Plantes), jura que nos pépinières n'auraient pas longtemps à envier sur ce point les pépinières anglaises ; et il tint parole. C'est à l'Angleterre même qu'il alla dérober l'arbre tant convoité par nous et soigneusement gardé par elle. Il en obtint deux pauvres pieds bien chétifs, qu'on ne lui donna peut être que parce qu'on pensait qu'ils ne pourraient pas vivre. C'est, dit-on, le médecin anglais Collinson, qui lui en fit présent. Vous savez le reste de l'histoire, à laquelle se mêla, comme il arrive toujours pour les histoires devenues populaires, un peu de légende et d'invraisemblance. Ne sachant où loger sa conquête, c'est-à-dire où la cacher, car il l'emportait un peu comme un voleur, Bernard de Jussieu se servit de son chapeau pour y mettre en bonne terre les deux brins de verdure qui devaient être plus tard deux arbres géants. J'ai longtemps douté de ce détail. Le chapeau devenu pot de fleur, le tricorne porte-cèdre, me semblait un peu légendaire, mais Condorcet, m'ayant confirme le fait dans un Éloge de Jussieu où tout est vérité, je n'ai plus hésité à croire. La légende ne parle que d'un cèdre, mais Condorcet dit expressément que Bernard en a rapporté deux : l'un qui a si bien grandi près du labyrinthe du Jardin des Plantes ; l'autre dont nous vous parlerons tout à l'heure. La tradition ajoute sur leur voyage d'émigration bien des détails que n'a pas oubliés M. Gozlan dans l'article, d'un esprit charmant mais d'une vérité douteuse, qu'il écrivit, en 1834 sur Le cèdre du Jardin des Plantes, pour célébrer son centenaire. Le voyage fut long, dit-il, tempétueux ; l'eau douce manqua ; l'eau douce, ce lait d'une mère pour le voyageur. A chacun on mesura l'eau ; deux verres pour le capitaine, un verre pour les braves matelots, un demi-verre pour les passagers. Le savant à qui appartenait le cèdre était passager : il n'eut q'un demi-verre. Le cèdre ne fut pas même compté pour un passager, il n'eût rien ; mais le cèdre était l'enfant du savant, il le mit près de sa cabines, et le réchauffa de son haleine ; il lui donna la moitié de sa moitié d'eau et le ranima. Tout le long du voyage, le savant but si peu d'eau, et le cèdre en but tant qu'ils furent descendus au port, l'un mourant, l'autre superbe, haut de six pouces. Tout cela, certes, est on ne peut plus touchant ; tout cela même pourrait être vrai, s'il s'était agi d'un très long voyage, du Liban à Marseille, par exemple ; mais pour une simple traversée de Douvres à Calais, tout cela n'est guère vraisemblable. Aussi n'est-ce pas vrai, pour l'aventure dont il s'agit, du moins. Ce n'est pas Bernard de Jussieu qui faillit mourir de soif par dévouement pour son arbuste altéré, c'est le capitaine De Clieu ; l'arbuste, ainsi ranimé et mis en état de vivre, n'était pas un cèdre, mais un plant de caféier ; et le voyage que l'homme et son cher arbuste avaient à faire, n'était pas une simple traversée de Douvres à Calais, mais un voyage de plus long cours. De Clieu allait du Havre à la Martinique, où le plant de café qu'il avait ainsi pu sauver devint la souche de tous ceux qui, depuis 1716, ont si miraculeusement pullulé sur les parties montueuses de cette belle colonie, dont ils sont la richesse. Rendons à De Clieu ce qui est à De Clieu, au caféier ce qui appartient au caféier, et revenons à Bernard de Jussieu et à ses cèdres en espérance. Quand il fut de retour au Jardin du Roi (Jardin des Plantes), Bernard y chercha bien vite un coin de la meilleure terre pour y faire sa plantation. C'est près de la butte, dont on a fait le labyrinthe, qu'il trouva ce coin béni. Le sol en était excellent. Bernard savait que, pendant des siècles, le Montfaucon du Paris de la rive gauche s'était trouvé là, et que le monticule ou copeau (vieux mot signifiant butte ou monticule, d'où vient le nom de la rue Copeau), du labyrinthe avait même été formé par ces amas d'immondices, qui sont pour la terre un si merveilleux engrais. Celui de ses deux cèdres qu'il y planta devait certainement pousser la on ne peut mieux. En effet, Bernard de Jussieu eut bonheur de le voir croître comme par magie. Lorsque Bernard mourut, quarante-trois ans après, en 1777, « il pouvait admirer, dit Condorcet, la cime de son arbre chéri qui dominait les plus grands arbres. » Il serait beaucoup plus élevé encore si la flèche n'eut été cassée par accident. Or, ces sortes d'arbres poussent par le sommet des branches, et quand ce sommet est coupé, ils ne croissent plus. Bien loin de là, sur un point tout opposé de la grande ville, entre l'église, alors très humble chapelle, de Saint-Philippe-du-Roule et l'avenue des Champs-Elysées, existait alors la Pépinière du Roi, « où l'on élevoit, dit un livre du temps, des fleurs, des arbustes, des arbres, pour en fournir aux Tuileries, à Versailles et autres maisons royales . » Les cèdres qui ornent aujourd'hui nos parcs viennent de celui-ci sans doute ou de son jumeau du Jardin des Plantes. Nous connaissons une lettre de Marie-Antoinette relative à la plantation de l'un de ces précieux rejetons, qui devait être faite par Joseph de Jussieu, frère de Bernard. Elle y donne ordre de réunir les jardiniers pour désigner la place des arbres choisis par M. de Jussieu. « Une collation d'encas sera prête pour M. de Jussieu qui érigera devant elle le cèdre du Liban. » C'est là que Bernard de Jussieu vint planter le second de ses cèdres. Il poussa aussi bien que l'autre, car le terrain n'était pas là moins excellent qu'au Jardin du Roi (Jardin des Plantes). Malheureusement, peu de temps après, la Pépinière dut changer de place. On la transplanta, c'est bien le mot ici, de l'autre côté du faubourg du Roule, au delà du grand égout, sur un espace, longé bientôt par une rue nouvelle, qui s'appelle, pour cette raison, rue de la Pépinière. L'ancienne qu'on supprimait ainsi, avait été déjà singulièrement amoindrie, à l'époque où Bernard de Jussieu était venu lui confier le second de ses deux cèdres. En 1719, une partie des terrains avait été envahie par les officiers de la Monnaie de Paris, qui se prétendaient de très anciens droits sur tout le quartier du Roule. Le clos de la Pépinière, selon l'abbé Lebeuf, était attaché à la Monnaie de Paris. C'est à cause de cette propriété, dépendante du Roule, dont ils se disaient seigneurs, que messieurs de la monnaie ayant en 1691, à percer une rue entre celle où se trouvait leur hôtel et la rue Saint-Honoré, lui donnèrent le nom de rue du Roule. Les officiers de la Monnaie de Paris, destinaient l'espace repris par eux, à la construction d'un nouvel hôtel des Monnaies. On fit les fondations, mais on n'alla pas plus loin, et pour cause. On était alors à l'époque, du système. Or, pourquoi un hôtel de monnayage, quand M. Law, contrôleur générai des finances remplaçait la monnaie par du papier ? En 1770, un autre projet qui fit poussé plus loin, sans être pour cela plus heureux, vint enlever à la Pépinière un nouveau morceau de terrain. On l'acheta pour y construire, d'après les plans de Le Camus de Choiseul l'immense établissement de boue et de crachat, dont, moins de dix ans après, il ne restait plus que le nom, qui fut pris comme écriteau, par la rue du Colisée, tracée sur son emplacement. |
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